Georges Simenon et les femmes : il était une fois...
jeudi 2 mai 2013 par Serge Uleski

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Si l’Homme est au centre de l’œuvre de Simenon, si les personnages en sont le point de départ, les femmes en occupent souvent la ligne… et à l’arrivée, on les retrouve tout aussi nombreuses.

Les femmes, Simenon les a toutes rencontrées, il nous les a toutes présentées : la femme adultère, la femme battue, la femme empoisonneuse, la femme le diable au corps qui cache une brisure, une fêlure, une faille, un traumatisme, un manque, un gouffre…

Femmes de mareyeurs, femme de mariniers, fidélité faite femme, trahison aussi, énergie que rien ni personne ne saurait épuiser dans l’animalité d’une relation brutale d’une existence dans tous ses états…

Oisives, elles attendent leur mari sur le pas de la porte d’entrée, bavardes…

Actives, elles vous serviront l’apéritif, un repas sans broncher ou bien vociférant, tablier autour de la taille, torchon d’une main… et tous se briseront contre ce bloc humain qu’elles dressent devant l’intrus.

Contradictions, paradoxes, énigmes, Simenon a observé les femmes comme on le ferait d’un phénomène en action, frénétiques, en ébullition, rebelles…

La femme dépensière, la femme qui thésaurise, la femme aux mille lettres d’amour, il les a toutes vécues et il a tout compris de leurs faiblesses et de leur cruauté et de leur malheur passés, présents et à venir.

Animales, certaines de ces femmes ne pensent pas mais sentent tout : le moindre malaise de l’âme, le plus petit frémissement de la conscience. Très souvent des femmes sans enfant, un peu comme si tout l’amour dont elles sont capables leur avait été enlevé… mais de mères maquerelles aussi, et puis de mauvaises mères tout court, indignes, castratrices, accapareuses, et d’autres encore, dévouées, sacrificielles jusqu’au crime et qui, privées d’hommes et de mari, ont dû très tôt renoncer à une vie… de femme justement.

Spontanées, intuitives, sensuelles, instinctives et redoutables, mordantes, des femmes au plus simple de l’écriture, mais géantes, toujours ! Qu’elles servent le bien ou le mal, des instincts les plus dégradants comme des desseins les plus nobles… elles portent avec elles et en elles toutes l’Histoire du monde et toutes les histoires d’un Simenon insatiable.

Des femmes qui, à trente ans, ont déjà soufflé cent bougies. Des femmes qui se sont laissées vieillir lentement comme un bon vin et qui, la cinquantaine passée, demeurent plus que jamais capables d’en remontrer à la terre entière. D’autres… éteintes… bougies à la flamme soufflée qui fument encore sans éclairer sinon une nuit noire comme le destin qui guette sa proie dans une allée, soudain impasse de fin de vie.

Identités multiples pour survivre parce que chahutées, bousculées par des hommes qu’un mal incurable torture…rien n’est gratuit chez elles, dans chacun de leur acte, même au plus fort d’une cruauté proche de la démence car elles ne s’appartiennent pas toujours. Contre toutes les formes de dépréciation de soi et contre une organisation de l’existence qui a pour seule mécanique infernale la soumission au moins-disant émotionnel qui engorge tous nos désirs, il leur arrive de commettre l’irréparable. Et c’est alors que… d’un premier jet, sans plan, elles se laissent agir ; ce n’est que plus tard qu’elles rendront des comptes ou bien qu’elles se tairont mutiques et désespérées du plus loin qu’elles se souviennent.

Comiques, burlesques, folles perdues pour la raison, en retrait, effacées, écrasées, laissées pour mortes… phénomènes hors normes à l’image de l’auteur, en elles tout est nécessité psychologique et quand elle tombe la robe, panique et effroi, c’est tout un monde qui retient son souffle, celui des hommes qui ne savent pas encore comment ils se feront dévorer, même si parfois ce sont elles aussi qui retiennent le peu de vie qu’il leur reste à battre sur le pavé, ou bien une existence sans but car le fort n’épargne que rarement le faible même les jours de sortie pour un bal de la misère noire.

Candides, enfantines, d’un naturel désarmant, ingénues tombées des nues, ingrates, jeunes et déjà gâtées, sans cœur ni esprit, elles ont souvent de qui tenir : leur mère.

Femmes du Milieu, femmes de parlementaires ou de ministres, maîtresses, comédiennes, prostituées rangées ou non des voitures, femmes au train de vie dispendieux, elles donneront souvent des armes à leurs détracteurs masculins.

Roman après roman, c’est avec elles que Simenon a rendez-vous car… toutes ces femmes sont vraies, bien réelles. Simenon a vécu longtemps avec elles même s’il n’en a pas connu ne serait-ce que la moitié ; il les a toutes comme entraperçues, devinées, dévoilées derrière un comptoir, dans une boutique, au bras de leur mari ou d’un amant. Sans doute a-t-il croisé une fois leur regard, une fraction de seconde pour une éternité contenant déjà toute une vie sur deux cents pages….vie honnête ou bien mensongère, malheur, grandeur et décadence. A leur insu, il a tout compris d’elles, tout prévu, avant même qu’elles ne vivent un destin, le leur, encore à venir car la fiction est redoutable ; celle de Simenon plus encore : elle doit tout à la réalité.

Mais alors, toutes ces femmes ont-elles soupçonné un instant qu’elles aient pu à ce point stimuler l’imagination d’un Georges Simenon qui affirmait, pourtant en manquer cruellement ?

Au moment précis où l’on croit fixer leur personnalité, elles déroutent, dévient, font volte-face et c’est de dos comme face à un mur qu’il faut maintenant poursuivre plus loin l’investigation de leurs motivations les plus secrètes, moteur de toute l’histoire d’une vie qui a basculé car toutes ces femmes ne se refont pas. Non ! Jamais !

De tous les milieux, de toutes les professions plus que de toutes les « classes sociales », comme autant de personnages, comme autant d’esquisses d’un monde qu’elles portent en elles… elles remettront sur le métier, contraintes et forcées, cent fois leur vie et leur existence… car pour toutes ces femmes seul existe ce que l’on fait exister, avec détermination, après un travail acharné, pour ne pas se contenter, négligeant et sans courage, de le rêver jusqu’à l’ébranlement de tous les repères.

Solitude, humiliation dans une vie conjugale en situation d’échec, une existence qui semble à jamais figée, une vie sans lumière, subversives jusqu’à s’extraire d’un monde interdit d’extase, plébéiennes, femmes de notables, ces femmes... Simenon les a forcées jusqu’aux personnalités et caractères les plus audacieux.

Touché par leur détresse sans toutefois reconnaître tous les ponts qu’il a sans doute inconsciemment dressés entre elles et lui, même coupables, Simenon aura toujours plus de sympathie et d’empathie pour elles que pour leurs victimes souvent socialement plus élevées ou plus chanceuses.

Leur dignité à toutes, seule valeur authentiquement universelle, frappera le lecteur peu soucieux de comprendre que Simenon n’est pas en-dessous ni au-dessus de la vérité de leur condition mais ailleurs, là où tout jugement est suspendu. A toutes il leur épargnera donc les affres d’un jugement lapidaire car Simenon sait que pour juger les autres il faut avoir été au moins une fois accusé.

Qu’importe le style ! Toutes ces femmes trônent au-dessus de l’écriture qui les a engendrées, et Simenon n’aura de cesse de déchiffrer leur propre énigme quels que soient les actes commis car leur vérité est loin de n’être que romanesque et pour cette raison, il les excusera toutes.

Folâtres, amoureuses, excentriques, criminelles, victimes , bourreaux, Simenon les a toutes aimées même s’il a pu en détester quelques unes mais sans jamais les haïr ; il les aura toutes côtoyées, puis... proche, très proche, au plus près de leurs attraits, défauts et qualités… il les aura touchées aussi - chair et sang sous une veine palpitante comme un cœur qui bat trop fort ; il a su nous les rendre plus vivantes encore, là, sous nos yeux, en moins de mots qu’il faut pour le dire et l’écrire d’une écriture qui n’a qu’une seule prétention : nous rappeler là d’où l’on vient… tout en y revenant souvent de loin avant de nous révéler à nous-mêmes tels que nous ne sommes pas et tels que nous ne serons sans doute jamais, ou bien encore, tels que nous aurions très bien pu être si par malheur, tout ce qui nous condamne à la déchéance en avait décidé ainsi.


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