Les doléances du fossoyeur - Emmanuel Roïdis

Editions Héros-Limite, 2022 - traduction : Pascal Neveu

lundi 7 novembre 2022 par Alice Granger

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Ce court texte appelle à se méfier des démagogues, en Grèce, alors qu’à l’époque où se situe l’histoire (fin du dix-neuvième siècle ; et encore aujourd’hui ?), il n’y a pas de société protectrice des électeurs, c’est-à-dire des lois défendant l’intérêt général du peuple. Ces démagogues, afin que ça serve leurs ambitions politiques personnelles, centrent la politique sur les intérêts personnels qu’un électeur peut espérer d’un futur élu en échange de son aide dans la campagne électorale pour qu’il gagne, une aide qui dépend de son statut social, de ses relations, exploitables pour le candidat en nombre de voix que l’électeur peut lui amener. Donc, avec ces sortes de démagogues qui courtisent les électeurs qui ont une valeur en voix à leur apporter, l’électeur, pour que ses intérêts personnels, dans une élection, soit sauvegardés, doit faire attention à rester achetable, donc à préserver son statut social.
Mais le système ne marche plus, dans le cas d’un électeur qui, voyant ses ressources s’appauvrir, et se demandant comment il va pouvoir assurer l’avenir de sa famille, croit que c’est le politicien démagogue, en pleine campagne électorale, qui va le sauver de la misère, puisqu’il lui promet en effet du travail, une amélioration de sa vie sociale, en échange de l’aide qu’il peut lui apporter pour son élection, puisqu’ayant beaucoup de parenté et un réseau important d’amis, il peut œuvrer à ce que toute cette réserve de voix soit pour lui. Mais une fois élu, le démagogue n’a aucune raison de se souvenir de cet électeur, de lui donner le travail promis, de satisfaire ses intérêts personnels, puisqu’il sait qu’aux élections d’après, ayant perdu son statut social et ses relations, il ne lui sera d’aucune aide. A ses yeux, cet électeur-là n’existe plus. Ce « protecteur » fait passer avant lui, pour payer ce qu’il a promis pour services électoraux rendus, tous ceux qui, par leur statut social avantageux, pourront lui servir encore un jour. L’électeur qui en a le plus besoin n’a plus rien à attendre du démagogue qu’il a aidé à élire. Sa chute est vertigineuse. Il devient un mort-vivant. Il ne lui reste plus qu’à dire : « Maudite soit la politique ». Qui n’est pas au service de l’intérêt général !
C’est en allant visiter la tombe d’un ami, Antonis, au cimetière de Vathia, à Athènes, que le narrateur est reconnu par le fossoyeur, mais lui-même ne le reconnaît pas, tellement il a l’air d’une momie, très délabré physiquement. Puis peu à peu il se dit que c’est effectivement le fantôme d’un homme qu’il avait connu très vigoureux, des années plus tôt, sur l’île de Syros. Et lui reviennent les joyeuses excursions, les repas chez lui préparés par son épouse, les bains de mer, les figues. Comment en était-il arrivé là, lui demande-t-il. C’était cette maudite politique !
Le narrateur mesure la profondeur de la chute du fossoyeur, à la fois sociale mais aussi parce qu’il semble un mort-vivant. Qui vibre avec le nom même de ce cimetière d’Athènes, Vathia, qui a été construit à l’endroit où le terrain s’était effondré, et qui dérive du mot grec βαθύς, qui signifie profond ! La promenade, pour arriver à ce cimetière, est très agréable, il y a beaucoup d’espaces, des quartiers très pittoresques, de beaux paysages, il y a même trop de beautés à admirer ! La description qu’en fait l’auteur, dans une écriture qui va très vite plonger dans la dégringolade des illusions, semble la métaphore des espoirs de protection et de satisfactions d’intérêts personnels que les démagogues font vibrer, lorsqu’ils courtisent les électeurs, ceux-ci voyant leur situation sociale devenir belle, en récompense de service électoraux rendus
Cet homme, le fossoyeur n’ayant plus pour décor de sa vie que les tombes lugubres, qui rappelle d’abord au narrateur les jours les plus joyeux de sa jeunesse, se met à raconter sa descente aux enfers d’électeur qui n’avait plus aucune valeur aux yeux du marchandage électoral, et dont la politique de Grèce ne défendait pas les droits sociaux. A Syros, sa femme était très belle, tout allait bien car ils avaient à vendre œufs, salades, fromages, figues, et il y avait beaucoup de poissons. Mais ils firent beaucoup d’enfants, tandis que l’épouse s’enlaidissait, et le poisson vint à manquer. Alors qu’il fallait penser à la dot des filles, à l’avenir des enfants. C’est cette vulnérabilité grandissante qui a fait de cet homme une proie facile pour un colonel d’Athènes, se présentant à des élections, et qui vint à Syros pour faire campagne dans les villages. L’atout de l’ami du narrateur, à l’époque, aux yeux de ce colonel à la recherche de voix, était qu’il avait beaucoup de parents, de relations, dans l’île ! Donc, il se vit proposer d’être son chef de parti, et ensuite il aurait une bonne situation, dans l’île ou à Athènes. L’homme s’est fait prendre tête baissée, et surtout parce qu’il avait le couteau de la misère à la gorge. Puisque cette perspective promise par le politique résolvait son inquiétude quant à l’avenir des enfants et de la famille. Donc, il fait de la propagande, le job pour la campagne électorale de son « bienfaiteur », voire de son « protecteur ». Même sa femme s’y était mise, et ne put repousser… le baiser du protecteur. Et ils hébergèrent même le colonel chez eux. Il obtint qu’il vende son verger, ses barques, pour acheter des actions dans une Compagnie du Péloponnèse, dont dit-il il tirerait beaucoup de bénéfices. Le pauvre homme ne se rendit pas compte qu’il avait signé sa mort sociale, aux yeux même de la politique, et que c’était le début de la chute profonde. Bref, il se fait de plus en plus vulnérable, socialement, car ne gardant rien pour pouvoir vivre sur l’île, comptant totalement sur son « protecteur » !
Le colonel devient député. Et tout change. Sur l’île, il n’y a plus rien, plus de situation pour cet homme (le travail existant a sans doute été donné à d’autres électeurs ayant une plus grande valeur de marchandage pour ce député), en récompense de son travail pour la propagande électorale et les voix apportées. Mais, dit le député, il doit venir à Athènes, où il s’occupera de lui. L’homme se défait de ce qui lui reste, de sa ferme, de ses bêtes. A Athènes, le député ne le traite plus de manière chaleureuse, au contraire il est grave, dit qu’il a beaucoup de demandes, qu’il va essayer de lui trouver une « petite situation », ceci d’un ton sec. La chute commence. Le député sera ensuite très difficile à rencontrer, et pas de situation en vue. L’argent fond, la difficulté à nourrir les enfants est grandissante, deux sont déjà morts. Dette à l’hôtel. Chute qui s’accélère, lorsqu’il apprend que ses actions dans la Compagnie ne valent plus rien. La famille est installée dans un trou. Les enfants ont faim. Ils sont nus, à Athènes, terre étrangère par rapport à Syros. Enfin, le pauvre homme voit le député, se met en colère, et finalement, la « petit situation » proposée s’avère ce poste de fossoyeur. Qui va bien avec l’enterrement de toutes ses illusions, quant à cette maudite politique. Le malheur vient aussi avec l’un des fils, pour lequel le député avait promis… une bourse. Heurté par une calèche, dont le cocher, homme « sous protection » politique, n’a aucune raison de faire attention aux piétons, il meurt.
Quelques années passent, dans une vie de morts-vivants. Et voici que, parce que des élections se préparent, le député colonel se présente, redevenu tout mielleux ! A nouveau, lui promettant une meilleure situation, il lui demande d’écrire aux parents qu’il a encore sur l’île de Syros, parce que le maire ami qu’il y avait là-bas est mort. D’où le retour à sa mémoire de l’existence du fossoyeur ! Qui retrouve à ses yeux une valeur, et qu’il fallait ferrer avec la promesse d’un avancement social. Le fossoyeur a envie de l’étrangler, mais l’espoir est plus fort que tout, et cet électeur pouvant apporter de nombreuses voix se fait prendre une nouvelle fois, puisqu’il n’a pas le choix, le démagogue le sait parfaitement. Sans faire attention à sa fille, celle-ci faisant partie de la « protection » promise au père, l’homme politique lui trouverait un mari ! En effet, un officier envoyé par le député en campagne électorale se met à la lorgner, c’est lui le mari promis. Qui ne plait pas du tout à la fille. Officier qui, cherchant des intérêts immédiats, se met à fréquenter assidument la maison, puisque le père ne se méfie pas. Un soir, la fille ne revient pas. Son absence dure quatre jours. Le député n’est au courant de rien. Le lendemain, la fille est retrouvée dans un bordel. Le brigadier, derrière tout cela, ne craint rien, pour le viol, et la prostitution, puisque lui, il bénéficie vraiment de la « protection » de l’homme politique !
La question que l’auteur veut mettre en avant n’est pas la crédulité des électeurs, ni que c’est leur faute s’ils se font prendre aux promesses des politiciens, les aidant à être élus en échange de protections pour obtenir des places, des avantages sociaux. Leur chute est profonde s’ils ont un besoin vital des avantages sociaux promis par ces démagogues et que ceux-ci les oublient une fois élus, puisque leur misère sociale ne promet plus aucune réserve de voix pour la suite, et les postes et avantages sociaux promis allant aux électeurs qui ont déjà un statut social pouvant servir les ambitions politiques futures de ces élus retournant aux urnes. Ces électeurs se font piéger parce qu’ils ont socialement le couteau sur la gorge, et qu’ils croient obtenir du candidat qu’ils aident à gagner les élections ce que la politique ne leur donne pas, en Grèce, c’est-à-dire la défense de leurs droits. La question qui jaillit de ce texte, c’est l’absence de lois, en Grèce, pour empêcher ces « magouilles », cette courtisanerie d’habiles démagogues. Mais ceci n’a-t-il cours qu’en Grèce ?
Alice Granger

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