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L’absurde : trois déclinaisons
lundi 10 juin 2013 par Jean-Paul Vialard

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L'absurde : trois déclinaisons

L'absurde : trois déclinaisons.




Les cinq zones climatiques,

polaires en jaune, tempérées en bleu, torride en rouge,

dans un manuscrit du Songe de Scipion du XIIe s.

Source : Wikipédia.



"Egal à lui-même partout, illimité, Sphaïros est là,

tout rond, joyeux et immobile."

Empédocle.


"La vie est probablement quelque chose de rond."

Van Gogh.


"Les images de la rondeur pleine nous aident à nous

rassembler en nous-mêmes …[…]… vécu du dedans,

sans extériorité, l'être ne saurait être que rond."

Bachelard - La poétique de l'espace.

(Citations extraites de : Christian Godin -

La totalité - De l'imaginaire au symbolique).

Depuis la nuit des temps, le cercle, la sphère sont le symbole d'un sentiment d'unité, de plénitude, de totalité. Tout ce qui se dispose à l'intérieur est fini, irréversible, inatteignable pareillement à la monade leibnizienne dépourvue de portes et de fenêtres, laquelle se confie à l'harmonie d'une merveilleuse autarcie : une manière d'absolu, le tout du monde ramené à la simplicité du microcosme. Auprès des Présocratiques, cette idée est en vogue, chez Parménide essentiellement, qui attribue à la sphère des prédicats particuliers et éminents : incréée, parfaite, indestructible, continue, immobile, seule réalité qui puisse être pensée. Ici, bien évidemment se tutoie l'ordre du transcendant que rien ne saurait dépasser.

Cette notion parfaite, pour abstraite qu'elle est, hante la psyché humaine sous l'espèce des archétypes, solaires-paternels, terrestres-maternels. Ainsi, l'idée de rotondité est-elle ancrée dans les esprits avec l'assurance que tout ce qui est rond, dépourvu d'angles et de saillies est rassurant, doux, abritant, source de quiétude : la coquille, l'œuf, la noix, le coffre, le fruit, la crypte et, bien évidemment le ventre maternel, conque où l'Existant trouve, au-dessus de sa fontanelle fragile et malléable, le cosmos amniotique, première réalité circulaire dont, sa vie durant, il portera les stigmates, sinon l'empreinte d'une ineffable nostalgie. Ainsi, dans le même ordre d'idée, toute figure affectée d'une telle forme géométrique recevra, consciemment ou non, la marque insigne d'une totalité où trouver abri et ressourcement : l'enceinte de la ville, le sein, l'île.

Mais la perfection du monde, son ordre, ne sont jamais que d'aimables approximations, de branlants équilibres qu'un grain de sable peut compromettre à tout jamais. Tout cosmos, malgré son apparente exactitude, n'est guère assuré de se maintenir dans un état stable. Le chaos est toujours là qui veille et surgit à la moindre faille. Or la pérégrination existentielle se déroule rarement sous la figure d'un "long fleuve tranquille". Toujours un faux-pas, toujours une tentation mauvaise, toujours une incartade qui précipite dans l'abîme une vie se métamorphosant, soudain, en destin cerné de finitude.

Le problème se pose dès l'instant où la sphère, apparemment lisse et immuable, se corrompt, se fissure, introduit de la différence là où il n'y avait qu'unité et simplicité, là où elle se destine à n'être qu'un accident parmi tant d'autres. Rien ne saurait mieux illustrer ce débat que de le transporter sur la scène du mythe, de la scène, de l'art en général et de la photographie en particulier. Trois propositions à partir desquelles faire plonger dans l'absurde la Forme parfaite qu'on pensait hors d'atteinte.

Source : La Montagne - Aurillac - Compagnie Oui, Bizarre.


Mais commençons donc à envisager cette sphère se fourvoyant dans l'orbe de la plus confondante des quotidiennetés qui soit, au travers de l'œuvre de Beckett, plus particulièrement dans "Comédie", où un homme et deux femmes plongés dans des jarres dérivent dans de longs soliloques, vides et incohérents, genres de déclamations récurrentes, tournant à vide comme si le vaudeville existentiel était à lui-même sa propre justification. Peu importe l'histoire, du reste banale, seul le sentiment de la déréliction doit prendre le spectateur à la gorge, l'acculer dans quelque cul-de-basse fosse, lequel, on l'aura compris, n'aura plus de commune mesure avec un hédonisme dépourvu d'aspérité ou bien un épicurisme naïf.

Ici, nous percevons combien la faille est patente. Non seulement la sphère est entaillée comme la bogue de l'oursin, - les piquants, en filigrane, préparent leurs dards venimeux - mais les attitudes des personnages, genres de Pierrots lunaires ou bien de mimes sidérés, nous indiquent l'errance, la divagation, sinon la folie proche. L'image aussi bien que le propos du dramaturge sont saisissants. Que voit-on, si ce n'est trois individus nouveau-nés, à peine issus du dôme maternel, surgir en pleine lumière, parfaites icônes de l'être-jeté des philosophes existentialistes, dépourvus de projets - comment pourraient-ils en bâtir alors qu'ils sont prisonniers d'eux-mêmes, sans aucun lien avec les autres - exposés au regard d'autrui, lequel regard ne tardera guère à les aliéner, à les tenir sous la férule d'un jugement sans partage; il n'y a guère à espérer de ces trois potiches "enjarrées" jusqu'au cou, destins de salauds potentiels, incapables de s'assumer en tant qu'hommes libres, tout juste destinés à regarder passivement le monde s'écouler autour d'eux, sans même en avoir une conscience claire, larves engluées dans un inextricable pétrin, allant presque jusqu'à renier le langage, cette essence de l'homme à nulle autre pareille.

Et puis, comment dresser à l'horizon l'esquisse humaine alors qu'on est privés de corps, alors que les membres sont des gangues soudées au probable fœtus; comment perdurer sur le praticable du monde alors qu'on est encore et sans doute pour toujours obnubilé, martyrisé, condamné par le "traumatisme" de sa propre naissance, par le sentiment du nul et non avenu ? Comment exister, "sortir du néant" dès l'instant où ce néant vibre en soi, n'attendant que l'instant propice où activer la bonde suceuse par laquelle, inconséquence majuscule, on ne tardera guère à réintégrer l'antre d'inexistence qui, un instant, a bien voulu ouvrir sa meurtrière afin que le monde apparaisse dans toute sa tragique dimension.

Alors, depuis son inconsistance laineuse, on n'aura perçu du monde que ses lignes anguleuses, ses arêtes aiguisées comme la faux, ses aspérités, ses dards, ses pointes mortifères, ses dents de sabre, ses canines étincelantes prêtes à déchirer, ses bouches sulfureuses se disposant à manduquer jusqu'au dernier nutriment dont, à son insu, on est porteur, pareillement à une offrande à déposer sur Terre avant de rejoindre, définitivement, la ténèbre dont, encore, on porte les stigmates attachés à son incomplétude, à sa silhouette blafarde, pierreuse, argileuse; on est encore si peu sorti de sa propre gangue, on est si proche de la racine bouvilienne, là entre les pieds ébahis de Roquentin, on est tout juste une "masse noire et noueuse, entièrement brute" [ La nausée ] et l'on procède à sa propre sépulture, et l'on rétrocède vers l'abri primitif, enfouissant sa tête parmi l'obscur, l'indistinct, l'innommable alors qu'au-dessus du vide que l'on est souffle, par la sphère operculée, hébétée, violentée, les vents acides de l'absurde.

Bien évidemment, le théâtre, et plus particulièrement celui de Beckett, se prête admirablement au traitement de cette fable onto-métaphysique. Et quelle sublime invention que celle de ces jarres renfermant à la fois la solitude des individus, leur impossibilité de communiquer, leur paraplégie et donc leur disposition à l'inaction et par voie de conséquence, leur prochaine disparition de la scène du monde.



Sisyphe - Le Titien

Source : Wikipédia.


Mais il est un autre ressort de l'humanité non moins négligeable, jouant sur la puissance incomparable du mythe dont on sait qu'il hante l'imaginaire humain du haut de son destin olympien. La roche que pousse continuellement Sisyphe en haut de la montagne est vite empreinte du poids immense d'une tâche dont, bien évidemment, il ne saurait venir à bout. L'absurde est là, dans le prolongement d'un geste pathétique aussi bien que vain, lequel ne fera l'économie ni de l'usure morale, ni du saut final dans les bras de Thanatos, qu'en son temps, Sisyphe avait osé défier. Maintenant il faut sortir du simple récit pour en apercevoir la valeur symbolique et, notamment, le rapport que le Condamné entretient avec la sphère qui nous occupe ici. Cette dernière est, à l'évidence, la roche elle-même, qui, déjà par son aspect semble avoir perdu bien des attributs de sa perfection. Mais, à la différence des Exilés des jarres beckettiennes, Sisyphe est au-dehors de ce qui aurait pu le contenir à la manière d'une crypte où trouver abri et certitude d'exister avec suffisamment d'assurance. Et non seulement il ne trouve de lieu comme refuge mais ce dernier menace, toujours, de l'écraser. Alors, à la manière d'un éternel retour du même, il reconduit indéfiniment le même geste, imitant en cela la parole cent fois réitérée et vide des Enjarrés. Il y a homologie symbolique des actions même si ces dernières se différencient sensiblement sur le plan formel, le langage jouant en écho avec le processus corporel : perte du langage, perte du corps.

Certes, la confrontation de Sisyphe au pur nihilisme, sa constatation de la perte d'une unité originelle, trouve une manière de contrepoids, d'exutoire dans le mouvement même de la conscience de l'absurde : vivre c'est être conscient, c'est refuser le suicide, c'est essayer, en "homme révolté", d'assumer une nécessaire lucidité et, par voie de conséquence, d'accéder à une forme de bonheur relatif. Sisyphe, afin de ne pas désespérer, refuse de s'attacher au non-sens absolu que constitue son geste mille fois réitéré, il se limite à trouver une justification dans l'acte lui-même, offrant ainsi à sa quadrature existentielle, quelques points d'attache :

« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » - Albert Camus - Le Mythe de Sisyphe -



Photographie du journal Facebook d'Anna Munch - Vénus art.



Enfin, la troisième déclinaison du thème de l'absurde voudrait consister en un rapide commentaire de cette photographie à forte charge symbolique. Cette image réalise une étrange jonction sémantique entre la situation des Enjarrés beckettiens et celle assumée par Sisyphe. En effet, l'homme à l'horizon, en marche vers son destin, traîne derrière lui un énorme rocher dont on devine qu'il implique une tâche harassante, toujours à recommencer, sans autre espoir de réussite que celui de cette infinie et douloureuse traction. Or, cet homme est nu, or cet homme est relié à la roche comme le fœtus est relié au ventre maternel par un cordon ombilical paraissant sans fin. Si les personnages de Beckett commençaient à émerger de la conque amniotique primitive, lieu de pure félicité, de plénitude; si Sisyphe en était exclu à tout jamais par sa position extérieure, l'homme-nu réalise, en un seul empan de la conscience, une manière de "double contrainte" apparaissant comme le "comble" de l'absurde. Cherchant à s'extraire de la sphère originelle il n'en reste pas moins dépendant, s'aliénant à mesure qu'il cherche à s'en éloigner, cette attitude foncièrement incohérente ne pouvant que se révéler profondément contraire à toute idée de liberté. Ce qui pourrait apparaître comme un possible tremplin disposé à l'engagement (la marche en avant vers un horizon du projet) est constamment et définitivement remis en question par cette nostalgie de l'abri primitif (lequel est aliénation, stagnation dans le pur inaccompli). L'homme-nu emprunte à Beckett un immobilisme mortifère condamnant par avance tout essai de profération signifiante (dans "Comédie", le langage tourne à vide), et reçoit de Camus l'empreinte lourde, compacte, pierreuse de toute condition existentielle ouverte, par définition, à la tragédie, à la perte, à la confrontation avec l'haleine glacée du néant.

Mais, bien évidemment, cette mince dramaturgie de l'homme-nu pourrait prêter à sourire, tellement elle paraît improbable, tenant de la scène de théâtre et du mythe. Cependant nous ne pouvons nous empêcher de projeter sur la figure qu'il présente à nos yeux la dimension métaphysique dont il est empreint. Sans doute pouvons-nous penser qu'il élève dans l'éther, au bout de la longue plaine de sable, la dimension nihiliste par excellence, dépassant même les propositions de Camus et de Beckett. Mais penser ceci reviendrait à ignorer que, pour celui qui en est affecté, tout absurde est un absolu, que nous ne le dépassons jamais qu'à halluciner cette sublime sphère parménidienne pareille à un cosmos, alors que, partout, le monde fait son bruissement de chaos.









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