Les Vertueux - Yasmina Khadra

Editions Mialet Barrault - 2022

samedi 6 mai 2023 par Alice Granger

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Le caïd Gaïd Brahim, plus puissant qu’un sultan, régnait sans partage sur les êtres et les choses, dans cette Algérie colonisée, tandis qu’en France commençait la Grande guerre. Yacine Chéraga et sa famille, dans leur douar appartenant au vaste domaine de ce caïd, se soumettaient à ses lois, très simples, puisque c’était le servir ou bien mourir. Pourtant, ce caïd était lui-même à la botte des autorités françaises, qu’il léchait dans le but d’être élevé à leur hauteur et de vivre en notable faisant régner à son tour la terreur d’être non seulement rabaissé mais d’être banni, cette soumission au temps de la colonisation se déplaçant dans l’exercice de son pouvoir tout-puissant sur le peuple misérable qu’il soumettait à son tour, dans un système tribal. Lorsque l’un de ses hommes débarquait au douar, cela signifiait qu’une sorte d’anathème s’abattait sur l’une des familles, si déshéritées, qui habitaient là, dans des taudis, des terriers. Comme si le ciel tombait sur la tête. Comme si, pour celui que « le maître » voulait voir et personne d’autre, le cours de la vie était précipité dans des vicissitudes inconnues, terrifiantes, arraché aux siens et leur chaleur précaire, et très souvent la personne emmenée ne donnait plus signe de vie. De leurs champs, des silhouettes observaient « le drame en train de s’opérer ». Ce jour de septembre 1914, c’est le tour de Yacine Chéraga, - qui n’a encore jamais quitté son douar, dont le futur devait se résumer à celui de se marier et de vivre avec sa femme la même vie misérable et soumise qu’avec ses parents - d’être arraché aux siens.
En lisant ce roman magnifique de Yasmina Khadra, j’ai eu la surprise de le sentir très vite vibrer avec le roman d’Alessandro Manzoni « I Promessi Sposi », même si l’histoire est complètement différente, à cause des vicissitudes dans lesquelles le jeune héros enlevé va se trouver pris, sur lesquelles il n’aura aucune prise, qui prendront sans cesse des tournures nouvelles toutes plus inquiétantes les unes que les autres, repoussant toujours plus les retrouvailles avec les siens vivant de leur côté autant d’horreurs, une fin qui de toute façon ne sera pas celle prévue au début. D’autant plus que le jeune homme tentera d’abord de résister à ce que le caïd a décidé de faire de lui en prétextant qu’il doit se marier (il ment, ce n’est pas encore d’actualité, mais dans le douar cela devrait être son destin) et qu’il ne peut manquer à ses devoirs de chef de famille dans une tribu. Donc, entre les lignes, c’est aussi comme si d’infinies vicissitudes rendaient impossible ce mariage pourtant quelque part décidé envers et contre tout à se vivre heureux, là pour toujours telle une étoile dans le ciel d’un jeune homme habitant le douar, et qui arrive à l’âge de ce mariage, lorsqu’il est arraché aux siens, à sa tribu. Rejoindre cette étoile semblera tout au long du roman impossible, vibrant avec l’histoire de Renzo et Lucia, même si une épouse sera au cours de ces vicissitudes choisie pour Yacine et qu’il aura de l’amour pour elle, mais très vite ils seront séparés, et se retrouveront-ils ? Au rythme de ces aventures terribles, Yacine vérifiera qu’il est un vertueux, un fidèle des valeurs ancrées en lui dans cette enfance au douar, mais aussi que des vertueux, rencontrés sur le terrifiant champ de bataille si propice au tissage d’indéfectibles liens fraternels, seront toujours là ensuite, solidarité fraternelle inconditionnelle, pour ouvrir une issue dans les situations sans issue et relancer une vie d’errance et de recherche désespérée des siens, de son épouse. Il garde en lui, envers et contre tout, une fidélité, un goût de la vie, la foi, l’espoir, parce qu’il sait s’en remettre à une sorte de providence, au visage fraternel, humain. A chaque étape pourtant, nous avons l’impression qu’il n’arrivera jamais aux retrouvailles espérées. Et puis, dans le labyrinthe terrifiant et sans issue, une nouvelle voie s’ouvre toujours pour relancer la lutte contre l’anéantissement.
Le berger Yacine Chéraga, qui s’était fait à sa vie sans relief et croyait qu’elle serait ainsi jusqu’à la fin des temps, est emmené par Babaï, l’homme du caïd, un vendredi de septembre 1914, tandis que son père, manchot, accompagne un moment, sur la piste, la disparition de son fils, puis s’arrête, désespéré et impuissant. La forteresse du caïd que ce jeune berger jamais sorti de son douar découvre lui semble un inimaginable pays des merveilles. Il n’y comprend rien, lorsqu’il est aussitôt pris en main, lavé, habillé, choyé, nourri. C’est si irréel qu’il se demande s’il ne s’agit pas d’une toilette mortuaire. Une peur terrifiante l’envahit. Pourquoi est-il l’hôte si bien traité du caïd ? Que cache ce merveilleux ? Cette « profusion d’égards et de générosité », il le pressent, va exiger une monstrueuse contrepartie ! Le soir-même, après un repas pantagruélique, il est conduit à Gaïd Brahim. Il est impressionné par cet homme à l’allure d’un notable – on imagine que sa notabilité rivalise avec la notabilité des colons français comme si ceux-ci étaient les modèles puissants du caïd - , si soigné, parfumé, bien vêtu, dont le sourire est si bienveillant, et dont le charisme semble celui d’un seigneur. Tout de suite, mais en lui demandant de garder le secret, le caïd lui dit la raison de son arrachement aux siens : il est là parce qu’il le mérite (il le courtise, l’élève par ses paroles), déjà parce qu’il est l’un des rares jeunes hommes du territoire à savoir lire et écrire, mais surtout parce qu’il a une qualité très rare, la noblesse de l’âme, c’est un vertueux, un « vrai fils de son père » en ce sens qu’il nourrit de l’amour pour sa famille, pour sa tribu, pour sa nation, et au nom de cette vertu, le caïd sait qu’il n’hésitera pas à se sacrifier pour les siens. Bref, il lui dit qu’il sait, parce qu’il fait observer tout le monde sur son domaine par ses sbires, « qu’il y a des gens loyaux qui sont prêts à mourir pour moi », et qu’il en fait partie. L’honneur. Or, lui confie-t-il, son propre fils, déclaré inapte par la commission médicale des armées qui le réforme, sera donc dans l’impossibilité de prouver qu’il est un homme d’honneur, sur les champs de guerre de la France, pays colonisateur de l’Algérie, au cours de la Première Guerre mondiale. C’est un affront, dit-il, de ne pas avoir de fils qui puisse consolider la légende d’une famille… face au pays colonisateur ! Alors, il a décidé que ce sera Yacine Chéraga qui ira se battre pour la France, sous le nom du fils du caïd. Il s’appellera Hamza Boussaïd. C’est la chance de ta vie, souffle le caïd, l’opportunité de changer de destin, de n’avoir pas une vie de misère toute écrite (comme pour le caïd qui en léchant les bottes des colons français conduit son ambition d’être élevé au rang de notable puissant sur sa tribu). La France peut changer le destin de sa famille si son fils représenté par ce berger sert avec honneur les intérêts de la France sur les champs de bataille ! Gaïd Brahim, ce seigneur qui en secret se sent un colonisé rabaissé qui veut être élevé par qui le rabaisse (et Yasmina Khadra réussit parfaitement à mettre en lumière ce qui est au cœur de la colonisation, à savoir que c’est le désir d’être élevé de celui qui se sent petit face au colonisateur « civilisé » lui révélant sa petitesse qui se fait le complice idéal de cette colonisation), sait parfaitement prendre au piège Yacine, celui de ses vertus, de ses valeurs familiales, de l’amour pour les siens, de l’entraide indéfectible. Bref, c’est un chantage terrible : s’il va faire la guerre en prenant l’identité du fils du caïd, le caïd sortira sa famille de la misère, mais s’il refuse, cette famille sera même chassée du douar. Bref, Yacine, entre les mains du seigneur tout-puissant qui a le pouvoir d’élever ou de rabaisser plus bas que terre, a le sort de sa famille entre les mains. Son changement de destin est scellé. Pour que tout reste secret, le caïd le fait conduire dans une plantation lointaine, et déclare en présence de témoins que c’est ici qu’il travaillera, secondant le gardien qui est très vieux. Voilà sa fonction officielle justifiant sa disparition, cachant l’engagement secret dans l’armée française pour faire la guerre avec le nom de Hamza Boussaïd. Le jeune Yacine, pourtant, est stupéfait de voir, plus tard, le seigneur qu’est le caïd, qui s’écrase comme une bouse de vache devant deux officiers français, tandis qu’il vient faire offrande de son « fils » à la France, afin qu’il revienne de la Première Guerre mondiale couvert de médailles ou qu’il meure sur les champs de bataille pour l’honneur d’avoir défendu « l’intégrité de notre mère la France ».
En transit dans un camp militaire français, encore en Algérie, Yacine, lorsque le caporal fait l’appel, a du mal à réponde à son nouveau nom. Retenons le nom de l’adjudant, Gildas, car il aura son importance plus tard. Apparaît aussi Zorgane Zorg, qui lui inspire tout de suite une peur bleue, qui aura beaucoup plus tard, après la guerre, un grand rôle. Zorg fait entendre que ceux comme lui qui ne sont pas de la ville (où les colons français visibilisent la notabilité enviable ?) sont vus comme « un ramassis de péquenots avec de la boue à la place du cerveau ». Et, dit-il à Sid Tami (autre personnage qui aura une grande importance plus tard), « ils ne te feront pas de la place, les roumis », « t’es pas de leur temps » : bref, les Français colonisateurs ne leur feront pas de la place, même par reconnaissance d’avoir fait avec eux la guerre pour défendre la France. Zorg renvoie à son camarade, attendant comme lui dans ce camp d’être envoyé au front, dans le cauchemar des tranchées, l’image d’un « indigène apprivoisé » (par la colonisation), qui n’est « pas plus futé qu’une oie ». Yacine, devenu Hamza Boussaïd, découvre à travers les paroles de Zorg les dissensions, voire les haines, et la complexité de sa communauté sous le joug de la colonisation, alors qu’il croyait que le joug colonial lui-même devait naturellement renforcer les liens, la solidarité. C’est plus complexe que ça, la colonisation ! Survient le caporal Borsali, qui évoque l’immense privilège, pour eux, de porter la bannière de son Régiment de tirailleurs, et qu’ils vont devoir mériter cet honneur, et l’on sent que lui-même, Français engagé dans l’armée, est prêt à donner sa vie à la France, donc qu’il entre comme un personnage fraternel paradoxal aux yeux des soldats algériens arrachés à leur pays par cette Première Guerre mondiale. Eux les soldats algériens, et les gradés de l’armée française qu’ils rejoignent dans ce camp de transit, sont unis dans le même enfer d’une nation dont, comme ils vont très vite s’en apercevoir, la terre est éventrée. Tandis que le train les emmène, Hamza Boussaïd, par la fenêtre, a l’impression de voir pour la première fois la beauté de son pays en train de disparaître tel un aleph, s’en émerveillant tandis qu’il le quitte, mais s’imaginant qu’à son retour, il en profitera, puisque le caïd Gaïd Brahim lui a promis des terres, en récompense de son engagement dans la guerre pour la France en portant le nom de son fils. Il se rêve en héros de retour sur ses terres promises ! Tout de suite après, c’est l’enfer de la traversée qui aurait dû lui faire entendre que, comme au début de l’Enfer de Dante, lui qui entre dans cette aventure inconnue il doit laisser toute espérance. Le navire est menacé de se disloquer sur la mer déchaînée. Cette apocalypse du grand large, à bord d’un « bateau délirant » (celui de la colonisation ?) semble les affres d’une naissance le précipitant dans la réalité d’un enfer encore plus terrifiant, celui de la guerre, et il réalise combien jusque-là il était un paysan empoté, sagement confiné « dans nos enclaves », ignorant de la réalité de la colonisation de son pays. Un calme magique fait place à l’enfer. Hamza est surpris de l’amitié qui commence à se tisser entre lui, venant de cette enclave perdue, et Sid Tami, venant de la ville, après une bagarre entre eux dans le camp, parce que Hamza avait été nul à l’entrainement au maniement des armes et avait couvert d’humiliation les musulmans aux yeux de l’adjudant français Gildas. C’est celui-ci qui était venu les séparer, alors que les deux fauves étaient en train de s’entretuer (or, cette bataille entre deux fauves musulmans fait entendre la lutte de l’Algérien pour sa dignité, tandis que la colonisation met en lumière le sentiment de se sentir petit de l’Algérien face au Français colonisateur qui semble supérieur, d’où l’ambivalence cruelle du colonisé à l’égard du colonisateur qui élève tout en faisant se sentir petit). A l’infirmerie, une amitié à toute épreuve se scella entre eux. C’est Sid qui, dans le roman, renvoie de celui qui est désormais Hamza une image de « niaiserie », question femme, mais comme s’il était le Renzo ne pensant qu’à sa Lucia et à leur mariage, du roman de Manzoni, même s’il ne l’a pas encore rencontrée.
A l’arrivée en France, Hamza se sent vibrer de toute son âme lorsque les gens d’un village leur font une haie d’honneur lorsqu’ils passent, et surtout lorsqu’un lieutenant-colonel leur parle de la noblesse de leur sacrifice, du devoir sacré « de défendre jusqu’à la dernière goutte de sang les valeurs que notre mère patrie incarne ». Il se sent envahi d’une mission, et portant « la bannière des miens plus haut que les prières de ma mère ». Mais lorsqu’ils arrivent à la gare, le spectacle, comme le dit Sid, a l’air d’être celui d’une armée en déroute, des soldats revenant du front, justement des Algériens comme eux, portant sur leurs visages « les horreurs auxquelles ils avaient échappé ». Ensuite, en compagnie de l’adjudant, ils sont en route pour le front, où ce sera, pour presque tous, le baptême du feu. Mais ces « braves soldats de France » doivent savoir que c’est au bout de leur baïonnette que se trouve la victoire. Ils arrivent à une plaine qui sent la poudre et le feu, où l’ennemi ne se manifeste curieusement nulle part, mais où personne ne peut se permettre la moindre distraction. Car soudain, une détonation pouvait surgir, suivie d’autres, comme si le ciel s’abattait sur eux « dans un vacarme apocalyptique », et que leurs abris, les tranchées, le sol, s’éventraient, laissant tout dans des ténèbres hurlantes. Puis le silence glaçant. Une angoisse lancinante s’empare d’Hamza, qui se sent seul au monde, réalisant le sens de son arrachement aux siens par le caïd, étranger à lui-même dans les boyaux d’une terre profanée. En courant dans les tranchées pour échapper à la mort, il a l’impression d’échapper à son propre corps, (corps dont a disposé l’homme de pouvoir, le caïd, lui-même à la botte du colonisateur auquel il prête le pouvoir de l’élever tout en le rabaissant, s’il donne à la France en sacrifice son fils sur le champ de guerre, auquel il a substitué le garçon encore plus bas, Yacine, en lui promettant à son tour de l’élever, déjà par l’honneur de se sacrifier pour la France, mais aussi de pouvoir ainsi améliorer le sort des siens par les terres promises par ce caïd). Celui qui est devenu Hamza sait qu’il est vain de courir, il est au milieu d’un charnier. Il a perdu son douar, petit monde paradoxalement matriciel, où toutes les questions étaient réglées puisqu’il s’agissait d’assumer son malheur, et son ami Sid, où est-il ?
Des mois de batailles rangées, de marches, d’embuscades, d’assauts meurtriers, odeur de putréfaction polluant l’air, horreur à ciel ouvert, villages anéantis, prisonniers allemands débraillés, hébétés, éclopés, cadavres partout donnés en pâture aux rats, gigantesque hécatombe. Boches qui les piégeaient comme des novices. De leur côté comme du côté ennemi, même spectre de la défaite et de l’humiliation.
Deuxième semaine de la bataille de Verdun. Arrive le caporal Borsali, avec un peu de conserves, et surtout disant que partout, on parlait de leur régiment admiré, mené par l’adjudant Gildas. Les soldats pensent au contraire à tous ceux qu’ils ont perdus. Le caporal leur fait sentir qu’ils sont une famille, devant se serrer les coudes. Lui aussi, comme eux, comme un frère, pense au soleil d’Algérie. L’instant d’après, sa cervelle éclate sous le tir de l’ennemi, fauché à peine arrivé au front. Lui-aussi, comme ses soldats algériens, était sur le même échiquier de ce qui les dépassait. Zorg cherche en vain son cousin au milieu des cadavres.
Au bout de trois ans, le danger leur est devenu familier, et c’est l’accalmie qui les angoisse. La proximité de la mort les a rendus indifférents à leur sort. Hamza est devenu caporal, c’est lui qui part en reconnaissance. Ses camarades lui reprochent de prendre le parti des officiers. Lui se défend en disant qu’il est fier quand il voit des gradés musulmans. Et il rappelle qu’ils sont des soldats, qui doivent obéir. Bien sûr, il comprend ses camarades. Mais ils sont sur un champ de bataille, et c’est la dure loi de la guerre.
Les Allemands prennent des villages en otage, les habitants fuient, la vie dans ce monde fou semble avoir perdu la peine d’être vécue. Sid est devenu sergent. Il obtient pour ses soldats une permission, ils vont en ville, Hamza se laisse aller aux bruits simples de tous les jours, retrouvés. Mais, dans un bar, ses amis algériens et lui prennent de plein fouet des propos racistes, s’entendent dire qu’ils pompent l’air des Français. Sid dit qu’il vaut mieux partir. Mais Zorg se bat contre un Français déchainé, ils sont obligés de le tirer de là avec des couteaux. Zorg n’en peut plus, de ces humiliations. C’est le plus sensible à la colonisation. Plus tard, Sid est blessé gravement, est évacué dans un hôpital. Solidarité de camarades de tranchées : ils vont le voir à l’hôpital, et ces visites le revigorent. On sent que de nouveaux liens, très forts, ont remplacé pour Hamza ceux du douar. A chaque fois, la perte d’un camarade est dévastatrice. La douleur, l’horreur, le sang, les cadavres, les paysages défigurés, scelle une fraternité parmi ceux qui réussiront à arriver à l’autre rive, celle de la fin de la guerre, mais qui ne sera pas pour eux, de retour sur le sol de leur Algérie colonisée, la fermeture du cercle sur la jouissance espérée d’une sorte de paradis terrestre que les soldats auront rêvé sur le front retrouver comme la reconnaissance de la France terre mère, comme la jouissance sur leur sol natal d’une partie de cette terre mère reconnaissante les accueillant, tout cabossés et les yeux pleins d’horreurs et de deuil, en son sein.
Arrive le 11 novembre 1918. Même l’adjudant Gildas est incrédule face à cette délivrance que tous pensaient impossible. Jour « de vertige et de folie heureuse ». Ils festoient « à tomber à la renverse ». Hamza, se voyant sans doute redevenir Yacine, est ivre de bonheur. Sid fait partie des rescapés. Tandis qu’Hamza se voit revenir parmi les siens, au douar, Sid lui dit qu’il doit se sortir de là, de l’ennui et de la mouise. Mais Hamza lui révèle qu’il ne sera plus un pauvre berger, que des gens travailleront pour lui les terres promises par le caïd, sur lesquelles il imagine que sa famille est déjà. Sid, fraternellement, lui dit que s’il change d’avis, il pourra toujours le retrouver à la ville, Oran. La fraternité qui s’est scellée dans l’enfer de la guerre ouvre l’horizon, au cas où les vicissitudes terribles ne seraient pas terminées, mais au contraire interminables, Hamza n’ayant pas compris au départ que le caïd ne pensait qu’à ses intérêts personnels à faire avancer face aux colonisateurs, et que sa vie même était en danger puisqu’il incarnait le faux fils que ce caïd avait « donné » à la France, et que cela ne devait jamais se savoir, tout le contraire d’afficher par des terres promises la bravoure de ce berger. Yacine est, jusque-là, très naïf quant à la noirceur égoïste des humains, faisant des calculs sur la vie d’autres humains sacrifiables car totalement dépendants d’hommes de pouvoirs dont ils attendent d’être élevés, s’ils le méritent. Sid lui raconte que de retour dans cette vie, il s’assiéra sur un banc et regardera passer « les plus belles femmes de la région ». Zorg, lui, reste dans le noir, parce qu’il est en deuil, il a perdu dans la guerre son cousin, sur lequel il devait fraternellement veiller. D’autant plus que, dans cette guerre, lui l’Algérien n’a obtenu aucun galon. C’est pourquoi il dit qu’il n’en a pas fini avec Sid, qui à ses yeux, incarne l’Algérien de la ville, celle où sont les colons, comme s’il était intégré donc vendu aux colons, alors que lui est resté fidèle à son douar natal, et même, c’est lui le bouseux qui, sur le champ de bataille, lui a sauvé la vie. Donc, entre Sid devenu sergent et Zorg le sans-grade, il y a toute l’ambivalence de l’Algérien face au colonisateur, comme si la ville, telle Oran, matérialisait la modernité sur le douar, que la colonisation avait apportée. Zorg ne peut oublier les insultes, d’avoir été appelé « violeurs de chèvres ». Il campe sur sa position : le bouseux est meilleur que l’Algérien des villes. Sid rétorque que derrière cette position, il y a sa colère de se voir n’être qu’un bouseux, cette honte secrète, en regard de la colonisation qui lui a fait sentir sa honte secrète de ne pas s’être élevé de lui-même.
Les rescapés, sur le bateau du retour, pensent retrouver la terre de leurs ancêtres, et imaginent qu’alors « n’importe quel bout de gazon aurait les senteurs du paradis ». L’insatiable ogresse au ventre plus grand que l’enfer qu’était le champ de bataille de France, boucherie atroce, c’était fini. Mais ils ont le sentiment que désormais, leurs morts seront toujours avec eux partout où ils iront, scellant leur fraternité, leur solidarité les uns envers les autres au cours des futures vicissitudes. L’oubli ne doit pas servir un charnier éternel. De cette France si belle, eux n’ont eu droit « qu’au mal qui te défigurait ». Hamza se promet de revenir, lorsqu’elle aura retrouvé ses couleurs. Pour lui, les tirailleurs, qu’ils soient Sénégalais, Alliés, Français, Indiens, Algériens, Africains, sont tous des frères, qui se sont battus avec la même bravoure, « pour l’honneur et la liberté ». Cette idée de se battre pour la terre, comme si, encore, elle était la proie de guerres, de convoitises insensées, aux mains de la logique des plus forts et des intérêts personnels. C’est pour cela que, comme le dit Sid à Hamza, si en effet ils ont été égaux dans le martyr, ceux que l’Histoire retiendra, ce sera ceux qui arrangent cette Histoire, c’est-à-dire la logique des plus forts, ceux qui élèvent ceux qu’ils ont le pouvoir de maintenir en bas à condition qu’ils le méritent en servant leurs intérêts personnels.
De retour, s’attendant à se voir payer la dette de sang, Hamza et ses frères de guerre se retrouvent au choc frontal avec le sang de la dette. Hamza, surtout, va très vite se rendre compte que le caïd veut l’éliminer, afin de pouvoir présenter aux autorités françaises son vrai fils comme le héros couvert de médailles militaires. Le piège se prépare : un télégramme mystérieux lui dit que son père va venir le chercher. L’adjudant-chef Gildas se moque de lui encore petit garçon de son père, alors que la guerre aurait dû lui faire couper le cordon ombilical familial. Il l’invite fraternellement dans sa chambre, et tandis que Hamza évoque son sentiment d’un retour aux sources, il se montre à lui ayant infiniment moins d’espoir. Lui, le militaire français, qui a traversé main dans la main l’enfer de la guerre avec des militaires algériens, a été blessé de voir que certains d’entre eux viennent de le quitter sans lui dire au revoir, retrouvant la complexité ambivalente de la colonisation, sur le sol de l’Algérie. Alors que lui, dans la boucherie des tranchées, a appris à mieux connaître ces Algériens, s’est aperçu que c’étaient des gens de cœur, a appris avec eux la langue arabe, et il témoigne qu’il leur a appris à retrouver leur dignité. Par exemple, il souffre que Zorg prenne tout au premier degré, qu’il n’ait pas compris la logique de guerre, que lui, il a aimé ses soldats, et que c’était sa fonction qui avait fait qu’il était dur. Gildas fait entendre son désir d’être aimé d’eux, tandis qu’il a eu l’impression que Zorg, pendant tout le temps de la guerre, avait essayé de monter ses soldats contre lui. Mais Hamza, lui, le reconnaît fraternellement. C’est à lui, ce soir-là, qu’il annonce que « Je vais bientôt devenir un notable, mon adjudant-chef. J’aurais une ferme et des bêtes, et des employés. J’épouserai la plus belle des vierge des quatre tribus et je fonderai ma petite famille. Je n’aurai besoin de rien d’autre ». Il imagine sa vie toute écrite désormais devenue celle d’un notable (élevé au niveau de celle du Français colonisateur et que le caïd vivait déjà mais de manière précaire ?), comme paiement par le caïd de la dette pour son sacrifice pour la France, comme en réalité cette vie était déjà écrite avant, dans son douar, de toute éternité, mais là ce sera des terres promises, non la pauvreté d’avant et la soumission à la volonté du caïd. Gildas lui raconte encore que l’armée, c’est sa famille, que les soldats, ce sont ses enfants, et que s’il a accepté d’aller faire la guerre, c’était pour sa mère : « J’ai envie de lui offrir de belles robes, et des bijoux et des choses qui lui feraient plaisir ». Comme si la grande muette, c’était secrètement sa mère… Gildas aussi a son cordon ombilical. Gildas rêve que Hamza en train de redevenir Yacine entre comme lui dans l’armée, en frère. Il confie qu’il faisait partie d’une famille riche de colons habitant Alger. Il était un fils de famille croquant la vie, avec des domestiques pour lui tout seul, avait l’impression qu’en ce temps de colonisation, le monde lui appartenait. Puis ce fut le coup de foudre pour Margot, tel un miroir ensorcelé, la femme de sa vie, dont il avait une peur panique qu’elle disparaisse. Hélas, elle ne lui appartenait pas, elle n’était pas comme ce monde dont il avait l’impression qu’il lui appartenait, elle avait un amant. La surprenant avec lui, il se dit que cette chute est le juste revers de ce qu’il avait semé, de sa vie comme si le monde lui appartenait. Il s’est engagé dans l’armée – donc une autre famille, avec toujours le risque de perte de liberté pour son pays convoité par des ennemis – où il a recommencé au bas de l’échelle, afin de renaître autrement, rejoignant les « Turcos » c’est-à-dire les soldats algériens, habitant leurs quartiers pauvres, même parfois en faisant le ramadan avec eux. Il s’est ainsi, témoigne-t-il, bonifié avec eux. Yacine s’éloigne, en gardant en lui ces paroles, et sachant qu’il y aura toujours, quelque part, ce frère qui pourra lui tendre la main lorsque tout semblera perdu pour lui.
C’est un fils adoptif du caïd, journaliste qui devra écrire l’épopée à la guerre d’Hamza fils du caïd, qui vient le chercher avec sa voiture de luxe. Arrivé à la maison imposante du caïd, celui-ci, dans sa véranda, le regarde de manière dédaigneuse, parce qu’il n’a rapporté du front que le modeste grade de caporal. Il aurait dû revenir avec La Légion d’honneur, que l’article du journaliste aurait mise en valeur. Le caïd veut que l’épopée prestigieuse de son fils soit connue de tout le monde, et Yacine alias Hamza doit raconter son expérience de la guerre au journaliste, et celui-ci la rectifiera bien sûr pour que ce soit l’épopée d’un héros, que le père Gaïd Brahim présentera aux autorités françaises, leur léchant les bottes pour qu’elles l’élèvent par la grâce d’un fils héroïque pour la France mère. Lorsque Yacine a fini son récit au journaliste, le caïd s’en va, après lui avoir fait miroiter que le lendemain, il sera présenté avec toutes ses médailles. Mais le lendemain, c’est l’homme des basses besognes du caïd qui vient le chercher, pour le tuer. Yacine réussit à le blesser mortellement. Les derniers mots de cet homme au service du caïd témoignent de ce que, en réalité, il se sentait mort depuis longtemps, depuis que son propre père l’avait cédé, alors qu’il avait sept ans, contre trois béliers, au père du caïd actuel. Yacine réalise enfin qu’il aurait dû se méfier du caïd depuis le début. Qu’il ne retrouvera jamais les siens sur la terre promise. Que le monde n’est pas aussi vertueux qu’il le rêvait, mais si complexe et impitoyable, au temps colonial. Il part à cheval, rencontre sur son chemin une fête, se faufile dans la foule, et il voit sur l’estrade le caïd et à ses côtés, son fils adoptif journaliste sanglé dans l’uniforme qu’il avait lui-même porté sur le front, avec toutes ses médailles : c’était le vrai Hamza, célébré comme un héros dont l’épopée était connue de tous. Yacine se met en route vers son douar, espérant retrouver sa famille. Mais il ne découvre que leur taudis calciné, et tout leur enclos détruit, sa famille ayant disparu. Un voisin lui dit que c’est le caïd lui-même qui a mis le feu et chassé sa famille, les siens étaient partis avec seulement leurs vêtements sur eux. Le caïd avait expliqué son geste aux gens du douar par le fait que Yacine s’était mal conduit, l’avait agressé puis s’était enfui à cheval. Pas un mot bien sûr sur le fait qu’il était en réalité au front avec l’identité de son fils. Au douar, les gens pensent que Yacine ment, est le voleur que le caïd a dit qu’il était, et veulent le livrer à lui. Il doit s’enfuir à cheval. Le sang de la dette, le fait que le caïd doive faire couler son sang pour que personne ne sache que ce n’était pas son fils qui avait fait la guerre, a commencé. Dans un autre douar, perdu, il retrouve sa sœur, et elle lui dit combien les gens du caïd les ont persécutés, disant qu’ils le cherchaient, ce qui était une feinte cachant qu’il était au front sous le nom de Hamza. Son beau-frère, croyant Yacine coupable, lui dit que par sa faute, personne ne sait où est sa famille, ses parents. De plus, le caïd a des mouchards partout, et sa visite les met en danger. Il ne peut que s’enfuir, ventre à terre, à travers la steppe. Bientôt, il a quitté les terres de Gaïd Brahim.
Il cherche les siens partout, demandant si quelqu’un a vu son père, un manchot. Mais personne ne l’a vu. Il rencontre dans la steppe un Bédoin herboriste, premier humain l’accueillant, sur le chemin de sa terrible migration, qui lui dit qu’il peut se présenter à la première tente qu’il trouvera, qui lui donnera le gîte et le couvert. Il lui donne une tenue de Bédoin, pour que sa tenue de ville n’attire pas l’attention. Sa famille, dit-il, n’est pas dans les steppes, où règne la misère, mais qu’il y a des chances qu’elle soit où sont les déracinés, dans une grande ville du littoral, Oran peut-être. Pour avoir l’argent du voyage, et commencer dans la ville, il vend son cheval et une grande partie de ses vêtements. Puis prend le train pour Sidi Bel Abbès, où il retrouve… Sid. Après la joie de se revoir, tels deux frères de galère, Sid confesse que le cauchemar de la guerre le poursuit jusqu’ici. Devient-il cinglé ? Il a peur de la nuit, transpire dans le noir, boit. Il semble rongé par le remord, à l’idée qu’un camarade soldat est mort, au front, parce qu’il avait voulu venir le visiter à l’hôpital militaire. Et maintenant, il ne se sent pas à la hauteur pour venir en aide à son ami Yacine, alors qu’il lui avait promis, au front, que s’il avait besoin, il pouvait quitter son douar pour le rejoindre dans la ville. Mais Sid, face à son frère de guerre, veut le rassurer, disant que s’il a survécu à la guerre, il pourra survivre aux ouragans. En tout cas, Yacine commence à se rendre compte que la guerre n’a permis à personne, en rentrant, de retrouver une vie paisible. Sid lui dit que si sa famille est à Oran, ce sera difficile de la retrouver : Oran est une ogresse qui avale ses habitants ! Et, apprenant que son père est manchot, il rajoute une couche, impossible d’y survivre si on est handicapé. Puis il confie sa honte de ne pas pouvoir l’aider. L’impuissance de Sid remet en errance Yacine, mais non sans un mince espoir : il connaît quelqu’un à Oran, Wari. Relancement de la recherche des siens. Sid l’accompagne à Oran.
Oran est une toile inextricable, où il est très difficile de trouver Wari. Yacine n’en revient pas, qu’une ville soit si peuplée. Enfin, Wari est trouvé, et Sid lui présente son copain de régiment, qui, lui dit-il, cherche de l’aide, lui précisant qu’il est quelqu’un de très important pour lui. Comme Yacine lui dit qu’il est prêt à lui payer ses services, Wari lui donne son premier conseil d’ami : ne jamais montrer qu’on est plein aux as ! Les voilà partis à travers la ville, où tout le monde connaît Wari et l’apprécie, et Yacine retrouve de la confiance. Wari, enfin, se souvient d’un manchot, il y avait longtemps et puis a disparu, qui mendiait, mais Sid ne peut croire que son père mendiait. Une telle déchéance. Wari va l’accompagner dans l’arrière-pays, où sont entassés les paysans, tandis que Sid retourne chez lui, ayant laissé son ami entre de bonnes mains, qui lui feront faire l’étape suivante de sa recherche labyrinthique. A la lisière de la ville où Wari l’a conduit, un cloaque, il touche le fond de la misère, les habitants sont des mendiants. C’est très différent de son douar natal, où « l’entre-soi rendait la misère supportable », où ils étaient pauvres mais solidaires et unis. Yacine prie que les siens ne vivent pas dans un tel coupe-gorge, mais Wari lui dit qu’ils y ont été forcés par leur sort, s’ils sont bien là. Il a le sentiment que Wari l’enfonce dans l’abîme. Un boutiquier estropié, enfin, se souvient de son père manchot, arrivé il y a deux trois ans, avec un fils, deux filles, mais un jour une des filles avait été malmenée par un voyou, une bagarre avait éclaté, et le vieux manchot avait fui avec sa famille. Yacine est presque soulagé de savoir que les siens ne sont pas dans cet abîme. Wari, son nouveau guide en enfer, l’emmène le lendemain chercher du côté du port. Yacine lui confie que la situation qu’il vit maintenant, ce n’est plus la même horreur que la guerre, mais c’est la même tragédie. Mais Wari, aussitôt, lui fait comprendre qu’il faut avoir un autre regard sur les vicissitudes rencontrées, voir en quelque sorte toujours la bouteille à moitié pleine, et que la misère n’est pas une nature, mais une mauvaise passe. Bref, Wari s’oppose à ce que Yacine voie son peuple comme une victime, des gens à terre, qui sont impuissants à se relever, seuls, des êtres dépendants. Ses paroles renversent la situation, redonnent de l’amour-propre, font sentir à Yacine qu’il s’agit de toujours trouver des ressources en soi-même, qu’on ignorait avoir, que seules les vicissitudes inconnues rencontrées révèlent. C’est ainsi qu’il y a toujours des relancements, des voies de traverse qui s’ouvrent alors que l’horrible labyrinthe semble sans issue. Puis Wari lui dit que l’existence est une belle vacherie, façon de dire que l’humain doit toute sa vie lutter contre l’anéantissement, et que si le pauvre manque de tout, le riche ne se satisfait jamais de la fortune qu’il a. Au port, il n’y a pas trace du père de Yacine, mais Wari lui montre où on recherche de la main-d’œuvre. Puis il laisse Yacine se débrouiller seul pour ses recherches, et pour gagner de quoi vivre, mais lui disant où il peut le trouver s’il a besoin d’aide. Sid viendra de temps à autre le voir aussi, puis cessera. Il le verra de plus en plus déprimé. Il finira par partir pour la France.
Fin de l’été 1922. Yacine, qui s’était esquinté à force de petits boulots, attend Wari, qui a peut-être quelque chose pour lui. En effet, une dame cherche quelqu’un de confiance pour tenir sa boutique de tissus. Elle s’appelle Lalla. Wari se porte garant pour lui. C’était son mari notable qui tenait cette boutique, et Lalla voulait quelqu’un qui soit de la trempe de cet époux mort. Yacine est engagé. Il peut aussi s’installer dans l’arrière-boutique, aménagée. Cela semble une première vraie installation, après l’errance et les petits boulots précaires. Et son travail est aussi gratifiant qu’un privilège. La clientèle est faite de musulmanes aisées. Jusque-là, Yacine ignorait que cette classe existait dans son pays. Il a même l’impression que lui-même a changé de statut. Pour la première fois, il se met à penser que d’autres horizons sont possibles, que lui aussi peut réussir. Il a l’audace d’y croire. La misère n’est plus irréversible. Lorsque Amir, un nanti de trente ans, lui propose son amitié, il l’accepte, même s’il y a un gouffre entre leurs deux mondes. Celui-ci a deux ateliers de couture. Il habille les grandes familles de toute la région. Apprenant l’amour de Yacine pour la littérature, bien qu’il soit né berger, Amir sent de l’admiration pour lui car, ayant du respect admiratif pour les gens lettrés, lui-même ne sait ni lire ni écrire. Ainsi, pour Yacine, cela s’est inversé, c’est lui qui est en haut par rapport à son ami nanti, qui lui-même le reconnaît. Il s’avère que le frère d’Amir et Yacine étaient tous les deux sur le front, mais pas dans le même régiment. Ainsi, par le biais de ce frère qui n’était pas revenu de la guerre, Yacine s’intègre à l’histoire d’Amir, devient un frère, à qui il confie qu’il est parti du bas de l’échelle, et qu’il avait gravi l’échelle sociale. Ils se sentaient frères d’une même incomplétude, il avait perdu son frère, et Yacine n’avait pas encore retrouvé sa famille. Bientôt, Amir lui fait des costumes sur mesures. Un jour, il tombe sur Wari, qui s’étonne de ne pas avoir eu de nouvelles depuis longtemps, et Yacine se sent honteux, mais Wari le met à l’aise, il est heureux de sa nouvelle vie. Yacine se demande s’il est un faux-frère, ou un ingrat. Mais Wari est sérieux, lorsqu’il dit qu’il se réjouit pour son ami. Amir aussi lui dit qu’il n’a pas à rougir de sa chance, même si elle néglige les vieux amis, car il n’est pas responsable de la souffrance des gens. Et il lui dit que ce qu’il lui a donné, c’est son amitié, car certes il était riche, nanti, mais c’était aussi une effroyable solitude. Voilà : Yacine se sent riche de dons d’amitié.
Mais des nuages noirs s’approchent. Un couple visite Lalla, et de son arrière-boutique, il entend des éclats de voix, et la colère de cette femme veuve, qui crie dans l’escalier au couple qui s’en va que sa décision, c’est, non ! Lalla envoie sa servante chercher une voyante. Celle-ci propose aussi à Yacine de lui lire les lignes de la main. Elle lui prédit l’amour comme un rêve, dont il ne voudra pas se réveiller, mais il se réveillera, et ne trouvera ce qu’il cherche que lorsqu’il s’arrêtera. Elle parle d’eau qui donne la vie, et de l’eau qui purifie. Elle lui dit aussi que son père est vivant, mais est très loin d’ici. Elle lui dit que c’est sa famille qui le retrouvera. L’eau qui lui a révélé le futur est très claire, dit-elle. Certes, il va encore vivre beaucoup d’épreuves, mais il va les surmonter, dit-elle. Sa famille se manifestera à lui après qu’il aura souffert le feu et le fer.
Wari se fait du souci pour Yacine, parce qu’il est entier, pur, et que ce n’est pas prudent d’être comme ça. Si on est trop bon, on est à la merci du diable. Céder un pouce de son territoire, à Oran, c’est abdiquer. Yacine apprend que son ami Amir est parti pour Séville, avec sa nouvelle conquête féminine. Lorsqu’il revient, il est heureux de constater qu’il a trouvé l’être cher qui lui manquait, mais triste parce que le « feuilleton de notre camaraderie était terminé ». Mais c’est Sid qui est revenu de France, en ce janvier de 1923. On dirait une épave. Wari et Yacine sont déçus, Sid est comme muré. Enfin, il réussit à dire que la France, c’est beau à voir, mais pas pour longtemps, au début ça semble un rêve, puis tu bosses comme un âne pour t’abrutir, et enfin tu te rends compte que tu n’es pas dans ton élément, tu te demandes ce que tu as loupé, des tas de questions te bouffent la cervelle, tu perds la boule, et enfin, tu fais ta valise et tu rentres au bled. Et pourtant, là, avec ses deux frères du front, il a encore l’impression d’avoir laissé son âme là-bas. C’est que là-bas, il a retrouvé l’infirmière Appoline. Il l’avait demandée en mariage, elle ne pouvait pas, elle était mariée, mais elle l’a laissé l’embrasser. Il admet que c’était pour elle qu’il était allé là-bas. Il n’était pas en France, mais chez Appoline, l’infirmière du front, pour guérir ses cauchemars de guerre. Wari dit que Sid est en réalité mort.
Des gens arrivent chez Lalla, cela dégénère, Yacine avait dû fermer la boutique, il entend que Lalla crie qu’elle n’a pas besoin d’un tuteur, ni d’un mari, ni de personne pour veiller sur son honneur, bref qu’elle est une femme libre et qui sait se débrouiller seule. Après le départ des gens, Lalla envoie tout par terre chez elle, et Yacine ose aller s’en mêler mais elle le traite comme un chien, pour la première fois. Alors, il ne se reconnaît pas, il ne se laisse pas maltraiter, rabaisser, par elle. Son sursaut de fierté la freine net. Mais elle chasse Yacine et sa servante. Quelques heures après, elle envoie chercher Yacine, s’excuse, dit qu’elle est émue par sa naïveté, mais il rétorque qu’il n’est pas un simple d’esprit. On l’est un peu, lorsqu’on est jeune, lui dit-elle ! Elle est curieuse de savoir s’il a une fiancée, et lorsqu’il lui répond que non, elle le conjure de ne pas laisser passer sa chance, lorsqu’elle se présentera. (On voit se profiler Renzo et Lucia !). Le soir-même, Lalla s’offre à lui, et chaque nuit suivante, et le jour, fait comme si rien ne s’était passé. Comme pour dire sa liberté de femme, qui n’a pas besoin de tuteur, ni de mari. Se le disant à elle-même. Elle décide toujours du quand et du comment, avec lui. Le consommant avec voracité, et le laissant comme un reste de repas. Yacine se prête à son jeu sans enthousiasme. Puis y prend goût, devenant exigeant. Cela semble un apprentissage, qu’elle lui offre avec plaisir. Elle lui dit qu’il est sa renaissance à la vie, mais qu’il n’est pas sa vie. Et que son corps lui appartient, qu’il n’a pas été enterré avec son mari. Elle s’affirme hors des mains des manœuvres des autres. Avant, dit-elle, elle n’était qu’une femme, et maintenant je suis moi, et plus personne ne se substituera à son autorité. Yacine est impressionné par cette femme forte, qui orpheline avait été mariée une première fois à peine pubère, puis répudiée car ne donnant pas d’héritier, et donnée ensuite à un riche commerçant de trente ans plus âgé qu’elle, qui l’a choyée tandis qu’il n’avait de passion que pour ses affaires.
Lalla est sous la haute surveillance de sa famille, qui veut la remarier à son cousin. Elle charge Yacine de provoquer ce cousin, qui a déjà deux femmes. Il doit le jeter à terre parce qu’il l’importune, afin qu’il ne revienne plus. Yacine s’exécute, et Lalla lui certifie que, humilié devant tout le monde, il ne reviendra plus. En son for intérieur, Yacine n’est pas fier d’avoir humilié un homme devant une femme, et il pense que Lalla l’a abusé lui-aussi. Il anticipe qu’il devra payer pour ça, et il ne se trompe pas. Une semaine après, des coups semblent vouloir défoncer la boutique, deux hommes costauds sont là, la police. Yacine n’a que le temps de se cacher. Lorsque la police est partie, Lalla lui montre l’avis de recherche le concernant, qu’ils ont laissé. Qui vient de la plainte du cousin ! Yacine sait qu’il n’a aucune chance, contre un notable. Que fuir, à nouveau. Lalla lui donne l’adresse de son beau-frère, il doit partir sans rencontrer ses amis Wari et Sid. L’aventure est relancée vers un futur inconnu et inquiétant.
Arrivée dans la maison cossue du beau-frère de Lalla, vers le Sahara. Il doit travailler dans sa tannerie. Très vite, il quitte ses habits de citadin pour ne pas attirer l’attention, et s’habille local. Mais le beau-frère de Lalla veut la vérité, de Yacine, et lorsqu’il apprend qu’il est un fugitif, étant un notable qui ne veut pas de problèmes avec les autorités coloniales, il lui demande de partir tout de suite. Il erre six jours en direction du lieu misérable où habite sa sœur, mais lorsqu’il arrive à la bicoque de son beau-frère, celle-ci a la porte défoncée, et il n’y a plus rien à l’intérieur. Sa sœur est partie avec ses enfants à la mort de son époux. Yacine repart à travers la steppe, croyant être devenu fou, fatigué de la vie, sombrant. Il se réveille et voit une vieille femme penchée sur lui. Son mari l’avait trouvé à moitié mort, fiévreux. Il est chez un éleveur de dromadaires. Qui l’héberge le temps qu’il émerge de son naufrage. Il reprend des forces, mais son chagrin profond ne cesse pas. Ses hôtes prennent soin de lui, lui apprennent même à monter à dromadaire. Hospitalité du désert. Le jour où il est prêt à repartir, l’homme lui dit qu’il ne faut pas s’attarder sur ce qui nous abime, mais se concentrer sur ce qui nous aide à nous reconstruire. Mais lui, il n’a pas, croit-il, les données pour se reconstruire. Alors l’homme précise : il faut prendre les choses comme elles viennent et en faire des leçons de vie. Et il précise que ce n’est que par la sagesse que l’on accède au salut de l’âme. En faisant la part des choses. Tout passe, nous sommes des mortels. Alors, puisque tout part, pourquoi tant de souffrances ? Il faut gravir les sept marches de l’arc-en-ciel : l’amour, la compassion, le partage, la gratitude, la patience, le courage d’être soi en toutes circonstances. Yacine remarque qu’il n’a cité que six marches : la septième, lui dit-il, est au bout de ton destin. Cet homme était un poète bédouin. C’était la sobriété faite homme. Il avait balayé toutes les chimères de la vie.
Yacine trouve du travail chez un colon, où c’est rude, seules les chaînes manquent pour que ce soit le bagne. Il se lie d’amitié avec un autre travailleur algérien, connaisseur de plantes médicinales. Il lui propose d’être son associé, d’acheter du terrain avec leur salaire et faire un élevage de volailles. Mais, au milieu de la nuit, celui qu’il croyait être son ami lui a tout volé et était parti. Un Bédouin accepte de le prendre comme berger. Grâce à lui, il apprend à aimer le Sahara. Mais un jour, un visiteur s’arrête, observe le troupeau, et exige un bélier et trois agneaux. C’est, dit-il, pour Er-Rouge. Yacine ne sait pas encore qu’il est dans le temps de l’Officier Rouge. C’est le cauchemar des colons et de leurs garnisons. Yacine ignore de qui il s’agit. Il ne veut pas donner les bêtes, se fait frapper, riposte, en fin de compte, l’homme s’en va sur sa charrette. Le Bédouin lui dit qu’il aurait dû donner, Er-Rouge ne sera pas content, il va lui tomber dessus, il va essayer de s’arranger avec lui, mais lui, Yacine, doit partir, une fois de plus, lui dit-il après lui avoir parlé de cet Officier Rouge qui veut déclencher une insurrection contre les colons, mais dont on se demandait s’il n’était pas mort puisqu’il ne donnait plus signe de vie, sauf que maintenant il ressuscitait dans les steppes. Soudain, le matin, des cavaliers surgissent. Parmi eux, il y a une femme, et l’homme qui la veille voulait les brebis et un bélier. Cet homme précise : « On est des insurgés, pas des bandits ». En fait, ils sont venus pour emmener Yacine, qui est jeté, ficelé et la tête dans un sac, dans la charrette, comme si c’était les soubresauts du temps chaotique qu’il était en train de vivre dans ce voyage vers la rencontre du Cavalier Rouge, qui s’attaquait à la colonisation en Algérie. A l’arrivée, comme si c’était une naissance très abrupte, il est saisi par les pieds, balancé dans le vide, sa tête heurtant le sol. Lorsque le sac lui est enlevé, la lumière l’éblouit. Soudain, Yacine réalise que l’Officier Rouge, c’est… Zorg ! Et celui-ci présente Yacine à ses hommes comme le « Turco » qui a été dans la même compagnie que lui pendant la Grande Guerre. Zorg serre Yacine dans ses bras. Puis il le présente à la femme : « Il était dans la même compagnie que ton frère » c’est-à-dire ce cousin que Zorg n’avait pas pu sauver. Yacine se rend compte qu’il n’a toujours pas fait son deuil, et peut-être est-ce ça qui l’a précipité dans la lutte insurrectionnelle contre les colonisateurs, auxquels son cousin a été sacrifié. Voilà, en quelques instants, les liens fraternels qui s’étaient scellés sur le front sont ressuscités. Parmi les hommes, Yacine retrouve un autre compagnon de front, Raho. Ils se retrouvent comme s’ils s’étaient quittés la veille.
Lorsque Yacine raconte à Zorg qu’il a fait la guerre sous l’identité du fils du caïd, Zorg ne veut d’abord pas y croire, tellement c’est invraisemblable. L’histoire est ridicule, tragique. Comment, dit Zorg à Yacine, a-t-il pu, comme s’il avait de la bouse de vache dans le crâne, faire ce que le caïd lui avait ordonné ? Alors, Yacine explique, la menace contre sa famille et lui qui seraient chassés du douar, déracinés, et surtout, avant ça, personne ne lui avait jamais menti, lui et sa famille, dans ce douar, vivaient terrorisés par ce caïd propriétaire des terres, et ils étaient coupés du monde, pour eux, il y avait Dieu au ciel et Gaïd Brahim sur terre. Zorg veut le chasser tel un déchet humain. Mais survient, pour le défendre, l’autre frère d’armes présent, Raho, pistolet à la main. Celui-ci dit à Zorg, l’Officier Rouge, que dans les mêmes conditions lui-aussi aurait obéi comme un toutou. Et d’ailleurs, n’est-il pas lui-même allé à la Grande Guerre en obéissant à un colon ? Obéir à un caïd ou à un colon, quelle différence ? Zorg hurle alors que c’est lui qui va tout changer dans ce pays ! Sous-entendu, qui jettera dehors les colons.
Yacine doit à Raho de pouvoir rester. Celui-ci s’explique avec Zorg : il n’avait pas à humilier ce frère d’arme, le livrer à ses brutes, comment pouvait-il se conduire en vrai chef de guerre, tout en étant encore l’écorché vif qui avait menacé le sergent Sid la nuit de la Grande Victoire, et le forcené suicidaire parti sous la mitraille à la recherche de son cousin disparu. Yacine a l’intuition qu’en restant à côté de ce forcené, il allait se brûler les doigts ou s’immoler, mais il est étrangement cloué sur place. Au cours d’une conversation avec Raho, Yacine apprend que Zorg et lui ne se sont plus quittés après la guerre, et déjà au front, Zorg avait parlé de son intention « de lever une armée algérienne contre la France ». Si Yacine a ignoré ça, c’était parce qu’il était ami avec Sid, et que Zorg haïssait Sid. Après la guerre, avec Zorg, ils avaient commencé à harceler les colons, et ce sont ceux-ci qui l’ont nommé Er-Rouge, et Zorg avait ajouté Officier, s’était promu Officier Rouge de sa propre armée. Raho dit à Yacine que ces derniers temps, Zorg n’allait pas bien, et il lui conseille de ne pas le suivre s’il lui demande de l’accompagner quelque part. Lui-même s’il est là, c’est parce qu’il reste dans le village qu’avec les autres insurgés ils avaient retapé, comme d’autres il s’était marié avec des filles des tribus alentour, Zorg avait choisi l’épouse pour chacun d’eux, mais finalement Raho n’était pas mécontent de la sienne. Il croit qu’un jour, même si la France est invincible, même si elle a la plus puissante armée du monde, les Algériens réussiront à récupérer toutes leurs terres, la lutte a en fait commencé depuis un siècle. Mais avec Zorg, il y a autre chose : en vérité, s’il n’aime pas Yacine, c’est parce qu’il a été l’ami du sergent Sid, et il est rancunier, il le voit comme étant Sid, c’est-à-dire l’Algérien de la ville, incarnant son adaptation à la colonisation symbolisée par la ville. Bien sûr, avec sa lutte insurrectionnelle, Zorg fait bouger les choses, mais « la France finira par mettre le grappin dessus ». Sa cousine aussi n’est habitée que du désir de venger son frère mort au front.
Yacine a fait impression, il incarne le premier homme qui a pu tenir tête à l’Officier Rouge. Et donc, même l’homme qui était venu demander le bélier et les brebis le reconnaît maintenant comme un frère de lait. Zorg arrive, lui offre un cheval pur-sang, afin qu’il redevienne, à ses yeux, un homme. Puis il lui confie qu’il a perdu sa mère très tôt, qu’il n’avait plus envie de rien. A la suite de cette confession, il admet qu’il a été dur avec lui, et s’engage à rechercher sa famille, en demandant aux tribus leur aide. Zorg, contre toute attente, est redevenu fraternel. Désormais, c’est moins pénible pour Yacine, puisque les recherches de sa famille s’organisent avec ces tribus. Il se sent n’avoir qu’une épave pour survivre, qui devient « une île que l’on peuple de rêves et de vœux ardents ». Soudain, Zorg revient avec Issa, un autre compagnon du front appartenant à la compagnie de Gildas, mais avec une mauvaise nouvelle, le cheikh Madani ne veut plus soutenir leur armée de rebelles, parce que les militaires rôdent trop dans les parages. La présence des rebelles conduits par l’Officier Rouge sur les terres du cheikh fait courir trop de risques. Celui-ci se rétracte alors qu’il « n’a même pas été inquiété par les Français ». Il ne croit plus à leur guerre de libération. Les familles des rebelles n’ont plus de réserves pour vivre. Zorg se débrouille pour rapporter de la nourriture, et promet à ses gens affamés que sur « la terre sacrée », il n’y aura plus jamais de bannis. Avec une douzaine d’hommes, dont Yacine, il va organiser une embuscade contre le cheikh Madani. Un poète, parmi eux, au cours de leur bivouac pour passer la nuit, dit que si « tu sais être digne dans l’adversité… tu vaux autant que n’importe quel homme instruit », que c’est la peur qui empêche d’être libre, que le seul bourreau, le seul geôlier, est en soi, « c’est à toi d’être ce que tu veux, aucun érudit ne t’arriverait à la cheville ». Mais pourquoi ce poète est-il si triste ? Est-ce parce qu’aujourd’hui, la parole donnée ne compte plus ? En tout cas, la présence d’un poète est importante, tel l’homme du livre qui pourra raconter leur histoire aux générations de demain, dit Zorg. Celle de la libération en cours avançant dans l’ombre, afin de mettre fin à la colonisation, qui fait tant de bannis et d’humiliés ? Nuit d’insomnie pour Yacine, qui pense aux siens. Zorg dit au cheikh Madani que ce n’est pas bien d’affamer sa troupe. Celui-ci rétorque que sa pénurie de semences (prétexte pour ce coupage de vivres) a été l’aubaine pour que les hommes de l’Officier Rouge lui fichent la paix, qui sont comme des parasites vivant à ses crochets. L’Officier Rouge répond que ce sont des guerriers qui se battent « pour la dignité de notre peuple ». Mais Madani n’est pas pour ce combat contre la France, et « La France, c’est le monde. Que peut une peuplade contre le monde ? ». Tandis que lui-même, dit-il, sa guerre, il la mène contre le désert, une guerre pour l’eau si rare, et dans la sueur. Madani témoigne que Zorg l’avait d’abord séduit avec son histoire de dignité, et finalement, il n’a vu qu’une bande de profiteurs se gavant à ses frais. Lui, il n’a pas envie que, sous prétexte qu’il nourrit les hommes de l’Officier Rouge, l’Administration française lui saisisse ses terres. Il démontre à celui-ci que lui, il voit à plus long terme. Que cette lutte d’un peuple pour sa liberté ne peut pas se faire tête baissée. Sur le coup, ce cheikh rappelle à Yacine le caïd, et il le déteste. Mais Madani prédit à l’Officier Rouge qu’un jour ou l’Autre, les Français vont le choper. La sœur du cousin que Zorg n’avait pas pu sauver, au front, tire soudain, et tue Madani, c’est-à-dire le cheikh qui semble s’accommoder de la colonisation, et regarde de haut, dédaigneusement, ceux qui sont engagés dans la résistance. Yacine se dit que cette femme est beaucoup plus « qu’une femme parmi les hommes ». Ensuite, les insurgés partent au galop, et se mettent en embuscade, attendant que les hommes du cheikh abattu viennent le venger. Ce seront des poursuivants pris au piège, tombant sous les balles, ou cherchant à fuir. Parmi eux, un grand garçon en burnous de notable, le fils de Madani, qui est fait prisonnier. Mais celui-ci refuse de se soumettre, et sa cervelle éclate. Son cousin, dont le père s’est battu contre les Français qui ont saisi leurs vergers et leur ferme, qui reste l’unique héritier de son oncle Madani, est prêt à faire allégeance à l’Officier Rouge. Celui-ci considère alors que les terres de Madani sont devenues ses terres. La veuve du cheikh exécuté est mariée à l’un des guerriers de Zorg. Celui-ci est accueilli partout avec enthousiasme. Zorg veut aussi marier Yacine. On sent arrive Lucia ! Mais Yacine dit qu’avant, il y a encore une étape. Il doit retrouver vraiment son identité, et savoir ce qu’est devenue sa famille. L’Officier Rouge, se souvenant de sa promesse, charge les chefs de ses tribus de partir à la recherche du manchot, père de Yacine, et donc de retrouver aussi la trace de Gaïd Brahim. On est au printemps 1923. Zorg, s’il veut aussi éliminer le cheikh Gaïd Brahim, c’est pour élargir sa zone d’influence, son territoire. Pour lui, c’est l’étape nécessaire avant de s’attaquer directement aux colons. Le caïd est localisé. La peur, en Yacine, se réveille, terrible, au seul nom de Gaïd Brahim. Elle culmine lorsque Zorg décide de « s’en prendre à l’être le plus abject qu’il m’ait été de connaître ». En somme, l’être qui, pour devenir un nanti, un notable, s’est soumis aux colonisateurs puissants matérialisant le monde, voire l’autre monde pour eux les inférieurs qui n’avaient jamais rien vu. La peur est si intense que Yacine voudrait dissuader Zorg de son projet, mais il n’ose pas, l’Officier Rouge l’aurait définitivement fait chuter au rang des sans-honneur. Mais la peur le désarme. C’est Abla, la sœur du cousin que Zorg n’avait pu sauver au front, qui a su collecter toutes les informations permettant d’enlever le caïd. La veille de l’attaque, Yacine sent que sa peur se transforme en haine, et il se voit déchiqueter à mains nues l’homme qui avait bouleversé son existence et fait de lui une bête traquée. Les quatre tribus vivotant sur les terres du caïd espèrent l’homme saint qui les débarrassera d’un seigneur tout-puissant sur leurs vies qui est « l’abominable suppôt de la France qui les avait spoliées et assujetties en livrant leurs garçons au bagne, à la déportation et aux potences ». Mais l’embuscade ne se déroule pas comme prévu. C’est Zorg et les siens qui se font prendre. Celui-ci, pour la première fois, est totalement dépassé. Ils galopent vers le Sud. Gaïd Brahim organise la traque de l’Officier Rouge. Ainsi, il allait renforcer son autorité, mais aussi son allégeance… aux Français. Zorg, Yacine ignore pourquoi, lui en veut à mort, après la débâcle. Comme s’il pensait que c’était lui qui portait la poisse. De l’avoir confronté au caïd en remuant le couteau dans la plaie, c’est-à-dire aux Algériens qui, par convoitise du statut de notables, se sont soumis aux colonisateurs pour être élevés par eux ? Maintenant, c’était Gaïd Brahim qui les pourchassait comme du gibier. Ils sont recueillis par un Bédouin, exténués. Ils doivent rester là, ne pas retourner dans le Nord, qui est sous le contrôle de l’armée. Le Sahara est un abri. Ils se mettent en route pour ce repli, mais un avion les mitraille, Abla est blessée, ils sont accueillis par une tribu. C’est là que Zork, sous la tente du chef tribal, lui demande la main de son arrière-petite-fille pour la marier à… Yacine ! Le chef tribal accepte, et l’immam valide le mariage. Voilà la Lucia de Renzo ! Yacine ne l’a même pas encore aperçue ! Puis Gorg s’en va, le laissant dans la tribu avec Abla, où il ne voit pas son épouse. Puis un envoyé de l’Officier Rouge vient les chercher, et la mariée est préparée pour le départ, mains rougies de henné, tête sous un voile, youyous l’accompagnant jusqu’à la calèche. Sur leur chemin, ils devront faire face à un poste militaire, et Yacine, en disant qu’il est venu chercher un couple de mariés, passe sans problème. L’épouse ne veut pas enlever son voile, elle ne le fera que dans la chambre à coucher. Un village séculaire, ouvrant la porte du Sahara, se profile, offrande sur la route. Chaque herbe, chaque caillou, raconte ici une épopée, une vaillance immémoriale de génération en génération, Yacine se demande s’il est arrivé en ces lieux mythiques « pour purifier mon âme des influences mortifères et mériter d’accéder à la paix avec moi-même et avec mes fantômes et mes absents ».
La calèche s’arrête devant un patio et un potager, Yacine doit laisser les femmes qui, à l’intérieur, vont préparer son épouse pour leur nuit. Plus tard, alors que lui-même s’est aussi préparé, on lui dit que son épouse l’attend à l’intérieur. D’abord, elle se raidit, recule, lorsqu’il commence à soulever le voile, elle est très jeune. A l’instant où leurs regards se croisent, Yacine a la certitude absolue qu’il va l’aimer de toutes ses forces jusqu’à la fin de ses jours. Lorsqu’il se réveille, elle n’est pas là, mais déjà avec les femmes. Il a hâte de la retrouver. Les premières nuits, elle ne parle presque pas. Ils sont mariés, mais demeurent étrangers l’un à l’autre, chacun dans son histoire, très différente l’une de l’autre, et entre les deux, un écran blanc. Elle était la fille des espaces infinis, où les repères changeaient tout le temps sur le chemin d’un nomadisme incessant mais ne changeant jamais rien à sa vie, elle était aussi entière qu’inaccomplie, et comme Yacine, elle restait elle aussi « à la périphérie de notre récente histoire commune », « comme si nous étions en retrait quelque part et que nous nous regardions vivre ». A ses côtés, Yacine se sent tellement en paix. Se sentant si humain.
Zorg réapparait. Il dit qu’il veut chercher des alliés, car sans cela ce n’est pas possible de gagner sur la France, il faut mobiliser le territoire national. Sa cousine, elle, veut qu’ils rentrent sur leur territoire, et rassurer leurs hommes restés là. Yacine se voit bien rester là, dans ce village, amoureux. A passer son temps à observer les Européens, de l’autre côté de la vieille cité, et à raconter sa famille à son épouse. Celle-ci rêve qu’il l’emmène à la mer, qu’elle n’a jamais vue. Il lui dit que c’est comme le Sahara, mais à la place du sable, il y a l’eau. Il lui promet. Tandis qu’Abla, elle, est un cœur qui n’a pas besoin d’un homme pour battre, il le fait seul, comme un grand. Yacine la verrait pourtant bien avec Zorg, son cousin. Mais pour elle, c’est un frère, et elle le sait, il n’a jamais touché une femme. Ils le retrouvent dans une cahute, et celui-ci dit que l’allié sur lequel il comptait n’est pas fiable, qu’il avait voulu le soumettre, lui l’Officier Rouge, sous sa coupe, et qu’il ne voulait pas de femme dans ses rangs. Donc, OK, ils vont rentrer à leur base. Zorg part de son côté, et Yacine, son épouse et Abla prennent le train.
Ils sont à la base, retrouvant Raho, le camarade fraternel du front. Celui-ci est catastrophé d’apprendre que les hommes de Zorg se sont fait décimer. Il dit que leur guerre de libération, ce n’est pas une histoire de vengeance. Il sait que Zorg a collé à Yacine une nomade ! Il demande à son épouse de bien l’accueillir. L’atmosphère au village est insoutenable, tandis que les veuves pleurent leurs maris morts en suivant Zorg. Tout part en vrilles, dit Raho à Yacine. Celui-ci lui dit que pour la lutte de la décolonisation, ils ne sont pas encore prêts, qu’ils n’ont en réalité pas encore les moyens de tenir tête, que ce n’est pas une histoire de razzia.
L’Officier Rouge arrive au village décharné. Mais y croit toujours, disant que certains chefs tribaux sont encore prêts à le suivre. Yacine pourrait partir à la ville, avec son épouse, mais il ne peut déserter, et surtout, Zorg l’intrigue toujours, lui qui le hait et l’affectionne tout à la fois. Il n’arrive pas à le situer. Il rappelle qu’il a promis à son épouse de l’emmener voir la mer. Et à Oran, il a encore son ami Sid. Avec lui, il rêve de pouvoir mettre le pied à l’étrier. Zorg part à cheval avec une douzaine de cavalier, mais laisse Yacine, parce qu’il porte la poisse sans doute. Alba aussi a été abandonnée par son cousin. Un cavalier arrive, et vient lui annoncer… l’arrestation de l’Officier Rouge, qui est entre les mains de… Gaïd Brahim ! Alba veut aller lui porter secours. Elle réussit à emmener avec elle Yacine ! Le voilà reparti dans les vicissitudes, alors qu’il rêvait d’une vie paisible avec sa Lucia manzonienne. Ils galopent et tombent sur un des leurs. Qui leur apprend que Zorg a été pris vivant afin d’être remis aux autorités françaises, et que mis dans une cage, il est exhibé dans les douars. Devenue elle-même une ombre, Abla veut y aller. Elle voit Zorg dans sa cage, ensanglanté par d’horribles sévices. Elle veut faire une dernière chose pour lui : abréger son supplice, et le tue, non sans avoir, juste avant, dit à Yacine de prendre soin de lui. Abla est ensuite abattue. Yacine se dépêche de quitter les lieux, galope à travers la steppe.
L’attend l’épreuve du scarabée. Il a loué une maisonnette, vieillotte mais propre, il est ravi de retrouver la ville, sachant qu’il va s’adapter, se faire des amis, mais là manque sa famille, pas encore retrouvée. Son épouse colmate les brèches ouvertes par ses absents. Un jour, il voit un scarabée bousier, tête en bas, en équilibre sur ses pattes de devant, qui pousse avec ses pattes arrière une boule de crottin beaucoup plus grosse que lui, et avance. Il se demande pourquoi autant d’acharnement, et pourquoi ce crottin telle la pierre de Sisyphe. Le scarabée s’accommode parfaitement à la tâche que la nature lui a assignée. Lui, de même, ne pouvait-il pas s’accommoder aussi de vivre sa vie avec son épouse ? Il se rend à la menuiserie du père de Sid, lui demande de dire à son fils qu’il est là. Pour des retrouvailles fraternelles. Un jour, Sid apparaît, beau dans son costume de citadin. Il a réussi à se réveiller de ses cauchemars de guerre. Il lui dit, on est plus que des frères, nous deux ! On est des jumeaux ! Sid, alors qu’ils se promènent en ville, dit à Yacine qu’un jour il aura des magasins ici, qu’il est déjà en route, et il s’avère que c’est un trafic, mais il ne vole que ceux qui leur ont tout pris. Il a déjà des magasins où il est co-propriétaire. Il montre à son ami une boutique à vendre, et avec ses économies plus la vente de ses bijoux qu’a décidée son épouse, Yacine, deux jours plus tard, est lui aussi propriétaire d’un magasin. Le voilà son propre patron. Ce qu’il vend, il se doute bien que ça a une origine suspecte, mais il ferme les yeux. Son épouse est enceinte, elle donne le jour à un fils.
Mais, une fois encore, les choses s’échappent tel un Aleph, un objet inconcevable et introuvable : Sid disparaît, et un matin, deux hommes en costumes viennent l’arrêter à sa boutique, qui lui avait donné un air de notabilité, et ainsi, il est déjà séparé de ce fils juste né. Au poste, après qu’on lui eût demandé s’il était bien le fils du manchot, Yacine Chéraga, il apprend qu’il a été arrêté parce qu’il est recherché depuis l’époque de Lalla, qui n’avait donc pas réussi à enlever la plainte de son cousin. Il est aussi accusé d’autres meurtres, dont celle de l’homme de main du caïd. Sous les barreaux, il pense à son épouse, abandonnée avec leur fils. Avec d’autres, ils sont présentés au directeur du bagne, un Français. Qui leur dit qu’il vient du même cloaque qu’eux. Mais qu’il a su mieux qu’eux se débrouiller. Ceux qui tenteraient de s’évader seront tirés comme des lapins ! Il leur dit qu’ils sont déjà morts, mais ne le savent pas encore. Yacine a écopé de vingt ans de travaux forcés. Il n’aura pas pu tenir sa promesse d’emmener son épouse à la mer ! Dans cet enfer, il est sûr de ne pas survivre une deuxième fois. Un forçat évoque un jour son père, un manchot, qui était à Oran. Ce forçat a de la haine pour celui qu’il imagine être de la ville. C’est un combat de titans entre Yacine et lui. Il a cogné, parce qu’au bagne, il ne pouvait être le perdant, celui qui avait été rabaissé par les autres. D’avoir éliminé ce forçat lui a valu, de la part du directeur du bagne, un mois de cachot. Mais il est devenu le chef, après avoir démontré sa force. Mais, face aux matons, il est toujours celui qu’ils mettent à terre ! Pendant des années, les matons l’ont réglé comme une horloge. Et le Renzo qu’il est, lui, est séparé de sa Lucia. Au bagne, ils sont des cadavres ambulants. Et la guerre des clans bat son plein. Au bout de huit ans, il est devenu un vétéran qui est respecté. Il peut écrire des lettres pour les autres, et avoir en échange des cigarettes. Puis, puisqu’il sait lire et écrire, il est chargé de donner des cours d’alphabétisation, et aux yeux des matons, il acquiert de l’estime, et même aux yeux des forçats. C’est sa onzième année de bagne, il travaille dehors. Un matin, il remarque un oiseau. Il a l’impression qu’il lui apporte un message. De la part de son épouse ? De sa mère ? De son père ? Un jour, une voiture de livreur passe, coup de klaxon, le conducteur semble le reconnaître, l’appelle Hamza, donc son identité au front ! Yacine le reconnaît, ce kabyle camarade de front, et ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Décidément, tous ceux qui viennent lui tendre la main pour le sortir des situations plus désespérées les unes que les autres sont des camarades du front ! Mais le kabyle repart, et Yacine a l’impression qu’il emmène une part de lui-même. En janvier 1938, il neige sur le chantier où les forçats sont épuisés. Yacine perd le seul ami qu’il a au bagne, qui s’est suicidé. Puis, sans raison, on le met en quarantaine, et il croit que c’est parce qu’il n’a pas su retenir en vie son ami. Soudain, on le pousse dans le cagibi où il donne des cours d’arabe aux gardiens, et il voit un homme qui l’attend. Il pense avoir une vision, croyant reconnaître son adjudant-chef Gildas. Mais c’est bien lui ! Yacine veut savoir comment il a su qu’il était au bagne. Gildas lui raconte que, depuis le retour du front, de France, beaucoup de soldats étaient restés en contact, certains étant venus le voir pour intégrer l’armée, d’autres venant le visiter lorsqu’ils étaient dans les parages. C’était Dahmane, le chauffeur livreur du bagne, qui l’avait localisé, et avait, par le téléphone arabe, fait voyager la nouvelle jusqu’aux oreilles de ses frères de guerre. C’est au tour de Gildas d’être curieux de comment Yacine était tombé dans cette arène aux fauves. Yacine lui raconte tout depuis le début, son envoi à la guerre par le caïd sous l’identité de son fils, etc. Gildas n’en revient pas, et s’écrie, « c’est fou ce que la fatalité nous réserve » ! Justement, le directeur du bagne était commandant dans l’armée, pendant la Grande Guerre, et c’est un vieil ami du père de Gildas. Celui-ci veut lui demander de le ménager, voire réussir à le faire sortir. Gildas va activer le réseau de son père. Yacine lui demande, en attendant, d’aller donner des nouvelles de lui à sa femme.
Yacine raconte son incroyable histoire au directeur du bagne, qui n’est pas totalement surpris, puisqu’il a déjà connu un cas proche du sien. Mais il est surtout intéressé d’entendre son témoignage de tirailleur, lorsqu’il était à Verdun. Le directeur s’aperçoit que, lorsqu’il raconte, la flamme du guerrier brûle encore en lui, que quelque chose se réveille en lui lorsqu’il pense à ces années. Quant à Yacine, il se rend compte que son récit ravive pour le directeur tout ce qui a compté dans sa carrière, qu’il était touché par ses péripéties de soldat, qui étaient les mêmes que les siennes, bref qu’ils étaient camarades de guerre. N’ayant pas le pouvoir de le faire libérer, le directeur, par solidarité entre vétérans de la Grande Guerre, l’affecte à la lingerie, ou à des chantiers dehors, et on lui enleve ses chaines. Yacine a l’impression de renaître aux choses essentielles du monde, et même, la femme du directeur lui offre de la citronnade, des repas consistants dans de la belle vaisselle. Gildas vient plusieurs fois lui rendre visite. Mais hélas, il n’a pas trouvé trace de son épouse. A la deuxième visite, un journaliste est avec lui, pour recueillir son histoire. La troisième fois, un vieux monsieur, important, l’accompagne. Puis plus rien. Et Yacine se demande quelle est la raison de la malédiction qui est revenue sur lui.
Il n’espère plus rien. Un jour comme les autres, le gardien-chef lui demande de le rejoindre dehors. Lui ordonne de se laver, de se rendre un aspect recommandable. Que se passe-t-il ? Quand c’est fait, le gardien lui dit : tu rentres chez toi ! Il est libre, mais Yacine a l’impression de recevoir un coup sur la tête. Il se méfie des rares joies car jusque-là, elles n’avaient toujours été que le prélude de nouvelles peines. Ses nouveaux habits sont trop grands pour lui, mais il trouve qu’ils lui vont comme un gant ! Le directeur, derrière sa fenêtre, le regarde partir, lui faisant un signe d’adieu. Gildas l’attend dehors. Comme pour un nouveau recommencement, en phase avec jadis l’accueil dans l’armée pour partir au front, mais maintenant pour la vie nouvelle, libre. Gildas, un sourire en coin, lui dit : « Maintenant, tu ressembles à quelqu’un que j’ai connu ». Il remercie du fond du cœur son adjudant-chef ! Lui, il dit, « On se serre les coudes », entre Turcos ! Le paysage défile par la fenêtre de la voiture, et il dit tout en silence. « Prendre conscience de la fugacité de l’existence et en faire un précieux objet, c’est ça la liberté », « remercier chaque instant de grâce et œuvrer pour le mériter, c’est ça la liberté ».
Mais Yacine est encore inquiet : il n’a de nouvelle ni de son épouse ni de sa famille. Il convainc Gildas d’aller retrouver Sid, qui sait peut-être quelque chose. Mais aucune trace de Sid. L’objet de la recherche de Yacine se dérobe encore et toujours ! Il reste quelques semaines dans la ferme de Gildas, à reprendre des forces et des couleurs. Puis il reprend ses recherches. Son épouse s’est volatilisée avec leur fils. Alors, il décide de faire son deuil, et revient à la ferme de Gildas. Qui, envers et contre-tout, veille fraternellement sur lui. Et un jour, sur un marché, il LE voit ! Son père ! Et à partir de là, il retrouve sa famille, sa mère, ses deux sœurs, mariées, son frère cadet, son plus jeune frère. Tout va bien pour eux, dans leur vie simple. Son père n’a jamais cru que son fils était un voleur, comme le caïd voulait lui faire croire. Il le croyait mort, tué par le caïd. Gildas, toujours lui, lui prête de quoi acheter une petite boutique d’alimentation générale, et il peut ainsi améliorer la vie de ses parents. Avec tant de retard, il peut enfin accomplir ses devoirs de fils envers eux. Grâce à Gildas, qui lui a donné les moyens d’être fidèle à ses vertus. Mais son épouse, où est-elle ? Telle la Lucia de Renzo ! Yacine veille sur ses parents jusqu’à leur mort. Jamais il ne se remarie.
Pas mal de temps après, un homme d’un certain âge se présente. Ce regard, il semble à Yacine qu’il le connaît ! Mais oui, c’est Sid ! Toujours un frère de tranchée, qui ramène l’espoir, alors même qu’il semble perdu ! Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, puis Sid s’écarte, pour lui montrer un jeune homme derrière lui. C’est ton fils, lui dit-il ! Que Sid a élevé ! C’est son fils qui ouvre les bras à son père. Sid s’était occupé de l’épouse et du fils de Yacine, tout ce temps, comme s’il se rattrapait de sa honte de ne pas avoir pu aider Yacine, son frère de tranchée. Et c’est en rencontrant par hasard Gildas dans un train qu’il a retrouvé sa trace. Quant à son épouse, elle n’a, lui dit-il, manqué de rien, et en ce moment, elle est… face à la mer, elle habite un pied-à-terre à deux pas de la plage. Sid et son fils retrouvé vont le conduire jusqu’à elle. A l’instant où il la retrouve, Yacine devient quelqu’un d’autre, renaissant à lui-même, et elle renaissant à elle-même, avec la parole libérée. Il vit enfin sa vie auprès de sa rose des sables.
Très beau, ce roman manzonien de Yasmina Khadra, que la lecture a suivi de relancement en relancement à chaque fois alors que tout semblait perdu, la solidarité fraternelle étant toujours au rendez-vous, ces personnages vertueux.
Alice Granger


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