La clarinette - Vassilis Alexakis
vendredi 11 mars 2016 par penvins

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Vassilis Alexakis aurait pu écrire une tragédie, après tout il s’agit de la mort d’un ami, ou bien l’un de ces romans mélancoliques comme il y en a tant qui, jouant sur la corde sensible, attirent la sympathie du lecteur et l’embarque dans leur chagrin. Mais Vassilis Alexakis a l’habitude de dialoguer avec les morts, relisez Avant (Seuil 1992 – réédité Stock 2006). Il continuera donc de dialoguer avec Jean-Marc Roberts après sa disparition.

Cette présence des morts, à propos de laquelle il souligne qu’il doit à sa mémoire de pouvoir encore converser avec [sa] mère ou [son] frère.
est constamment évoquée dans ses romans. Pour Alexakis il n’y a donc de vraie perte que celle de la mémoire et c’est bien sûr contre elle qu’il écrit l’histoire de son amitié avec Jean-Marc Roberts.

Il hésite à quitter la France pour sa terre maternelle, il a oublié le mot clarinette, il connaît parfaitement la réalité, la forme de l’instrument, le son qu’il produit mais il est incapable de retrouver aussi bien en français qu’en grec le mot qui le désigne.

Ayant perdu le mot clarinette dans ma chambre, j’ai eu la conviction pendant un long moment que c’était forcément l’endroit où je devais le retrouver.

La crise qui s’est emparée de la Grèce et la montée de l’extrême droite rappelle l’arrivée des colonels qui l’avait conduit à quitter sa terre natale. Cette fois il faut affronter la mémoire, mais comme toujours Alexakis le fait avec une infinie légèreté. La vieillesse est là, bien sûr, ce temps où il soulevait toutes les jupes n’est plus – d’ailleurs, vous l’aurez remarqué, il ne se souvient même pas du mot clarinette - la mémoire flanche et viendra sans doute le jour où il ne se reconnaîtra plus dans le miroir, mais pour en parler, pour parler de l’ami qui s’en va à quoi serviraient les lamentations, que l’ami lui-même n’apprécierait guère :

Tu affrontes le danger comme tous les héros, le sourire aux lèvres. On devine que tu serais très fâché si on s’apitoyait sur ton sort.

Plutôt évoquer ce grillon qui se mourrait sur la terrasse de sa maison à Tinos et raconter quelques souvenirs de la vie de celui qui bientôt ne sera plus. Souvenirs érotiques parce que quoi de plus vivant que cette réalité crue, Alexakis oppose son absence de mémoire à celle si précise de Jean-Marc Roberts, la fiction romanesque vient au secours de la réalité qui fout le camp parce qu’il le sait bien :

Un mensonge transposé dans un livre n’est peut-être qu’à moitié faux puisqu’on l’a vraiment dit.

Ainsi donc le roman viendra remplacer le réel perdu par une vérité retrouvée, vérité que le grec appelle a-létheia, mot composé du a privatif et de léthé, l’oubli. La vérité est ce qui ne s’oublie pas ! Alexakis est bien conscient d’inventer un héros littéraire, de mettre des mots sur cette vie qui n’est plus, de nommer l’instrument pour dépasser sa perte. Parce que ce qui est en train de disparaitre c’est non seulement l’ami éditeur que le cancer emporte, mais aussi cette jeunesse qui s’en va, Alexakis se souvient de la comptine autrefois chantée par ses enfants : « J’ai perdu le do de ma clarinette ».

On sourira de lire Alexakis parler de ses compatriotes – et de lui-même bien sûr- en disant :

Nous sommes des affabulateurs patentés et candides car nous croyons à nos propres mensonges.

Alexakis y voit une des raisons de la crise que subit la Grèce, il ne pratique pas la langue de bois, autant il s’emporte contre la Troïka, autant il n’ignore pas les conditions historiques et responsabilités politiques qui ont conduit à un tel désastre. Tout d’abord le fait d’être passée à côté de la Renaissance, et d’avoir par conséquent ignoré le Siècle des lumières, les intellectuels émigrant en Occident et l’Église omniprésente censurant les écrits de Platon ou d’Aristote. Ensuite bien sûr les responsabilités plus contemporaines du personnel politique.

Cette crise et cette mort dont il dit :

Par moments les deux drames, le tien [celui de l’ami éditeur] et celui de la Grèce, ne faisaient qu’un dans mon esprit : ta chambre à l’hôpital Saint-Joseph était une cellule de prison où on avait enfermé mon pays pour cause de dettes.

sont réunis par la fiction romanesque. Un troisième drame apparaît en filigrane, celui de la fin d’une aventure, Vassilis Alexakis n’a au terme de ce roman aucune hâte de quitter Tinos, d’une certaine manière il est revenu chez lui, au point de départ quand il fuyait la junte, aujourd’hui sans doute se sent-il mieux armé pour affronter les responsables d’une situation qui n’est pas moins inquiétante, son aventure éditoriale, qu’il doit en grande partie à cet ami disparu, lui a donné les outils pour lutter contre l’oubli et la mort. (Le léthé)


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