La maison - Julien Gracq

Editions Corti - 2023

lundi 15 mai 2023 par Alice Granger

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Cela semble, dans cet inédit de Julien Gracq, un trajet en autocar que le narrateur a l’habitude de faire chaque semaine, au temps de l’Occupation. Mais le paysage que la route nationale borde soudain parait venir faire écho à une vision intérieure, la rendant consciente. C’est alors une tache lépreuse qu’il voit se détacher du paysage bocager, une étendue de campagne qui est envers et contre tout hostile et déserte, comme en phase à une autre chose, concernant le féminin, résistante, qui l’avait depuis longtemps questionné en marge de tout, mais il n’y avait jamais vraiment prêté attention. Juste après ce surgissement intérieur qui fait qu’il remarque cette « tache », il fait allusion comme par hasard à ce temps d’occupation allemande, comme si l’hostilité du paysage était farouche résistance à cette « occupation » tel un viol de l’imaginaire qui laissait cette « étendue de campagne » défigurée par ce « mal », cette lèpre. Dans cette vision, c’est l’autocar lui-même qui se sent « fourbu », « enfermé », « surpeuplé », et des voyageurs obligés de voyageur debout comme lui sont imbriqués « comme des harengs en caque ». C’est un « secret mouvement de curiosité », on imagine vibrant avec une sensualité soudain éveillée plus que réveillée, alors que ce vrai éveil semblait figé à jamais par la routine de la normalité décrétée mais aussi par l’ennemi occupant (le réel, l’Allemand, rimant avec un autre occupant se faisant passer pour légitime), qui lui fait remarquer cette « échappée de paysage », ce « débouché » là où il y a « le bouquet de chênes » qui intensifie cette sensualité qui se dresse, et plus encore lui fait sentir à quel point, décidément, cette peinture de résistance offerte par la nature est répulsive, désolée, morne, comme le féminin peint, en marge restant invisible à cause de la logique hégémonique, les formes, décidées pour ce féminin par le masculin, (l’ occupant) et la normalité, sont mortifères. Ne sont pas la vie pour ce féminin, cette horizontalité sacrifiée pour la verticalité virile. Une échappée, qu’il remarque parce qu’il l’avait déjà sentie sans vraiment la prendre au sérieux jusque-là, qui semble rimer avec l’absence totale de complicité avec… son occupant et la convoitise de territoire qui l’habite à un point tel qu’il se croit chez lui. Puisqu’en réalité, pour qui sait voir vraiment, elle se refuse. Jamais jusque-là le voyageur qui raconte n’avait remarqué cette échappée, ce débouché.
Le voyageur de l’autocar précise alors : il s’agit d’une « zone étroite », et nous pensons à cet autre texte de Julien Gracq, « Les eaux étroites ». Cette zone étroite suggérant d’emblée le féminin dont l’accès au mystère est en réalité bien plus difficile que ne le croit l’occupant, surgissant de ces campagnes « banales et cossues », « cossues » vibrant avec « bourgeoises », avec installation au milieu de meuble abrutis que Rimbaud dénonce, semble le coup d’ongle d’un « doigt mauvais ». Car il s’agit d’une friche, mais rebelle à la hache virile, qui jamais ne devient verdoyante. L’absence de complicité avec l’occupant se lit dans chaque détail : pas de chemins dans ce fouillis, les chênes « nains » car voulant rester dans l’horizontalité féminine (ils ne peuvent pas vraiment devenir des grands chênes ?) barricadent de leurs branches tordues les profondeurs de cette friche, sa couleur est crayeuse et pulvérulente, c’est « une étendue misérable et maladive » qui cherche à faire se détourner d’elle les regards. Mais surprise, soudain une construction, une maison, tandis que la friche devient un taillis nocturne : propice au désir ? La construction inattendue apeure ce taillis, comme s’il s’agissait d’une bête lourde (alourdie par le désir aussi ?) à l’affût dans les solitudes qui sont les siennes. D’abord, elle semble au voyageur - qui a été intérieurement saisi par un secret s’imposant à lui par ce paysage-échappée qui est le « pire coin de campagne sourde et muette » (une sourde et muette incarne la résistance totale), - être une médiocre villa de bord de mer, mais cependant il se dit qu’il la visitera un jour, comme si, tout en l’ayant rabaissée à cette médiocrité (ses boiseries sont grossièrement sculptées comme si ça faisait nouveaux riches ?) il sentait un inexplicable désir qui voulait l’emmener plus loin en zone inconnue. Puis, encore l’étroitesse : celle des taillis qui emprisonnent la bâtisse dans leur masse comme si elle était « une barque trop lourdement chargée » (est-ce que cela rime avec la charge de la convoitise de l’occupant, qui fantasme sa toute-puissance d’attraction, qui la charge du pouvoir de susciter l’envie ?), et en effet, ne semblent-ils pas être deux seins, ces deux avant-corps de la maison qui « faisaient pointer leurs pignons et leurs fenêtres éveillées », et donc l’Occupation et ses occupants pourraient rimer avec « hommes » s’emparant de leur objet semblant aller de soi de satisfaction sexuelle ? En tout cas, à ces fenêtres éveillées, « l’œil immédiatement s’aimantaient à elles », mais elles refroidissent par une peur (immémoriale ? car femme fantasmée depuis la nuit des temps toute-puissante car ayant le pouvoir de faire les enfants y compris le masculin et castratrice pour le masculin qui ne le pourra jamais ), et cette aimantation devenant alors une glissade « sur la pente d’un glacis » tandis que « le regard de toutes parts remonte vers la masse surbaissée du fort qui le surveille ». Ne serait-ce pas une immémoriale guerre des sexes qui est ainsi évoquée ? Car cette construction qui a déboulé dans les taillis est à la fois un fort qui surveille (qui effraie tout en étant une toute-puissance imprenable car des murailles la protègent), et une masse qui est rabaissée, femme d’autant plus rabaissée qu’elle est fantasmée dangereuse par sa toute-puissance, mais la virilité, et la convoitise, s’en empare, l’occupe, et ainsi par le passage à l’acte de cette envie, elle est surbaissée. Cette fantasmatique toute-puissance féminine se fait sentir, immémoriale, par cette maison très spéciale, comme lors d’une profonde descente en lui-même du voyageur regardant le paysage avec une attention flottante, « battait de partout cette étendant fauve et roussâtre » (des hommes fauves et leurs désirs enflammant, roussissant les broussailles ?). Mais cette maison spéciale se défend de ce passage à l’acte (vibrant avec l’installation d’une occupation de la femme par l’homme dans la logique de la sédentarisation de la sexualité) : le voyageur la voit comme « une bête tapie dans les herbes », comme si dans cette construction de plaisance pour nouveaux riches bourgeois, l’installée occupée avait très vite déchanté, d’où le sentiment d’abandon et de vieillissement rapide de cette maison, qui en racontait tant ! Délabrement des fenêtres, boiseries décapées par les pluies, fouillis de branches battant les murs, couleurs sales. On ne peut imaginer qu’un oiseau arrive à chanter, là ! La maison est en réalité larvaire, endormie comme « une chauve-souris accrochée aux branches sèches, au milieu de ces bois de mauvais songe » (chauve-souris comme symbole du sexe féminin), refusant d’attirer un oiseau. Pourtant, très étrangement, elle est vaguement vivante, même si ses deux fenêtres semblent un regard aveugle, comme si c’était une maison, dans ces « bois de mauvais songe », où venir se pendre. (le mariage et « la corde au cou » ?). Ou pour « le pire veuvage ». Au fil des voyages, c’est dans un « film usé et indifférent », un clin de mauvais œil, « une nuée soucieuse passée sur l’âme », un appauvrissement, qu’elle s’impose au voyageur, landes désœuvrées qui font tomber un curieux endormissement lorsqu’on les traverse en autocar. La girouette de la bâtisse semble descellée. Mais aussitôt, reprend le dessus « le paysage confortable des campagnes cultivées », avec leurs « voix paysannes » travailleuses.
Tellement saisi, semaine après semaine, par un envoûtement spécial, imprévu, un après-midi de novembre, ayant devant lui « une journée creuse » à cause d’une panne de moteur de l’autocar qui semble vibrer avec le désir qui s’est éveillé en lui d’en savoir plus, le voyageur se retrouve sur le bord de la route, ce bref battement imprévu de temps lui offrant l’occurrence d’un « simple coup d’œil à la bâtisse ». Il vit ce contretemps d’abord avec mauvaise humeur, et est enclin à penser que c’est l’aura très spécial de « ce lieu de malencontre » qui l’a provoqué. Le temps s’y est mis aussi, avec la pluie, le soir tombant tôt, ces « fourrés suspects », ce « ruban bleu acier de la route » qui est vide à perte de vue « sous l’averse silencieuse ». Le voyageur, par ce temps « à ne pas mettre un chien dehors », mais qui a réussi étrangement à le mettre lui sur un chemin comparable à celui d’une « enquête de police », dans une inquiétante migration vers une possible rencontre, aux « abords de la bâtisse ». Bien que « la vertu particulière du lieu » se mette à l’imprégner de manière oppressante tandis que ces fourrés sont « sans oiseaux », il ne peut plus revenir en arrière. Il marche comme « dans une ombre portée », la route lui semblant « une oreille feutrée et épiante », telle la sienne, contre cette « lisière des bois ». Il est désorienté par le fait que cette lisière ne présente aucune fissure, aucune brèche, et il voudrait renoncer, mais sa curiosité est bien plus forte. Voici une borne, et c’est là qu’il tente sa chance, en sautant dans le « fossé plein d’eau » puis s’enfonçant dans les taillis. Des coups de feu retentissent, comme lui signifiant qu’il y a ici la résistance inédite à faire revenir à un monde connu, familier, que c’est autre chose. Bizarrement, le lieu semble faire exprès de se présenter comme non engageant, comme le contraire de susciter la convoitise, de faire des guilis-guilis au désir. Les coups de feu, en tout cas, ne pouvaient être ceux de la chasse, puisqu’en ce temps d’Occupation, celle-ci était interdit. C’est alors un souvenir qui lui vient à l’esprit, et qui résonne comme une improbable « prise de contact ». Ils (de jeunes garçons ?) étaient tombés à l’improviste sur des chasseurs derrière des buissons (chasseurs d’objets sexuels de satisfaction immédiate), faisant retentir leurs coups de feu, et avançant sans se faire voir, ils eurent l’impression d’être des baigneurs faisant trempette dans des plongeons en inconnu ouvert par ces prédécesseurs virils en chasse, sentant de manière bizarre qu’ils étaient dans un bois qui « était d’une manière ou d’une autre occupé ». Voilà, par ce souvenir qui lui vient, un autre sens qu’il découvre à propos de cette Occupation, l’image des chasseurs qui éjaculent leurs coups de feu suggérant la sexualité virile qui pénètre, occupe, un lieu féminin, ces « taillis gorgés d’eau » qui, pourtant, résistent à l’occupation, par des souches pourries d’arbres, par la vétusté et la sauvagerie, par un maquis ronceux, se réservant telle « une réserve sauvegardée » « pour la gloire du hallier hâtif et les aises des bêtes nocturnes ». Comment retrouver la maison, dans « ce labyrinthe de ronciers » ? Des rafales sifflent dans les branches cassées, un étrange « déferlement lointain de marée haute » semble venir de « bouquets de pin », vibrant avec le désir qui s’affirme en lui. Pourtant, cette avancée à travers « les sous-bois gorgés d’eau » semble un bain glacé, pour lui signifier que là c’est fini la sensation d’une tiédeur matricielle retrouvable. Un « ruisseau gonflé par l’averse » lui barre même le passage, telle la rencontre de la pisseuse qui a résisté depuis toujours au rabattage sur l’identité de la fille dont le destin est celui écrit de mère et épouse donc lié à l’utérus et au vagin sans lesquels le mot « occupation » n’aurait pas de sens. Il doit laisser tout espoir d’allumer même une cigarette. Et pourtant, soudain tout ce cauchemar se renverse en état de grâce. Ces minutes s’avèrent privilégiées, « minutes de vacuité apparente et de tension très basse où nous nous abandonnons » à un courant autre, imprévu, inespéré, où les pieds marchent où ça conduit, sensation d’être arraché à la « pesanteur native et aveugle », « la paroi volontaire qui nous mure contre l’infini pouvoir de suggestion embusqué dans les choses soudain flotte et se dissout », et alors « notre matière mentale » est curieusement libre de se faire « la proie d’attraction sans réplique », le vouloir se mettant en sommeil mais en même temps faisant sentir l’éclosion de la liberté. Soudain, l’état de grâce sensible ! L’âme consent à se reconnaître une aptitude matérielle à « s’aimanter », des forces ne la divisant plus mais au contraire la sollicitant et l’infléchissant à des « occultations brusques » telle cette nature en maquis sauvages et glacés, des « éclipses totales » telle la coupure originaire qui se dit envers et contre tout, le ciel étant alors « écartelé entre des attractions aveugles », et alors cette âme est miraculeusement changée. Les seuls « motifs valables » immédiats étant ce passage inattendu d’une « terre morte » de « l’ombre au soleil ». Comme l’annonce que l’être humain femme libre pourra enfin exister, tandis que terre morte telle une matrice disparue s’avère être cette réduction depuis la nuit des temps de la femme à la mère et épouse comme le seul destin « normal » dominé par la réduction à une identité sexuelle rimant avec « occupation » ? C’est sur fond d’humeur sombre que ce fait, pour ce voyageur autant en lui-même que vers une bâtisse féminine - qui se présente d’abord comme un lieu matriciel dans lequel il doit laisser tout espoir, entrant ici, de revenir - une embellie ! Bien avant que cette humeur « ensoleillât la lande ». « Un poids de tristesse m’était enlevé ». La pluie cesse, et tout-à-coup, la lumière « décapée par l’averse » vibre, et même un oiseau chante « de la voix même de l’éclaircie ». Une sexualité infiniment différente s’éveille au plus profond de ce voyageur hardi s’engageant là où il n’était jamais allé. Un « autre monde », le rideau de pluie s’étai brusquement levé, se fait « fondu enchaîné » des films « qui soude en une seconde les rues aux forêts et les minutes aux années ». Soudain, la maison est vraiment là. Gainée entièrement par un « treillissage de branches sèches », donnant une impression de « décrépitude avancée » qu’il a déjà vécue depuis la route : toujours ce « vous qui entrez, abandonnez tout espoir de revenir dans une métaphore matricielle car elle n’existe plus, ce que vous signifie cette vétusté ». On dirait que le bois s’est refermé sur elle comme une banquise de résistance. Pourtant, la contrariété a quitté le voyageur. Il sent que cette maison, curieusement, n’est pas une ruine. Les murs sont intacts. Seules les boiseries sont délavées par la pluie, comme par une mélancolie impuissante à tuer l’énergie résistante de vie. Même si un sentiment d’accablement s’approfondit même « dans la lumière rajeunie » qui « venait d’ailleurs ». Cette façade est non pas morte, mais éteinte. Volets rabattus d’une maison endeuillée tandis que dehors le soleil est aveuglant, « femmes séchées vives par une catastrophe dont les cheveux blanchissent en une nuit ». Voilà, il s’agit bien, dans ce texte extraordinaire de Julien Gracq, de femme, de leur impossibilité d’exister librement, en être humain femme libre, poètes. Cette face de la maison est certes murée, mais intacte. Ici, pour toujours, une porte s’était refermée, telle celle de la matrice que les femmes devaient fantasmatiquement laisser ouverte « normalement » car mères à vie. Et « une pensée vivante était soudainement entrée en hivernage ». La maison paraît abandonnée, telle la femme qui a abandonné le fantasme d’un destin de mère pour toujours, utérus « occupé » par le pouvoir tout-puissant d’être l’organe qui donne la vie. Encore, les dernières gouttes de l’averse qui s’égrène dans les branches fait entendre à ce voyageur ce silence qui « ne parvenait pas à rejoindre celui de l’absolue solitude ». Pourtant, il sent une présence légère. Tandis qu’une « impression diffuse et singulière d’éveil » lui vient, et il imagine une présence derrière les rideaux des fenêtres. Il ose aller derrière la maison, où le terrain monte, de sorte qu’il se trouve à un point d’observation à la hauteur des fenêtres de l’étage. Comme à la hauteur d’une plongée commençante dans le féminin. Alors, ce qu’il découvre est « passablement singulier ». D’abord, vu de l’arrière, c’est aussi le même délabrement, des ardoises cassées, de hautes herbes, des coulures sales, une fenêtre branlante qui s’ouvre au rez-de-chaussée. Mais, à l’étage, une fenêtre entr’ouverte fait s’envoler la laideur de la bâtisse ! Parce qu’un long store multicolore, estival, solaire et dérisoire dans la brume mouillée de novembre, descend d’une fenêtre et d’un balcon de l’avant-corps droit. Le voyageur pense au balcon de Roméo. Et dans la cour, il découvre les restes d’un « déjeuner sur l’herbe », au milieu de vieux poiriers tordus, les herbes foulées et couchées dans tous les sens suggérant que deux corps s’étaient roulés là à même le sol. Dans la cour, il y a une table de jardin toute servie pour deux personnes, avec sa nappe, ses deux serviettes froissées, sa corbeille à pain en osier, comme si une averse soudaine avait fait disparaître à l’intérieur un couple, se souciant peu du temps de novembre, et du paysage lugubre avec ces poiriers squelettiques et noueux comme au milieu d’un terrain vague. Le voyageur note, en même temps que sa sensation d’une présence immédiate et proche comme la promesse qui aiguise sa curiosité plus forte que le sentiment d’être indiscret, que le couple s’était contenté de pain, d’eau, et de vin, dans un temps grave « où le quotidien n’entrait plus en compte ». Le voyageur reste là plusieurs minutes immobiles. Le froid est grelottant comme la sensation d’attendre. Et l’éclaircie « avait passé ». A fait place à une « extraordinaire suggestion d’abandon et de tristesse, au-delà des mots, au-delà de tout réconfort », et cela lui serre le cœur, comme devant la découverte que l’être humain femme vit encore, - occultée par la femme au destin tout tracé d’épouse et mère la réduisant à son identité sexuelle dans laquelle l’occupation semble éternelle aussi bien par l’éternel fœtus que par l’homme pour lequel elle est l’objet de satisfaction sexuelle immédiate en lequel en « petit garçon » il entre comme dans son territoire conquis – dans un abandon et une tristesse que personne ne lui reconnaît. Cette table est donc absurdement servie pour une nuit d’hiver « au milieu des mousses pourries et du bois mort », avec un dernier repas de pain pour la condamnée. Il a l’impression que « toutes choses en ces lieux indiciblement avaient pris fin », et qu’il n’avait « plus rien à chercher ici ». Soudain, une voix s’élève dans cette maison en ruine, c’est une femme qui chante. Impression alors qu’avec cette voix, il est sur le seuil « d’un monde où tout se passe d’une autre sorte, où le temps revient, où le seul toucher rappelle, où le cours même des choses se livre à volonté dans une pure déhiscence de fleur et dont elle nous apporterait le pressentiment dans la pure vibration ». Cette voix est la « plus nue que je n’aie jamais entendue ». Et la langue lui est inconnue. « Elle chantait très au-delà de la gaité et de la tristesse, à la fois très ancienne et merveilleusement revenue, - incroyablement tôt relevée, dispensant sur toutes choses une lumière d’avant le matin ». Noter ce « très au-delà » et non pas en-deçà. Et cette lumière de naissance, celle après la séparation d’avec la matrice. Et en effet, « la voix parlait d’autre chose encore ». Le voyageur est cloué sur place, dans une tension aigüe, et une originaire « alerte sensuelle ». Immédiatement, il imagine une femme dévêtue, désœuvrée, vaquant à sa toilette, lui plongeant son regard « dans la pièce aveuglée », écoutant cette voix féminine infiniment plus intime que toutes les autres jusque-là écoutées, sensuelle car en rythme avec ce corps imaginé se déployant dans la pièce, d’une pièce à l’autre, « doucement ouvert et appelant du fond de sa solitude brûlée ». Il reste là, envoûté et suspendu, « ne respirant plus que selon le souffle de cette voix ensorcelée ». C’est pour lui l’éveil même, « dans ce qu’il a de plus désorienté et de plus avide, de plus absorbant et de plus miraculeusement matinal ». Il a l’impression que le timbre de la voix vibre pour lui « aussi singulièrement, aussi agressivement qu’un visage qui vous reconnaît et qui s’anime », rappelant que « la voix est faite pour appeler », et cette voix, il lui semble qu’elle l’appelle par son nom, qu’elle s’oriente à son jour à lui, découvrant en lui « une eau qui monte en réseaux de chemins secrets », cherchant et trouvant dans le cœur « un défaut aussi complice que celui d’une épaule qui se creuse pour recevoir une tête connue ». Il se sent lié à elle « par un immatériel fil d’Ariane » se tendant et se relâchant à plaisir, « au point que très vite l’idée s’imposa à moi dans la tension aiguë de tous mes sens qu’un jeu délibéré et complice de la chanteuse où une place m’était faite, qui était peut-être toute la place, comme si elle eût deviné ma présence… en même temps qu’elle l’appelait à travers les arabesques fascinantes de la mélopée s’offrant ». Passe dans sa voix « comme un orient la promesse la plus folle, la plus improbable, la plus irrécusable aussi, qu’une femme puisse faire passer par-delà toute parole dans une seule de ces inflexions de voix qui retardent le cœur de battre, laissent le monde après elles dans une lumière changée ». Il s’agit là d’un « manège érotique », et tout ce magnifique texte de Julien Gracq est ça. Tandis que, cloué à cette fenêtre vide, il lui semble qu’une silhouette de femme, dont il paraît tout connaître, comme à plaisir refuse de s’encadrer. Entrer dans le cadre prévu, son destin écrit, semblant normal ? Pourtant, il est sûr qu’elle « allait être là ». Qu’elle marche vers la fenêtre. « Le silence se fit complètement, un silence qui tendait l’oreille et presque la peau, tendu à croire qu’il allait se déchirer comme une toile ». Et soudain, il l’aperçoit, « si proche de moi que j’en ressentis un choc », ou plutôt, « j’aperçus quelque chose d’elle », la pointe de deux pieds nus, et, « aussi clandestine que le coin d’une lettre qui glisse sous une porte, quelque chose dépassa du balcon sous le bord surplombant du store » : c’était une « longue chevelure blonde, la chevelure défaite d’une femme », qui est « plus nue encore et plus secrète que les pieds nus », qu’elle a déployée comme une draperie, fabuleuse.
On dirait que c’est cet autre texte, « Les eaux étroites », de Julien Gracq, qui mène à ce texte « La maison », qui fait entendre un érotisme très nouveau, une sexualité inconnue.
Alice Granger


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