Le livre des fuites - Le Clézio
samedi 5 juillet 2014 par Jean-Paul Vialard

©e-litterature.net


Source : Gallimard.

4° de couverture.

« J.H.H. (Jeune Homme Hogan), vingt-neuf ans, né à Langson (Vietnam), entreprend autour du monde une déambulation qui est une fuite perpétuelle. Du Cambodge au Japon, de New York à Montréal et Toronto en passant par la Californie et le Mexique, il se radiographie en radiographiant l’univers et ses villes monstrueuses, ses autoroutes et ses déserts, ses montagnes et ses ports, les grouillantes populations mourant de misère sur des sols pourris. Le mythe moderne, inséré dans un mécanisme dément, pose indéfiniment le problème de la conscience et de son autocritique. C’est pourquoi J.H.H. écrit : "Je veux tracer ma route, pour la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie."

L’extrait :

"Les seuls vrais mots. Les seules certitudes. Ces mots durs qui sont lancés vers l’avenir, et qui filent, fusées aiguës. Pour gagner ces mots, il faut fuir l’autre monde. Il faut fuir la volute grise qui monte à l’intérieur du corps. Et fait basculer la tête aux yeux morts. Il faut fuir le sommeil. Être éveillé, tout le temps, prêt à se battre, les muscles tendus, l’esprit limpide. Combien de temps saurai-je fuir ? Combien de temps à être encore sauvage ? (…) Mots d’acier, mots de verre, mots de bakélite noire. Langage qui va droit au milieu des tempêtes de cercles."

Essai de réécriture-interprétation.

Les mots. Comme de longues girations, des nuées de phosphènes, des pierres de silex qui entaillent la conscience, brisent la bogue d’os. Dure-mère éclatée, cerneaux gris livrant enfin leur poix gluante, coulées blanches de myéline, giclures de dendrites aux flagelles incisant le néant. C’est cela, il faut sans cesse creuser le puits, ouvrir la grotte et plonger dans la crypte interne, là où s’agitent les pieuvres du sens. Cela parle en nous, cela s’agite, cela fait ses fuseaux de phosphore, cela éclaire la gemme de chair, cela gonfle l’outre de peau. Sentez la tension. Elle fait ses brusques élongations, ses craquelures, ses déflagrations. L’antre de la bouche se referme sur le silence, la langue se couvre de bandelettes, le palais s’incline et se cèle sous la meute arbustive de la folie. Tout dans la confusion, le repliement, tout dans la schizophrénie qui lance ses assauts. Partout cela ricoche, sur les parois rubescentes des artères, sur les gangues d’aponévroses, sur l’arc tendu de la volonté. Cela veut sortir, cela veut dire au grand jour, cela fuit constamment pareil à un geyser qui lancerait sa colonne blanche à l’assaut du ciel.

Les mots affutent leurs mandibules, aiguisent leurs yatagans, poncent leurs dents semblables à des lames de rasoir. Car il faut faire cesser cette rumination intérieure, il faut renoncer à cette glaciation qui soude le corps dans une manière de renoncement. Ne pas dire, et voilà les congères. Ne pas dire, et voilà les barrages de moraines et les plaines d’eau qui envahissent la caverne humaine et il n’y a plus qu’une immense solitude affiliée à son propre écho. La fontanelle du langage, il faut l’ouvrir et surgir dans le monde avec les poings serrés des mots. Avec les mots-calots jouer sur tous les terrains de jeu du monde. Mots d’acier, mots roulements à billes projetés sur les cannelures des rues, les vitrines aux arêtes brillantes, les yeux de porcelaine blanche. Tout incisé jusqu’à l’âme, tout traversé à contre-jour des apparences. C’est la vérité des mots qu’il faut livrer aux hommes. C’est leur fuite éternelle qu’il faut arrêter. Comme on se jetterait sur l’animal qu’on garroterait avant le sacrifice. Mais qu’on arrête de fuir, mais qu’on cesse de divaguer sur les agoras où ne règne que le vide, mais qu’on fasse halte dans la dureté des mots, sur le cercle de leur nécessité. Car il n’y a plus que le langage qui soit capable de nous sauver. Tout le reste est forclos, usé jusqu’à la corde et les hommes sont en orbite autour de leur propre planète sans même le savoir. Le sauvage en nous corrode nos os, attaque nos chairs, ronge nos frêles téguments. De la meute primitive il faut sortir et proférer les premières phrases qui diront la force de l’être, son appel à éclairer le chemin, à ouvrir la clairière dans le sombre des forêts. Langage qui fore la nuit de son arche brillante. Ou bien le langage nous le portons à parution ou bien nous renonçons à être des menhirs levés dans l’éther et nous réfugions dans cette fuite éternelle qui nous distrait de nous-mêmes. Être éveillés, voilà à quoi nous sommes condamnés. Rien de plus haut que la conscience ! Rien de plus éclairant que l’étoilement des mots !

2° extrait.

"AUTOCRITIQUE - Est-ce que cela valait vraiment la peine d’écrire tout ça, comme ça ? Je veux dire, où était la nécessité, l’urgence de ce livre ? Peut-être bien que cela aurait mieux valu d’attendre quelques années, replié sur soi-même, sans rien dire. Un roman ! Un roman ! Je commence à haïr sérieusement ces petites histoires besogneuses, ces trucs, ces redondances. Un roman ? Une aventure quoi. Alors qu’il n’y en a pas ! Tout cet effort de coordination, toute cette machinerie - ce théâtre -, tout cela pourquoi ? Pour mettre au jour un récit de plus. "

“Le livre des fuites. Roman d’aventures”, voilà le sous-titre qui éclaire cette œuvre singulière. Jeune Homme Hogan, bien plutôt que de fuir l’enfer des villes, les nœuds serrés d’autoroutes, l’aridité des déserts, la densité étouffante des peuples oubliés, J.H.H. donc, plutôt que de se fuir lui-même - même si tous ces thèmes traversent le livre -, fuit le langage ordinaire, celui qui fait de l’écriture une sous-littérature. Le roman : combien cette catégorie fourre-tout est sujette à caution ! Des histoires, seulement, comme la vie en distille à foison, à chaque instant. Alors mieux laisser à la vie le soin de mettre en scène ces menues fictions, de hisser le praticable sur lequel se déploie la dramaturgie humaine. Le livre, s’il est vrai, s’il s’alimente aux sources originelles de l’écriture a mieux à faire que de singer le feuilleton de l’existence. La lymphe, le sang, les sécrétions, les sentiments édulcorés, les intrigues, la comédie tristement humaine, à la rigueur leur destiner le théâtre de boulevard. La scène de ces bonbonnières bourgeoises est commis à être le récipient indigent des relations où l’amour se conjugue selon la sacro-sainte règle de l’unité de lieu (le boudoir capitonné) ; de temps (la nuit adultérine) ; d’action (la course après soi).

Le roman a à être l’aventure unique du langage. C’est pourquoi il doit sortir des conventions. Se débarrasser de ses cols de celluloïd, jeter son frac aux orties, remiser son haut de forme sur la patère obséquieuse des corridors aristocratiques. Écrire et l’on renonce à l’exercice d’une certaine "mimésis", laquelle voulant imiter les agissements de la nature humaine, ne parvient à livrer sur la scène mondaine qu’une confondante réplique de ce que l’existence offre de contingences ordinaires. Roman embourgeoisé qui ne fait que reproduire, à l’identique, les conventions et stéréotypes de tous temps afin que le lecteur, flatté dans son inclination à la paresse, puisse voir ses instincts "sublimés" dans la plus naturelle des impérities qui se puisse imaginer. La facilité n’est jamais que le miroir du doute confortable dans lequel l’homme s’installe comme dans le plus évident des hamacs. Il aime à flotter dans cette paix doucereuse qui lui évite de se poser la question fondamentale de sa présence au monde. Alors le constat est sévère qui fait de l’écrivain cet espèce de personnage fantoche qui ne fait que flatter les instincts primaires de ses fidèles lecteurs :

Mais non, il n’invente rien. Il vous donne le produit de sa chasse quotidienne. Des ragots qu’il a ramassés à gauche et à droite, des bouts de feuille arrachés à des calepins, des journaux, des sales expériences. Stendhal, Dostoïevski, Joyce, etc ; ! Des menteurs ! Et André Gide ! Et Proust ! Petits génies efféminés, pleins de culture et de complaisance, qui se regardent vivre et rabâchent leurs histoires ! Tous aimant la souffrance, sachant en parler, heureux d’être eux-mêmes."

Le réquisitoire est sévère, le trait forcé jusqu’à la morsure de l’acide. Mais si Le Clézio se travestit en procureur, c’est pour porter au regard la nécessité qu’il y a à faire du langage - cette essence de l’homme - le vecteur essentiel par lequel atteindre le lieu d’une vérité pour l’homme. Fuir, fuir encore et toujours les rives de la complaisance afin de surgir au milieu du sens, là où les choses s’éclairent, où la lumière s’ouvre sur le recul des ténèbres. Être écrivain, c’est d’abord être vrai, c’est coiffer sa tête d’un bonnet phrygien, hisser les arbres de la liberté et porter haut le verbe pour que quelque chose soit atteint de l’ordre du signifié. Il ne saurait y avoir d’autre voie, d’autre mission que celle-ci : donner à penser et agrandir l’espace de compréhension qui nous est alloué comme le destin le plus haut. Alors il faut se battre, alors il faut armer ses poings de lames de yatagan qui inciseront la conscience à commencer par la sienne propre, mais aussi, mais surtout, celle des autres, ces lecteurs qui, parfois dorment debout. Il n’y a pas d’autre alternative que de demeurer dans l’orbe déployante du langage et d’en faire l’offrande à ceux que l’on désigne comme les usufruitiers du geste artistique. Écrire : geste de pure oblativité ou bien écrire n’est rien qu’un peu de poussière emportée par le premier vent. La tâche est ardue qui suppose une âme bien trempée, une volonté sans faille, une immersion dans les mailles serrées de la langue. C’est pour cela que l’écrivain se pose la question de la postérité de son œuvre : sera-t-elle au moins comprise ?

"Alors, qu’ai-je à dire, moi ? Carlos, Hogan, Lucie, est-ce que ce n’est pas la même chose ? Est-ce que je ne parle pas de problèmes, moi ? Est-ce que j’écris pour les hommes, ou bien pour les mouches ?
Le Livre des Fuites, bien d’accord. mais, en fuyant, est-ce que je ne me retournerais pas de temps en temps, juste un coup d’œil, histoire de voir si je ne vais pas trop vite, si on continue à me suivre ? Hm ? "

Oui, Assurément Le Clézio est ce type d’écrivain qui va "trop vite", mais c’est en cela qu’il est précieux car sa vue porte au loin, sur le large horizon où la littérature brille sans doute d’un insoutenable éclat. Beaucoup, lisant, clignent des yeux. Et ce clignement est un signe du désespoir qui étreint le "dernier homme" dont Nietzsche nous parle dans son Zarathoustra. ll est encore temps de convoquer "la flèche de son désir", il est encore temps de " mettre au monde une étoile dansante", la littérature jette encore quelques feux. Ne les éteignons pas ! Cessons de fuir ! Il y a mieux à faire !


Copyright e-litterature.net
toute reproduction ne peut se faire sans l'autorisation de l'auteur de la Note ET lien avec Exigence: Littérature