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Le regard panoptique.
lundi 15 juillet 2013 par Jean-Paul Vialard

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Le regard panoptique

Le regard panoptique.

 

 

Ecolière à l'heure du déjeuner - Assefa - Madurai - Tamil Nadu -

@Naïade Plante/ www.naiadeplante.com 

 

 

    Si nous voulons entrer adéquatement dans cette image, donc la comprendre de l'intérieur, en faire une approche non étroitement conceptuelle, mais polysémique, il nous faut renoncer à ne voir en elle qu'une forme, une simple proposition plastique. Son propos va bien au-delà des simples apparences. Il est donc indispensable de nous  disposer à forer plus avant, à nous extraire d'une vision qui en ferait un simple document objectif. Car, à ériger en principe cette objectivité supposée du réel, à en faire le paradigme absolu de notre connaissance du monde, nous ne faisons que dissimuler à notre vue les essentielles perspectives qui s'y dissimulent.

  Alors il nous faut nous doter d'un regard panoptique. D'une vue se dirigeant dans toutes les perspectives de l'espace à la fois. Comment, en effet, pourrions-nous regarder en procédant par éliminations, soustractions, scotomisations ? Jamais la scène de théâtre n'occulte le souffleur, pas plus que les coulisses, les machinistes, cintres ou valets. Jamais l'île ne se montre à simplement se réduire au cône du volcan mais en convoquant le rivage, le port, les plages de pierres noires, l'étendue infinie de la mer. Quant à l'arbre, il ne cache la forêt qu'aux yeux de ceux qui ne souhaitent pas en apercevoir les frondaisons. Regardons donc, comme Argos, ce géant de la mythologie gréco-romaine, autrement qualifié de "Panoptès" - "celui qui voit tout"; regardons avec les cent yeux répartis sur la surface de notre corps.

  Cette enfant prenant son repas dans une école en Inde, nous offre non seulement l'image de la beauté, de la pureté, de l'innocence, de la fraîcheur, mais aussi quantité de silhouettes qui se soustraient inévitablement à une première et rapide vision. Il nous faut décrire, d'une manière phénoménologique, ce qui apparaît et y apporter une nécessaire interprétation, le sens, par nature, s'oblitérant souvent, se dissimulant à nos yeux abreuvés d'images convenues et stéréotypées. Certes, nous poserons plus de questions que nous n'en résoudrons, ceci en raison d'une considération des choses toujours hypothétique. Le réel n'est jamais en notre entière possession et les projections que nous faisons à son égard sont nécessairement entachées des empreintes du manque ou bien de l'excès. Mais peu importe. Et, afin de comprendre mieux, essayons nous à l'exercice d'un regard inquiet. Ce regard qui ne saurait se confier au miroir des apparences.

  Cette image, privilégiant le gros plan comme approche du sujet; focalise notre vue sur un fragment du monde. Nous y voyons la nappe de cheveux couleur de jais, ses reflets cendrés, la ligne de partage plus claire, la lumière mauve des pétales qu'une tresse entraîne avec elle, un visage pareil à la brique, deux yeux foncés, une sclérotique de porcelaine, le doux aplat des joues, enfin l'écuelle métallique qui fait son ellipse de clarté. Mais, constatant ceci, avons-nous assez dit, avons-nous essentiellement dit ? La force de cette photographie est dans la nécessaire modification du regard qu'elle suppose. Une métamorphose. Car, à isoler ainsi le sujet, à le rendre intensément visible, présent, nous n'en évacuons pas pour autant les esquisses signifiantes du monde. Bien au contraire, nous les rendons visibles par contraste. Entre l'image révélée et le monde qui l'entoure, se crée une tension, s'installe une urgente dialectique dont, jamais, nous ne pourrons faire l'économie. 

  Mobilisons donc cette vue circulaire, laquelle nous fait cruellement défaut dans l'exercice de la quotidienneté. Si cette enfant nous interpelle de cette manière, ce n'est pas en raison du contenu même qu'elle porte à notre regard en tant que représentation de la beauté humaine. Si cette enfant surgit à même nos consciences alertées, c'est bien pour une autre raison. Car, la signification dont elle est annonciatrice se situe hors d'elle, toutes choses, cependant, s'y rapportant. Cette petite fille occupée à prendre son repas dans une école en Inde, entourée, on le suppose de bien d'autres enfants, fait essentiellement signe vers un contenu latent, donc  non directement perceptible. Ce qui s'y inscrit d'emblée comme une évidence, c'est le simple fait de s'alimenter, de mobiliser un métabolisme, de rassembler une énergie. Cependant notre inconscient n'est guère au repos, notre vigilance nullement abolie et quantité de contenus affluent que, bientôt, nous reconnaîtrons pour être des questions essentielles.

  A l'arrière-plan de cette image figure le problème endémique de la famine, ses ravages, ses représentations insoutenables : membres étroits et osseux, visages rongés, yeux exorbités, peau percée par les os, ventres gonflés, jambes si fragiles et, soudain, nous sommes envahis d'un sentiment ne pouvant recevoir aucun prédicat. Oui, c'est bien cela que cette photographie met en scène, bien mieux, du reste, que si elle nous avait proposé le réel cru et tragique dont il vient d'être parlé. L'absence, l'invisibilité des choses nous interrogent souvent d'une manière plus impérieuse que ne le ferait leur simple présence.  Regardant et dépassant l'émotion esthétique, nous nous retrouvons brutalement confrontés à ce que nous sommes, à ce que nous pensons, agissons. Il n'y a pas d'échappatoire. Jamais la conscience ne s'abolit, disparaît, ne s'efface. Toujours elle nous interroge, toujours elle fait notre siège afin que s'établisse l'aire de lucidité à partir de laquelle s'inscrire et trouver sa place d'homme.

  Regardant, nous voyons cette enfant, belle, apaisée, sereine. Regardant, nous apercevons aussi : la faim, la misère, les camps de Réfugiés, les taudis, les slums, les favelas, les rigoles de terre où croupissent les eaux de l'indifférence, de l'égoïsme, du mépris parfois.

  Regardant, nous sommes conviés à nous confronter à un devoir d'humanisme, peut-être simplement d'humanité. Tout reste encore à accomplir. Notre acte de vision, il suffit de le rapporter à la juste mesure du monde, autrement dit à l'immense beauté dont il nous fait l'offrande, à sa face de lumière sans en oublier toutefois le revers d'ombre. Ceci est plus qu'une constatation à poser, une exigence à laquelle nous ne saurions nous soustraire. Cette image nous y invite avec une belle élégance, une économie sémantique, un regard juste. 

 

 

 

Panoptique.

Source : Contrepoints.

 

 




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