L’externationale - Peter Gizzi
mercredi 11 septembre 2013 par Jean-Paul Gavard-Perret

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traduit de l’anglais (USA) par Stéphane Bouquet, coll. « série américaine », Corti, Paris, 112 pages, 17 €.

Peter Gizzi s’oriente vers une vision d’un corps autre. Il s’identifie à la fois à travers les images (Jess Collins, Van Gogh) et les sons (John Cage) et par un arrachement puis un transfert du « je » vers le neutre : »
« Trop de spectacles conquiert le je.
Que pourrais-je en tirer ? Stupéfaction ?(…)
Certains appellent cela confiance en soi. ».

La poésie devient l’exercice de cet arrachement continuel aux certitudes du moi. Il donne à la perception elle-même l’occasion de subir une métamorphose. L’œil n’est plus une fenêtre vers l’extérieur mais l’intérieur. La narration bascule au profit de la méditation au sein des formes, couleurs et sons. En même temps le corps se métamorphose par extension physique paradoxale : il est sans organes sinon les capteurs sensoriels.

Le poète américain se dégage du corps dolent qui empoisonna la poésie jusqu’à Artaud. Le premier, il nia sa pression négative sous effet d’âme. « L’externationale » devient à son tour l’expression de pulsations de vie particulière. Elles se traduisent en une écriture éloignée du logos. D’où la difficulté de sa traduction. En effet, le poème dévore parfois les mots. Cela exige du lecteur un rôle (presque) excessif et une concentration extrême. Surgissent jeux et jets verbaux où se distinguent des séries d’assonances. Elles s’appellent, se succèdent, se complètent et parfois se superposent. Un tissage sonore gouverne le sens, le fait dévier, le précipice. On y suit les forces d’une pensée qui avance non par enchaînements, mais par associations juxtaposées : « scule, ence, ide » ou encore « mandias, icieux, rex » par exemple.

Difficile pourtant de comprendre le rythme de ces élans, de ces chutes et de tels raccourcis violents. On sent que la poésie est une pensée en acte, mais en appréhender toute la puissance n’est pas simple. Tout se comprend plus par suggestion ou « auto-transcription » mentale que par réelle compréhension. La sensation cependant demeure présente. Elle vient des racines de la poésie (Dickinson, Whitman, Blake) et du prisme des images et des sons d’œuvres contemporaines. De la sorte le langage s’abîme dans son propre mouvement et se manque à lui-même pour passer de la confrontation du réel avec l’irréalité de la représentation. Une telle ambition permet de donner à voir, à entendre – et pour paraphraser Artaud - un théâtre et son double.

Résumons : Peter Gizzi reste un des tenants de la revendication d’une forme poétique qui ne correspond plus aux normes classiques. Parfois vaguement narrative, mais surtout tranchante cette poésie traduit un désir obsessionnel d’accorder au texte une nouvelle anatomie où s’insèrent des scissions internes. Rares sont les œuvres dégagées de nostalgie et dotées d’une telle vertu énergétique.


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