Graal - Philippe Sollers

Editions Gallimard, 2022

lundi 4 avril 2022 par Alice Granger

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Le temps s’est transformé. L’éternité est retrouvée, le monde n’a pas disparu mais il a été retourné, et reprend son cours céleste. Tout est détruit mais rien ne l’est. C’est le corps de chair et de sang du seul homme qui est mort et qui est ressuscité qui a transformé le temps. Lors du dernier banquet, le Christ propose à ses disciples de boire son sang sous forme de vin et de manger son corps sous forme de pain, et ce Graal, objet de tant de recherches et de spéculations, est la coupe qui à ce repas contenait ce vin. On devine que l’homme qui va mourir et ressusciter a une telle densité d’être qu’il suscite le désir d’incorporation et de le boire, pour être lui. Une femme annonce à Pierre et Jean que le tombeau est vide.
Philippe Sollers en sait beaucoup plus à propos de ce Graal. Il évoque un continent disparu depuis très longtemps, l’Atlantide, mais toujours actif dans l’ombre. Les Atlantes, comme lui-même, ont une anomalie génétique, et sont très bizarres. Au bord de l’Atlantique, Sollers boit justement un verre de vin à la gloire de cette Atlantide, située dans l’Extrême Occident, dans les Hespérides, près de l’île des Bienheureux. Il témoigne qu’un descendant des Atlantes recherchera toujours ce Graal perdu, tel un Migrant, jusqu’à s’apercevoir qu’il l’a en lui, et ceci se manifestera par la non séparation entre intérieur et extérieur, qu’il est partout chez lui. Comme le poète l’est lorsque, largueur d’amarres, il arrive dans son royaume de choses sensibles paradisiaques, et que son corps glorieux s’incarne, ressuscite, par chacun de ses sens, le sexuel étant l’un d’eux ? Bien sûr, dans ce royaume, le poète est l’unique roi, c’est lui qui nomme poétiquement les choses qui le touchent, son corps étant son instrument sensible aux cordes vibrantes. Et l’amour « consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il faut, quand il faut. Pour un Atlante conscient, une telle rencontre est exceptionnelle et comporte une chance sur des millions. »
C’est lorsque Sollers parle d’une femme atlante qu’on réalise à quel point il s’agit d’une sexualité très différente ! Homme et femme atlantes se reconnaissent, dans la rencontre, comme étant chacun dans sa solitude habitée par cette sexualité qui, à l’adolescence, se fait plus envahissante, mais pour eux, on dirait qu’elle s’intègre aux autres sens, n’est en rien une chose qui prend la tête, et exige immédiatement ce gruyère dont parle Antonin Artaud, et qui est sous les jupes que la mère soulève ! La femme atlante « a pour seul plaisir de faire plaisir un mâle en le caressant et en l’embrassant, elle jouit tout de suite après, avec un grand soupir de satisfaction ». Acte de reconnaissance qu’il est comme elle, et elle l’initie alors aux plaisirs que cela donne à son propre corps. Rien à voir avec la petite histoire de la graine que papa met dans le ventre de maman, et que le garçon quand il sera grand mettra dans une femme qui sera comme maman. La femme atlante initie l’adolescent atlante aux plaisirs raffinés que procure à son corps - doté de sens qui le font être un poète - le surgissement sexuel ! Et on imagine qu’à Lesbos cette initiation se fait aussi pour les filles ! Et dans ce royaume exclusivement féminin, un homme comme Baudelaire fut peut-être choisi par des femmes ! Mais n’y a-t-il pas quelque chose de très féminin, en effet, dans cette sorte de saut logique qui est raconté par cette Atlantide mythique ? C’est-à-dire que la femme qui est une Atlante (ou descendante d’Atlante), si elle initie un garçon adolescent, c’est parce qu’elle-même n’a pas voulu renoncer non seulement à la vie poétique sensorielle, mais à intégrer à cette vie la sexualité, comme un sens de plus, qui glorifie les autres. Des femmes qui sont des réfugiés atlantes. Elles ne se rencontrent que par hasard, ou par la chance. Et pour Sollers, à l’adolescence, ces réfugiés atlantes qui avaient décidé de l’aider furent ses sœurs ou ses tantes !
Lorsqu’il dit que l’Atlantide était une fédération de royaumes, « chacun chez soi et le ciel pour tous », on dirait qu’il s’agit du royaume de l’enfance, avec le roi et la reine qui sont à égalité (en liberté), il y a une paix perpétuelle océanique, parce que royaume poétique, vécu de l’intérieur.
Et pourquoi l’Atlantide fut-elle engloutie ? Parce que la sédentarisation de la sexualité est devenue hégémonique ? Ou parce qu’autre chose poursuivait l’écriture, l’événement ?
Mais Philippe Sollers, ce qui l’intéresse, c’est le Vivant, dont parle par exemple l’Evangile de Thomas. « Lorsque tu feras de deux un / et que tu feras l’intérieur comme l’extérieur, / l’extérieur comme l’intérieur… / lorsque tu feras du masculin et du féminin un unique, / lorsque tu auras des yeux dans tes yeux ». C’est du féminin, de la femme atlante, qui ne veux pas elle-même renoncer, qui a cette chance que dans ce royaume le roi l’ait laissée, elle la reine, libre, que s’ouvre pour l’adolescent atlante, par une initiation qui semble incestueuse, une révélation à lui-même de ce qu’un sens nouveau, sexuel, peut apporter de plaisir jusque-là inconnu, qui n’est pas la fin de la vie poétique de l’avant-monde de l’enfance âge d’or, mais son couronnement. Et si le féminin et le masculin devienne un unique, c’est qu’il n’y a pas de différence, il s’agit pour les deux d’une expérience charnelle qui n’a pas de pourquoi, qui est la rencontre de deux solitudes, par une chance inouïe. Sollers en parle de manière extrêmement subversive, puisque cette expérience initiatrice est venue par la forme de l’inceste, puis des femmes d’expérience ! D’où l’accès à cette « Parole Suprême », qui « n’a rien à voir avec le langage conventionnel. Elle est émerveillement indifférencié », qui est « Je absolu », le vainqueur de la mort. Le cri d’amour sonore est un écho de cette Parole suprême. « Heureux le garçon de 15 ans qui a été initié sexuellement par une femme atlante, dont le corps a été élu à ce sujet par la Parole Suprême ». Les garçons ainsi initiés « sont donc armés pour la vie contre toutes les impostures », parce qu’ils ont, « très tôt, vu et vécu, dans la vibration » ! Borges dirait qu’ils ont vu l’Aleph, et qu’ainsi ils pouvaient éviter qu’en hommes taciturnes ils se fassent piéger dans les ruines circulaires, et connaissent l’abominable, que sont la paternité et les miroirs ! Avec chaque nouvelle femme atlante, ou descendante d’Atlantes, et migrante réfugiée, cela se répète de façon nouvelle, « et la vie devient un roman à rebondissements permanents ». Il s’agit d’un érotisme très spécial, qui, dit-il, marque à vie les jeunes mâles ! « Une telle éducation précoce fait du jeune Atlante doué un virtuose de la jouissance continue et inclusive. Il devient l’instrument de lui-même, hypersensible aux voix, aux coups d’œil, à la peau du monde » !
Et, écrit-il, ce qui le distingue de ses contemporains, c’est qu’il vit pleinement sa mort (et non pas la mort, mais SA mort), alors qu’eux, ils essaient de vivre leur vie, ils ne font que survivre, et l’on voit avec le regard d’Arthur Rimbaud dans « Mes petites amoureuses » leurs ventres de curés qui se démènent sous les draps avec leur « bleu laideron », leur « rose laideron », leur « vert laideron ». Et ceci est une révolution radicale, dont la révélation a été tardive. Cela concerne la résurrection, et le corps glorieux. C’est-à-dire que cette initiation érotique précoce, à l’adolescence, par des femmes atlantes ( c’est-à-dire qui disent en même temps que leur « passage à l’acte » incestueux qu’elles-mêmes ont un corps glorieux, un corps sensoriel libre, qu’elles vivent de l’intérieur qui est la même chose, poétiquement, que l’extérieur, que dans cet ensemble de royaumes qu’est l’Atlantide le roi laisse la reine libre et qu’ils sont donc à égalité de liberté, ces femmes atlantes révèlent cela à l’adolescent), a pour conséquence que cet adolescent est en effet mort à la vie installée dans une sédentarisation de la sexualité, il choisit une autre voie, celle de la vibration, celle du corps radieux, celle où ce corps est son propre instrument, où chaque jour il ressuscite, se déplace « instantanément avec la rapidité de la pensée », traversant sans résistance tous les obstacles. Avec leur corps radieux, les femmes atlantes sont des reines que les rois laissent libres, dans ces royaumes qui sont autant d’îles des Bienheureux ! Et Philippe Sollers évoque son adorable tante d’autrefois, qui l’invitait chez elle pour ce qu’elle appellait son « dessert » ! Une de ces femmes atlantes qui ont un « curieux sourire jeté sur de jeunes garçons de son entourage », pas choisi par hasard, pour être initié à la « vibration », à la musique où le corps est l’instrument.
Sollers se pose la question, Jésus était-il un Atlante ? Si oui, ce serait un prodigieux cas d’inceste réussi, dit-il, sa relation plus qu’étrange avec sa mère, dont il est devenu le père, en la transformant en sa fille. Mais ça, est-ce que ça ne fait pas entendre que l’histoire continue à s’écrire, à partir de cette liberté que, dans chacun des royaumes de l’Atlantide (qui comme par hasard disparaît, sans que l’on sache comment, mais peut-être justement parce que l’histoire a une suite inattendue comme si un Inconnu mathématicien avait trouvé les conditions parfaites pour un coup de dés inédit), le roi et la reine se donnent réciproquement en se voyant à égalité de liberté de corps et d’esprit, ce qui est une révolution inouïe au cœur même de la famille dite œdipienne ? Puisqu’apparaît cette vierge mère, qui recommence en n’ayant pas de père visible mais juste le silence vibrant qui fait passer le mur du son (et ça permet à son fils, qu’elle conçoit par l’esprit, d’être son père, et cet esprit, est-ce celui de la vie poétique, incarnée, sensorielle, dans l’intelligence des choses sensibles c’est-à-dire ayant intellect d’amour en plaçant comme sacré cette incarnation du corps par l’éveil et l’épanouissement de ses sens, auxquels s’intègre le sens sexuel !), en ne naissant pas dans ce royaume avec un roi et une reine. Peut-être est-elle jetée à sa naissance non pas dans un des royaumes de l’Atlantide mais sur l’île d’Hyperborée, au-delà du froid Borée, dans l’extrême nord, cette île où il fait toujours beau, où c’est l’âge d’or, où il fait merveilleusement bon vivre, où les fleurs, les fruits, les choses sensibles sont infinis, bref l’île poétique originaire, où Apollon, dont la mère était une Hyperboréenne, venait passer l’hiver avant d’aller à Delphes dire aux humains venant à l’omphalos de la Pythie s’ils avaient un futur sur cette planète menacée par le mur des ténèbres ! On parle de l’île d’Hyperborée avant les Présocratiques !
Sollers souligne le blasphème que ce fut, aux yeux des Juifs, le fait que Jésus recommande l’abstention sexuelle, alors que la pénétration procréatrice était à l’époque sacrée pour les Hébreux, « prioritairement natalistes » ! Alors que l’initiation par les femmes atlantes vise à l’éveil et l’épanouissement sexuel des corps de l’intérieur d’eux-mêmes, se découvrant un corps devenant instrument de musique, aux infinies cordes vibrantes ! C’est un saut logique, une révolution incroyable ! « Cette énormité, coup de feu dans la cathédrale synagogale, s’entend encore aujourd’hui, et a poussé l’humanité à s’interroger sans cesse sur le sexe, la naissance et la mort » ! Le Christ a préparé sa dynamite d’amour ! Il est « venu de l’Atlantide pour se sacrifier chez les Terriens aveugles. Splendide histoire, toujours en cours, et que même le ‘christianisme’ n’a pas réussi à noyer ».
Les deux principaux événements de la vieille histoire terrienne pour Sollers sont le Christianisme et la Révolution française, et il souligne que l’homme moderne est sur le point de se faire l’esclave de la dévastation, avec « la présence vide et proliférante du Rien Technique » !
Donc, l’Atlantide était une fédération de Royaumes indépendants (telles des familles se réinventant juste par le fait que le roi et la reine se reconnaissent mutuellement la liberté du corps et de l’esprit), où tout est fait pour protéger l’intimité des citoyens (donc comme des familles fermées sur elles-mêmes, indépendantes matériellement, pays des secrets jalousement gardés, qui deviennent les secrets des corps s’éveillant à la vibration, à la science des sensations, où le sens sexuel par la grâce de la femme atlante initiatrice s’intègre aux autres sens déjà subtilement éveillés par l’âge d’or sensoriel qu’est ce royaume où rien ne manque), rien à voir avec notre post-modernité si indiscrète, au contraire les femmes par exemple son très silencieuses, et le garçon atlante attend d’être par elles choisi ! Sollers souligne à quel point les « garçons d’aujourd’hui ne sont plus initiés et doivent rester ignorants des femmes le plus longtemps possible, basculer gays ou rester conventionnellement hétéros, en faisant tout de suite des enfants à leurs partenaires ignorantes, qui n’ont pas encore découvert les merveilles de la procréation assistée, qui risque malgré tout d’être très perturbée par la pénurie mondiale de sperme » ! Mais en Atlantide, on se croirait en Chine ou à Venise ! Sur son territoire immense, les fêtes sont permanentes, riches et variés, afin de célébrer les apparences, car voir et être vus sont des opérations sacrées, les habitants ayant à leur disposition immédiate le temps et l’espace, par la seule vitesse de la pensée. Fêtes qui peuvent être orgiaque, pour assurer la reproduction de l’espèce !
Aujourd’hui, l’Atlante est un Migrant qui fait tout pour ne pas être reconnu comme tel, brouillant les cartes. Mais il ne s’ennuie jamais, a une mémoire énorme, qui est son trésor personnel.
Il y a quelque chose de spécial entre Jésus et Jean, autour du choc de la Résurrection (qui est cette question du corps glorieux, sa différence radicale d’être, de vivre SA mort, d’être si différent de ses contemporains qui survivent et ne voient pas arriver le mur des ténèbres sur la planète terre). Jean se dit lui-même qu’il est le disciple que Jésus aime ! Est-ce parce que Jésus, bizarrement, désire que Jean soit absolument sensible à sa différence d’être, à sa vibration charnelle, et que cela aille jusqu’à un désir fou d’incorporation, de repas eucharistique, afin d’être lui ? Et, pour que ce désir aille jusqu’au passage à l’acte eucharistique, jusqu’à l’incorporation symbolique, jusqu’à l’objet de convoitise la plus violente, ne faut-il pas que Jean se sente resté, abandonné, dans la pauvre vie de survie de ces contemporains qui n’ont pas été initiés par des femmes atlantes ? D’où la phrase énigmatique de Jésus : « je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne » ! Tandis qu’il dit à Pierre, « que t’importe », puisque lui, il s’intéresse à la pierre. Jésus lui pose trois fois la question, à ce Pierre : « M’aimes-tu ? » ? Alors que Jean sait déjà que vivre avec ce Dieu-là qui parle par l’Ecriture, qui témoigne, avec ce corps glorieux qui ressuscite sans cesse, c’est un émerveillement continu ! Etrangement, ce ressuscité, ce Vivant, ne perd pas de vue ce Jean, qui est à la fois mort et vivant, qui garde le Graal, qu’il pousse au désir de plus en plus grand du repas eucharistique, repas de remerciement (ευχαριστώ, en grec, je remercie, action de grâce, qu’on entend dans « eucharistie », « evraristo »), et qui commence ce repas d’incorporation très spécial en disant ce Verbe qui se fait chair, les mots prononcés par Jésus, ceux qui promettent cette Résurrection d’entre les morts, ce Paradis, cette envolée vers le Paradis comme dans le tableau du Tintoret. Ce qui est en ce Verbe est la vie, la vibration, la science des sensations dirait Pessoa ! Bien sûr, que le verbe se fasse chair reste incompréhensible pour la plupart des humains, qui se contente de survivre. Qui ne se sont pas approprié leur propre corps, devenant un époustouflant instrument vibratoire.
Donc, le Graal est à la fois un Graal de vie et un Graal de mort. Et, dans le roman de Sollers, « l’effondrement général de la somptueuse civilisation atlante » vient se mettre en phase avec l’effondrement de notre monde, entre pandémie mondiale, confinement généralisé, masque, et le risque d’anéantissement par d’énormes explosions nucléaires ! Comme s’il fallait ce Graal de mort pour que le Graal de vie devienne quelque chose de sacré forçant au sursaut, à la résurrection, les humains, en sentant ce qui est sacré en eux, la vie poétique, incarnée, le verbe se faisant chair en le disant, et les corps alors soulevés comme dans le tableau du « Paradis » ! Pendant ce temps du Graal négatif, bien sûr le vrai clandestin est le Migrant atlante ! Et il est à l’écoute de « ce terreau dévoré par l’argent et le cinéma » ! Il veut transmettre un « antidote sacré contre la mort » ! Hélas, le « civilisé occidental ne croit plus à rien » !
Mais, de manière invisible, les garçons et les filles atlantes sont élevés dans la stricte égalité, chacun dans sa solitude. Une égalité qui entraîne l’attention, le respect, l’ironie, la réserve, l’audace. « L’entraînement précoce à la solitude permet cette régulation apaisée », et est une « auto-éducation permanente » ! Une situation qui ne favorise pas l’obéissance sociale, mais ni non plus les révolutions sanglantes. Sollers rappelle une formule chinoise du VIIIe siècle avant notre ère : « Vaincre sans ensanglanter la lame » !
Un Atlante sent qu’il a un destin, une force ou une divinité obscure s’étant mêlée de son existence, « jusqu’à lui apporter son secours inespéré quand tout semble perdu » ! Il ne doute jamais de son destin ! Il a vu, comme Borges, l’Aleph ! Il est depuis cet événement fondateur très concentré sur son Graal intérieur, dont la vibration l’accompagne ! Et « Jean a bien vu ce qu’il a vu, le tombeau est vide » !
Alice Granger


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