Standard - Nina Bouraoui
jeudi 3 septembre 2015 par Calciolari

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Flammarion, 2014

Il n’y a pas longtemps nous avons lu en langue française cinq livres sur la sexualité masculine, sans rien trouver en langue italienne, dans laquelle par contre se trouve une infinité de textes sur l’homosexualité masculine. La surprise a été grande aussi de n’avoir presque rien trouvé dans les livres sur la sexualité masculine : ni les véritables questions théoriques ni les descriptions impossibles de ladite sexualité masculine, qui resteraient à lire.
Et bien en lisant ce superbe roman de Nina Bouraoui, Standard, nous avons trouvé un chapitre sur la sexualité masculine que nous étions en train de chercher. Sans aucune concession aux lieux communs qui absolvent les hommes et culpabilisent les femmes, Nina Bouraoui nous donne le portrait de l’homme duplex, de l’homme standard. C’est sans pitié et sans complaisance. Chaque homme est duplex et son double s’appelle Bruno Kerjen. Ce double hante la vie de chaque homme, aucun n’est exclu. Bruno Kerjen avait la certitude psychotique ordinaire que « le monde réel était fait d’hommes et de femmes à son image, qui pouvaient être remplacés sans que personne ne remarque la différence de l’un, l’absence de l’autre ». « Employé d’une entreprise de composants électroniques, cet homme de 35 ans n’attendait rien de la vie. À l’occasion d’un week-end passé chez sa mère près de Saint-Malo, il recroise Marlène. La belle Marlène de ses années de lycée… Bruno Kerjen, qui s’était comme protégé jusque-là d’éprouver tout sentiment, a désormais un rêve : Marlène. » C’est quoi au juste l’homo standard, une définition pour les hommes comme Bruno Kerjen ? C’est l’homme substitut : homme-enfant ou homme-père, celui qui demande aussi la femme-mère ou la femme-fille, ce qui revient au même, à la négation de la femme, effleuré théoriquement dans l’analyse de Freud autour de la féminité. La femme-poupée, fille ou mère. Putain : c’est le même étymon.
Portrait d’un antihéros de notre temps, d’un homme sans qualités replié sur lui-même, mû uniquement par la peur, Standard est aussi un roman tragique, dans ce sens que tragos est le bouc, avant encore d’être le bouc émissaire : un homme va chuter, inéluctablement et sous nos yeux, parce qu’il s’est décidé à aimer. Mais l’amour n’est pas une décision. L’homme standard, exceptionnel dans sa standardisation, nie l’amour en le choisissant. C’est-à-dire que la décision de l’homme standard est une décision standard et donc sa vie ne peut que tourner en rond. Cette logique, Nina Bouraoui la porte jusqu’à ses extrêmes conséquences. Marlène, la belle poupée pour Bruno, est femme et non poupée. Elle n’est pas une femme standard : elle constitue une anomalie même pour ses paysans qui la prennent pour la plus belle, ce qui serait un autre scénario à analyser. Elle parle. Elle perçoit le fantasme de Bruno. Elle le nomme : malgré l’échafaudage de l’amour, il l’a prise pour une pute.
L’homme standard peut être un quidam empêtré dans son invisibilité, mais il peut aussi être un homme au comble de la visibilité, comme un président de la république ou un chef de gouvernement. La standardisation avale presque tous les hommes. Mais restons à cet homme standard qui « aspirait à une vie sans histoire », dit Nina Bouraoui de son Bruno Kerjen, trente-cinq balais, seul à crever entre son boulot sans intérêt, son penchant pour la picole et sa petite vie aseptisée. Bien sûr la standardisation de l’homme ne fonctionne pas, tout comme ne fonctionne pas la standardisation de la France et de l’Occident. Le concept de crise efface la crise, le jugement, qui n’est pas du sujet mais du temps.
Bruno tourne en rond, comme chaque standard qui procède de la question fermée, sur fond de crise française morne et grise, avec des hommes et des femmes aussi standard que lui. Ce loser breton sans ambition est épuisé de solitude et de haine de soi dans son pavillon triste de la banlieue parisienne. Rongé par la peur de l’autre, il ne fait que se masturber, se soûler et se goinfrer de conserves et de pizzas. La répétition du même règne souveraine, et donc la roman¬cière n’étire pas son portrait à l’extrême, parce que c’est Bruno qui se répète de page en page. Le standard est circulaire, comme le sujet à la mort de Heidegger : du même au même en passant pour le même. Le manège.
Bruno Kerjen fait partie des invisibles, de la "masse", il est un anonyme parmi les anonymes, « interchangeable et sans valeur ». Pourtant, l’espoir d’une vie meilleure ne l’a pas encore abandonné et il est tenté de prendre sa vie en main. Mais l’autre vie : ou elle est originaire dans l’acte ou elle reste idéale et donc morte. La vie idéale confirme que la vie réelle est mortelle. C’est l’enfer. Et la force de Nina Bouraoui avec son écriture, envoûtante et poétique, lyrique, sans pudeur et sans honte, est de ne pas ôter l’hypothèse de la vie originaire, celle que l’inventeur de la sémiotique a appelé l’hypothèse du nouveau ou abduction. Alors Standard n’est pas un livre standard. Et Bruno Kerjen (Que rien) est confronté à quelque chose plutôt que rien. Certes, il rate sa vie et il rate la rencontre avec Marlène. La chose sexuelle (plutôt que rien) n’est pas à la portée de sa main de singe, mais le déluge d’érotisme standard reste la sentinelle de la matière de son ratage et du ravage de la construction sociale de chaque homme.
Freud, en délirant, faisait ce constat il y a près d’un siècle : « La grande question restée sans réponse et à laquelle moi-même je n’ai pas pu répondre malgré mes trente années d’études de l’âme féminine est la suivante : Que veut la femme ? ». Par contre c’est très facile de répondre à la question : « Que veut l’homme ? ». L’homme veut la femme en tant que fille ou mère, ce qui est la même chose. L’homme veut l’inceste. Même un écrivain et intellectuel remarquable comme Philippe Sollers administre son sermon : « le véritable amour est toujours de couleur incestueuse ». Et à ce propos Freud suspend le tire des armes lourdes du primat du phallus, qu’il a érigé en loi normative, parce qu’en effet il serait très facile de répondre à la question qu’il pose à la princesse Bonaparte : la femme veut être mère ou fille… c’est-à-dire soumise à l’homme… Bruno veut en Marlène la poupée (la bombe sexuelle), la putta, la putain. Et Marlène ne rate pas son analyse de la situation.
« La fin est très brutale, dit Nina Bouraoui, mais elle ouvre aussi plein de possibilités. À chacun de continuer l’histoire ». La tentation serait celle d’écrire le roman d’un standard au pouvoir. Ils sont légion et leurs cas pourraient grossir le dossier sur la sexualité masculine. Ha ! Ha ! Ha ! est seulement le titre d’une pièce de Réjean Ducharme : plutôt Kerjen.


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