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Quand le jour s’annonce
vendredi 17 janvier 2014 par Jean-Paul Vialard

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Quand le jour s'annonce.

 

 

                                                Photographie : Blanc-Seing.                                                        

 

 

 

  Les contours de la nuit sont encore présents, mêlés au corps des choses, glissant sur leurs fines arêtes, montant le long des troncs à peine visibles.  C'est une simple insistance, une imperceptible respiration, une parole scellée. Les nappes d'ombre émergent de l'eau, retenant encore, dans leurs plis d'obsidienne, le proche égarement des couleurs.

  Les couleurs sont sourdes, si semblables à l'écorce, à l'humus, à la feuille morte, au marais où nagent les tritons. Toujours l'ombre naît de la terre, de sa complexité, de son entrelacs, de son emmêlement. Jamais elle ne vient du ciel. Sauf les nuages d'orage aux ventres tubéreux.  Sauf le crépuscule d'hiver pareil aux toiles glacées de Brueghel l'Ancien lorsque le ciel habité d'oiseaux perdus vire au vert et la neige fait sa longue toile d'ennui. Il y a alors si peu d'espace pour l'homme, pour la course de ses pensées, l'étoilement de ses rêves. Tout est cloué dans une même immobilité et les montagnes, au loin, semblent orphelines d'une transcendance ou, au moins, d'une possible élévation vers quelque spiritualité. Ou, à défaut, d'un idéal.

  Les couleurs d'avant-le-jour  sont sépulcrales, plombées, comme sidérées et déjà exclues de la nuit féconde, là où était l'ombilic des rêves. L'œil prolixe par où voir l'invisible. C'est-à-dire pour s'ouvrir à ce qui pourrait survenir si la peau du réel se retournait et nous livrait l'envers des choses, si le palimpseste du monde nous révélait son chiffre premier, si, brusquement, nous surgissions dans la pure origine. Alors les Formes nous habiteraient comme nous les habiterions, sans division, sans partage, sans procès. La pure évidence d'exister nous saisirait. Et nous ne saurions que proférer, tant ceci serait de l'ordre du surgissement.

  Nous regarderions, les yeux distendus jusqu'à la mydriase. Alors les ombres se mettraient à parler. Leurs lèvres gonflées de sève nous diraient la beauté partout répandue, que, souvent, nous ne savons pas voir. Si Brueghel nous attriste, c'est que, déjà, en quelque pli de la conscience, nous portons une plaie vive, une écharde mortelle. Ce que nous sentons, ce que nous voyons, c'est nous qui l'inventons à la mesure de notre inconséquence.

  L'ombre n'est jamais qu'une des déclinaisons de la lumière, qu'une atténuation de la couleur avant que le jour ne vienne nous dire le monde selon telle ou telle de ses nervures. L'ombre est belle parce que pénétrée de ce que la nuit a déposé en elle de mystère, de questions, sans doute de secrets. L'ombre est nécessaire afin que nous ne nous dispersions nullement dans un aveuglant flot de clarté. Celui-ci que, trop souvent, l'on confond avec la vérité. Mais si une telle chose existe, elle ne s'esquisse qu'à l'ajointement du clair et de l'obscur, comme dans les tableaux de Rembrandt ou de Léonard de Vinci. Il y faut cette imprécision, ce flou, cette vibration dont toute chose est nécessairement cernée afin qu'elle puisse se manifester, il y faut ce passage d'un état à l'autre, comme l'intervalle entre les mots signifie, l'écart entre les notes crée la mélodie.

  Ombre sur ombre n'est que confusion. Lumière sur lumière, aveuglement.

Ombre sur lumière; lumière sur ombre, et voici qu'apparaît ce que, depuis toujours, nous attendions, dont l'aube est la poétique illustration. Le jour ne s'annonce à nous que par ce jeu sublime entretenu avec ce qui l'a précédé et dont il procède. La nuit ne nous apparaît qu'à être une lente décroissance du jour. Les limites, les frontières, les divisions, c'est seulement nous qui les métabolisons afin de donner à nos corps errants de suffisantes quadratures qui, en réalité, ne sont que des leurres pour notre entendement, des gages pour notre raison.     

  L'annonce du jour est, en même temps, le mot ultime de l'ombre. Il ne tient à notre exister que de prolonger cette belle dialectique à la manière de cette étonnante diastole-systole qui ne vibre qu'à nous donner lieu l'espace d'une vie. Cela nous le savons du fond intime des choses, mais nous devons constamment l'oublier, faute de quoi la mesure dissimulerait ce qu'elle est en charge de révéler : l'exister en lui-même et encore bien d'autres choses qui parlent à notre conscience un langage d'aube, une pure partition de funambule.

 

 


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