Eaux dérobées de Daniel Cohen

Ouvrage paru aux Editions Orizons dans la collection Littératures

samedi 6 août 2011 par Françoise Urban-Menninger

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Daniel Cohen nous livre avec "Eaux dérobées", qui vient de paraître, une oeuvre monumentale et inclassable qui contient telle une bibliothèque tous les genres littéraires du roman à l’essai en passant par le journal, la biographie ou les mémoires. L’auteur nous entraîne dans une épopée qui couvre plus de 1500 pages. Le titre mystérieux et poétique "Eaux dérobées" a pour source le livre des Proverbes et réunit plusieurs oeuvres dont certaines ont été réécrites et qui s’éclairent entre elles.

Ainsi "Psoas", qui est la réécriture de "Cancériade", "D’humaines conciliations", "Un Saharien en son dire allemand", qui est la réécriture de "Lettre à une amie allemande", "Où tes traces..." participent à une quête intérieure, celle de l’auteur mais qui devient également la nôtre au fil des pages, où l’homme dans son histoire singulière se confronte inexorablement à l’Histoire qui suit son propre cours.

C’est ainsi que dans "Psoas", où page après page, le corps de la mère rongé par le cancer devient le corps même d’une écriture qui nous mène aux portes du sublime, on appréhende derrière l’insoutenable douleur, l’horreur absolue de la Shoah. Une course folle contre la mort est engagée de Jérusalem à Paris où le fils ramène sa mère pour lui offrir une impossible survie.

Dans cette danse nuptiale où la vie et la mort nous jouent un tango d’outre-tombe, les mots de Daniel Cohen sont de chair et de sang et nous renvoient à l’essentiel de notre condition humaine, trop humaine. Le corps supplicié de la mère insuffle à l’ouvrage la magnificence et la force vive d’une résurrection car Daniel Cohen de nous confier :"Je me suis juré le jour de ton enterrement de passer à l’écriture comme moyen de recréation, de dresser l’oeuvre comme appui contre le vertige d’un vivre et mourir si fort que nous avons opposé les illusions de l’amour, de la religion, voire la survie de l’espèce à partir de laquelle les délires de l’Histoire n’ont cessé de broder leur poison".

Phrase clé qui éclaire cet incommensurable travail, trois fois décennal, autant dire l’oeuvre d’une vie. L’image tutélaire de la mère irrigue l’ensemble du volume et réapparaît sous la figure de Nafala à Prague dans "D’humaines conciliations", dans "Un Saharien en son dire allemand" et dans "Où tes traces...", elle surgit "fantôme inapaisé" qui hante tout à la fois les chemins de l’Histoire et le travail d’écriture de Daniel Cohen. Travail au sens premier et étymologique du terme qui évoque le tripalium, instrument de torture où l’homme est littéralement écartelé et démembré. Car la quête intérieure, l’avancée en soi, implique une lucidité, une clairvoyance qui ne peut que brûler les ailes de celui qui essaie d’approcher l’insoutenable vérité. Ecrire, c’est aussi se faire violence et Daniel Cohen dans "Un Saharien en son dire allemand" nous présente ce qu’il appelle "une hallucination littéraire sur l’Allemagne" et s’interroge jusqu’à la nausée quant aux méthodes d’assassinat des nazis "appelés à la tuerie".

Le livre de Daniel Cohen n’est pas un livre parmi d’autres, il est un monument érigé au même titre qu’un mémorial de pierres vives. Car l’auteur nous le dit : "Les lieux de la Honte se décomposent dans une abstraction appelée Mémoire"..."Eaux dérobées", ouvrage riche en références historiques et intellectuelles, échappe à cette abstraction réductrice car le texte est un corps charnel qui génère en nous les émotions les plus intenses, les plus intimes. On ne peut sortir indemne de la lecture de ce livre à nul autre comparable. Il n’est pas étonnant que Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye, Elisabeth Badinter et bien d’autres écrivains aient salué cette oeuvre d’exception à découvrir absolument. Car si Daniel Cohen nous précise que "L’Allemagne est le socle de ce livre tout entier", s’il n’a de cesse de s’interroger sur l’extrême barbarie qui peut faire basculer le monde, l’écriture semble être la vraie terre d’accueil et d’asile de l’auteur. Il avoue lui-même que "l’écriture trouve son sang dans l’écriture des autres" et c’est dans cette écriture-là, lumineuse et sans concession, où la mort affleure sous les mots, que le lecteur, paradoxalement, prend le pouls de son existence et en questionne le sens.

Françoise Urban-Menninger

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