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Tous les deux comme trois frères - Montebello
mardi 24 avril 2012 par Lionel-Edouard Martin

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Denis Montebello, Tous les deux comme trois frères :

un discours de la méthode



Armés d’échos, un peu plus nous-mêmes, dans la cécité positive, la palpitation d’objets, la flexion des images, dans le rythme redit et la formulation des preuves, nous avançons, désirant, jusqu’à la chute. La condition d’égaré, le retrait, voilà notre lot, objet plus vaste.

Lionel Ray, Une Sorte de ciel



On pourrait avancer l’axiome suivant : toute grande littérature, impliquant en cela l’écrivain qui en est la source, se nourrit d’enfance ; et on ne manquerait pas, afin d’appuyer cette proposition, d’invoquer nombre d’auteurs, et non des moindres – Proust, Colette, Giono, Follain…, pour ne citer que les plus proches – et d’évoquer des textes presque toujours empreints d’une poésie qui, pour s’exprimer diversement, paraît les caractériser : puisque la substance purement narrative a peu de chance d’en constituer l’intérêt principal, et qu’un récit d’enfance ne saurait prétendre à la portée, à la signification, à l’ampleur, ni des mémoires ni de l’autobiographie.


Cette réflexion, sans doute commune, me venait à la lecture de Tous deux comme trois frères, de Denis Montebello, récemment paru au Temps qu’il fait, l’excellent éditeur cognaçais.


Il s’agit d’un texte court – une centaine de pages – fragmenté (plutôt que distribué) en vingt-et-un chapitres, qu’un avaleur de textes doit pouvoir absorber en une toute petite heure, mais dont la lecture ou la dégustation (et les relectures vagabondes) m’ont sollicité bien plus longtemps : parce qu’on ne peut guère, me semble-t-il, se repaître voracement d’une telle écriture, qui appelle, nutritive, le lent mâchon si on veut en extraire toutes les saveurs et toute la moelle, et si on accepte dès l’abord l’idée (le pacte lectoriel ?) que ce texte magnifique – je pèse l’adjectif – puise son exceptionnelle beauté et son incontestable originalité moins dans son fond que dans une forme d’une densité résistant à l’appétit le plus ogresque.

Cette dernière, cette forme, comment la définir ? – Par l’image de la volute, peut-être, par celle de la vis sans fin, de la vrille, du tortillon.


C’est que Montebello ne va pas en écriture du pas direct et tendu de qui marche pour avancer, pour foncer droit à un but défini : il muse en polyglotte (qu’il est) parmi les langues (français, italien, piémontais, latin…) et les souvenirs (nombreux, diffus), comme dans cette forêt dantesque – et champignonneuse – où son grand-père, dans les années 1950, le menait enfant au hasard des cueillettes et des appellations : « Le merveilleux, ce sont les tontons quand ils viennent garnir mon panier. Ou à défaut les jaunirés. Les bises vertes ou les gormelles. Les charbonniers. Des noms que je cueille. » (p. 80). Des noms que je cueille : non que la chose se confonde avec sa dénomination – ce n’est pas ici le cratylisme qui est de mise, me semble-t-il, mais un autre phénomène (éloigné de tout procédé rhétorique), celui de l’écho.

Appelons en effet « échos » ces mots qui s’interpellent par leur homophonie, leur paronymie, leur étymologie, leurs images et ressemblances ; appelons « écho » le glissando des associations d’idées et des références culturelles (sans jamais l’ombre d’une quelconque cuistrerie, bien au contraire : l’humour y trouve plus que son compte, autant que la tendresse et la gravité), le tout s’agrégeant en phrases très souvent courtes, elliptiques, toujours fortes, pour constituer autant de ces bornes à poser, le temps d’une tenue réflexive, pour n’en jalonner que plus efficacement la voie qu’on ouvre – cette route qui est, à l’origine, rupture – dans la continuité platement pépère du logos : « La vérité comme elle chemine. De lapsus en mots d’esprit. C’est là qu’elle nous attend. Sous le tunnel. Qu’elle nous cueille. Un souvenir que l’on croyait éteint, et soudain la tétine. La vieille tête avec les cheveux teints. » (p. 107). Comme si, d’écho en écho, on avançait à petits pas dans l’écriture, comme si chacune des phrases, le point posé, débouchait sur des bifurcations possibles, sur des croisements de traverses, et qu’il fallût choisir[é]lire, dit quelque part Montebello – sa direction parmi toutes celles offertes dans les trouées des langues et de la mémoire.


Exemplaire, de ce point de vue, me semble ce court extrait : « Ce village qui s’appelait Ameno. Qui fait d’eux des Amenesi. Qui en fait des amnésiques. » (p. 84). [A]mnésie, coulant de source, pour ainsi dire : parce que les mots dans leurs imbrications participent de la mémoire, qu’ils la dynamisent, qu’ils la suscitent, telle qu’elle nous parvient, plus ou moins volontaire, à l’instant du remembrement ; parce qu’elle se meut de cette manière, la mémoire : par associations, par caprices ; et qu’il serait inopportun, voire sacrilège, de dénaturer, en prétendant le rectifier pour en assurer la lisibilité (voir, à ce sujet, le chapitre intitulé De l’art et de la manière de croiser les mots, p. 105), ce qui naturellement est tortueux : au contraire, en marquer les étapes, fussent-elles rebelles à la compréhension, c’est montrer le « cheminement » de son émergence, c’est inscrire cette méthode noir sur blanc sur la carte des territoires tant foulés que fouillés – spatialement : des Vosges à l’Italie, historiquement : de l’enfance à l’aujourd’hui.

Fouille, oui, je dis bien : il en va, dans ce texte, d’une archéologie du souvenir, liée nécessairement à l’interprétation des sites examinés ; et, finalement, d’une incertitude fondamentale (peut-il être, en la matière, de vérité ? – cf. l’épisode, très significatif, du père Meuchmeuch, p. 83), que l’auteur ne cesse de marteler, et qui n’est pas sans me rappeler cette autre très belle évocation des désaccords de la mémoire, entre individuelle et collective, qu’est, du grand Giono, Les Âmes fortes.

On pourrait certes – cela se fait à l’occasion, dès qu’on prétend à la critique – vouloir résumer l’œuvre (mais une phrase y suffirait, peut-être celle-ci (p. 53) : « le goût des mots, les secrets de famille »), voire analyser chacun des chapitres de ce livre splendidement, lumineusement, atypique : mais à quoi bon, si l’intérêt, me semble-t-il, est ailleurs que dans un abrégé, fût-il apéritif ? – sauf à considérer le miel comme le condensé tout impressif, comme la conséquence, d’un butinage qui garderait mémoire des pollens çà et là récoltés : ce qui paraît bien improbable, tant c’est, qui le constitue, le parcours de l’abeille et les hasards de sa course.

Celle, la course, qui préside à l’accouchement du sens par le biais de la forme, ainsi que fréquemment (voire essentiellement) en poésie contemporaine1.


Car au final – et pour reprendre mon affirmation de départ – c’est bien de cela dont il est question, dans Tous les deux comme trois frères, même si Montebello, avant tout prosateur, s’en défendrait peut-être : de poésie, d’une poésie certes narrative – et encore… –, mais qui impose au lecteur son rythme si particulier, sa lenteur et sa densité, et qui le façonne à l’écoute, bien plus qu’à la seule entente, des échos d’un auteur singulier.



1  Cf. à ce sujet mon article sur Dans nos intérieurs, de Romain Fustier. 



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