Dreuse - Louis Jeanne
lundi 21 mai 2012 par penvins

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Pierre Guillaume de Roux - 2012

Bien sûr la langue, qui vous prend et qui vous emmène, une langue faite de phrases longues très longues, non pas proustiennes comme on le pense tout d’abord, mais plutôt empruntée au style d’un écrivain des années 50, Louis Jeanne m’a fait penser, je ne sais pas pourquoi à Julien Gracq ou à Beckett, phrases sans cesse complétées, qualifiées par ces participes présents qui disent toujours un peu plus, vous entraînent un peu plus loin dans ce monde dont l’auteur a la nostalgie, dont il diffère fréquemment l’approche prenant le temps d’une incise, monde littéraire disparu, que l’école d’aujourd’hui a rendu inaudible et qui aux dires de Dreuse n’existerait plus. Premier roman et cependant déjà un testament, comme peut le laisser penser le dénouement. Roman d’un roman qui a été refusé par une éditrice, roman écrit dans une langue que plus personne ne lit, dont le charme, le mystère, vient précisément de cette prétendue mort de la littérature. Hadrien Dreuse est cet instituteur qui ne peut plus exercer son métier dans un monde où le pouvoir a été transféré à l’administration et à ses inspecteurs, théoriciens ignorants de la réalité. Devenu correcteur, exilé dans une lointaine Bretagne, il n’a gardé de contact avec la vie moderne que par l’intermédiaire d’internet et de rares voyages à Paris que la technique aurait rendu inutiles, mais qu’il affectionne justement pour ne pas rester coupé du monde.

C’est la langue qui emporte, sans elle la banalité de l’histoire vous laisserait là, c’est elle qui lentement, par-delà les relations de Dreuse, vous n’apprendrez son prénom que très tard dans le récit, vous prend en otage ; elle est tellement dense qu’il vous arrive de ne pas suivre le discours, que vous vous laissez, comme malgré vous, prendre dans sa toile, que vous acceptez ces lieux communs que vous auriez rejetés s’ils avaient été exprimés dans un style plus limpide, parce que c’est bien là la fonction du style que de vous anesthésier, vous mettre en situation de ne pas résister, d’entrer dans l’univers de l’écrivain quel que soit son discours, de provoquer, à votre corps défendant, cette empathie sans laquelle on reste à la surface des choses.

Du discours, je dirai peu de mots : nostalgie d’une époque où la langue tenait la première place, dans un monde où l’humain n’avait pas encore laissé l’économie prendre le dessus... même si cette douleur est bien réelle et si l’effort pour le dire ne laisse aucun doute sur la sincérité de l’auteur, ce plaidoyer désespéré – ou lucide, c’est selon le lecteur - pour une littérature définitivement morte, c’est en tout cas ce que laisse à penser jusqu’au bout tout le récit, est évidemment en soi oxymorique, le simple fait de l’avoir écrit sous la forme d’un roman et de l’avoir publié venant démentir le propos pessimiste. La littérature est bien là, plus que jamais présente, j’allais dire renaissante, gardant un peu d’espoir en résonance avec le manuscrit finalement accepté par l’éditrice (celle du roman), alors que celui de Dreuse, 10 ans plus tôt, avait été rejeté par celle-ci, en contradiction avec l’opinion qu’elle avait du texte, pour des raisons bassement commerciales. L’écriture de Louis Jeanne vient rappeler ce renouveau à qui aurait voulu nous faire croire que seuls les romans de gare et leurs clones avaient leur place dans ce monde en voie d’acculturation.

Reste bien entendu à ce que quelques lecteurs, dont vous serez très certainement, viennent en témoigner et donner une chance à cet auteur dont c’est le premier roman. C’est en tout cas ainsi que l’ouvrage nous est présenté par l’éditeur.


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