Jean Bensimon : « Corbelle » (roman)

Premier roman d’un nouvelliste confirmé, "Corbelle" déploie son charme mélancolique sur plusieurs niveaux de sens, entrainant son lecteur dans les méandres d’une âme.

jeudi 22 mai 2014 par Jacques Lucchesi

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Parfois le destin nous bouscule, nous pousse à mettre de la distance, tant d’un point de vue intérieur que spatial, avec notre passé. Peut-être est-ce la plus sûre façon de s’arracher à l’enlisement où la vie semblait nous avoir momentanément jetés et prendre un nouveau départ ?

Tel est le choix fait par le narrateur de « Corbelle », André Carbeau. La rupture amoureuse puis le chômage ont poussé ce cadre parisien à accepter un emploi d’informaticien dans une petite commune de l’est de la France, Vernery. Peu à peu, il découvre les coutumes et les secrets de cette société que la modernité semble avoir oubliée. Malgré sa difficulté à se faire accepter, il devient bientôt un personnage familier pour les villageois, noue -presque malgré lui- de nouvelles relations. Pour se délasser de la fréquentation des humains, il s’adonne à l’ornithologie, en particulier l’étude du langage des corbeaux, nombreux dans les environs. Mais son esprit demeure hanté par le souvenir d’Estelle, son amour perdu à la chevelure aussi noire que le plumage d’une corbelle, femelle de l’oiseau susnommé dont le nom est si proche, phonétiquement, de son patronyme…

Voilà, en résumé, le canevas de ce roman, le premier de Jean Bensimon, par ailleurs nouvelliste talentueux et confirmé (une dizaine de recueils publiés aux éditions de l’Harmattan et Ovadia). Roman plein de mélancolie – dont l’emblème pourrait être ce ciel gris et hivernal si souvent décrit dans ces pages – mais roman d’une grande sophistication, aussi. Trois pistes, au moins, se dégagent à sa lecture. Il y a d’abord la présence-absence obsédante de la femme aimée dont l’auteur nous trace le portrait en pointillés. Se dégage bien vite l’image d’une femme belle et solaire, aux antipodes de la personnalité cérébrale et effacée du narrateur. Sa volonté de se souvenir et de comprendre son échec l’entrainera à consigner ses rêves et ses réflexions dans un journal : le livre dans le livre, donc. C’est ensuite une radiographie étonnante de la vie en province et de sa sempiternelle opposition à la capitale ; monde clos sur lui-même avec sa méfiance vis-à-vis de l’étranger – fut-il du dedans -, ses légendes, ses superstitions, ses élans de générosité aussi. Ici, le bistrot tient lieu d’agora et les ragots ont valeur d’informations. Sous la plume extrêmement minutieuse de Bensimon, cela nous vaut une belle galerie de portraits, tous plus vivants les uns que les autres, de Forbasch, le patron « poli autant que taciturne » à Noémie, la serveuse étudiante dont on devine vite qu’elle a un faible pour ce client si différent des autres qu’est André. A cette prudente exploration d’un nouveau biotope humain fait écho la quête studieuse d’André pour percer les codes sonores des corvidés. Approche livresque mais également empirique, qui l’oblige à repenser son propre rapport à la communication. Mais n’est-ce pas l’un des privilèges de l’humain que de pouvoir établir de subtils contacts avec les autres espèces qui peuplent la terre ?

Nous ne dévoilerons pas ici la fin, non moins pensée, de ce beau livre pour en susciter, justement, la curiosité. Un coup d’essai qui s’avère être un coup de maître de la part d’un écrivain dont le talent n’a d’égal que la discrétion.

(éditions Ovadia, 196 pages, 16 euros)

Jacques LUCCHESI


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