Le Cantique de l’apocalypse joyeuse, d’Arto Paasilinaa

Entre fable et roman d’anticipation, une réflexion sur l’un des devenirs possible de l’humanité

mardi 6 août 2013 par Jacques Lucchesi

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Si le propre d’un roman est de s’attacher à la description – ou à la narration – d’une histoire singulière, quels que soient le cadre et le milieu où l’auteur la situe, rares sont cependant les œuvres romanesques qui embrassent, dans leur durée, le devenir de l’humanité toute entière. C’est la condition nécessaire et suffisante pour parler d’un « roman-monde », et cela indépendamment de sa longueur.

A n’en pas douter, « Le cantique de l’apocalypse joyeuse » du finlandais Arto Paasilinaa – auteur déjà fameux du « Lièvre de Vatanen » - relève de cette catégorie. Pas de titre plus lumineux, comme le confirme vite cette lecture. Les premiers chapitres ressemblent à une farce macabre : alors qu’il est à l’article de la mort, Asser Toropainen, un vieil athée destructeur d’églises dans sa jeunesse, fait jurer à son petit-fils de construire une église en bois à sa mémoire. L’aïeul à peine disparu, Emeli Toropainen se met en demeure d’honorer son serment, malgré les problèmes administratifs et moraux que cela lui pose. Cela nous vaut de longues pages décrivant, avec une extrême minutie technique, les étapes de cette construction sur le site d’Ukonjarvi. C’est ainsi qu’une nouvelle communauté va se former autour de cette église hétérodoxe (où se dessinent, en filigrane, les trois classes de la société traditionnelle, prêtres, soldats et paysans). Tout en se réservant le pouvoir politique, Emeli Toropainen en confie la direction spirituelle à une pasteure, l’énergique Tuirevi Hillikainen. C’est sans doute le principal personnage féminin du roman, même si celui-ci fait la part belle à d’autres portraits de femmes plus féminines et sensuelles, comme Henna Toropainen, l’épouse d’Emeli, Taina Korolainen, maîtresse du même et chef du nettoyage ferroviaire, ou encore l’intrigante Soïle Helena Tussurainen (qui a le bon goût de s’éclipser à la moitié de l’histoire). Le grand nombre de personnages qui vont et viennent dans ces pages oblige l’auteur à les réduire à leurs principales caractéristiques, sans souci du détail superflu. L’accent est plutôt mis sur le rythme et les péripéties qui vont progressivement transformer la petite communauté d’Ukonjarvi en un havre de paix – peut-être le dernier dans la tourmente générale. Ce n’est pas que ses membres ignorent la violence, mais la vie y est toujours abordée simplement, en accord avec la nature – ce qui est assez typique de la littérature scandinave. La place que Paasilinaa ménage aux animaux – tous règnes confondus – n’est pas moins remarquable pour un lecteur français ; de savoureuses historiettes en découlent, comme celle de l’ours cardiaque. Néanmoins, les soubresauts d’une planète à l’agonie finiront par atteindre aussi cette petite partie du globe, qu’ils prennent la forme de conflits locaux, de migrations ou de pollution nucléaire. Car nous sommes en 2015 et la troisième guerre mondiale a débuté un an plus tôt…En voici, d’ailleurs, un extrait significatif, page 319, de l’édition Folio poche :

« Quand les réfugiées, à la fin de l’été, se furent répandues en Ostrobotnie, les mâles de la région en vinrent à envisager de fuir. Ç’aurait été la première fois depuis longtemps que les autochtones auraient été obligés d’émigrer, chassés par une autre tribu. Mais où aller dans un monde ravagé par la guerre atomique ? Les Ostrobotniens ne purent qu’admettre la dure réalité et s’habituer à vivre avec 40 000 étrangères. »

Mêlant des faits historiques récents à des évènements purement fictifs, Arto Paasilinaa balaie ainsi trois décennies, faisant progresser son histoire jusqu’en 2023, date qu’il fixe pour la fin du monde, mais en gardant encore une place à l’espoir. Aussi sombres que soient les perspectives qu’il dégage, son récit ne se départit jamais d’un humour insidieux – et parfois même d’une franche drôlerie – d’où le rire jaillit parfois. Entre fable et roman d’anticipation, il signe une œuvre qui donne à réfléchir sur notre possible destinée collective avec les moyens de la fiction. Ainsi Paasilinaa (né en 1942) confirme qu’il est l’une des grandes voix romanesques de l’Europe d’aujourd’hui. La traduction française d’Anne Colin du Terrail est d’une grande limpidité, riche aussi d’un vocabulaire puisant à différents domaines techniques. De quoi lui pardonner quelques approximations lexicales, au tout début du livre.

Jacques LUCCHESI


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