Mémoire de fille, Annie Ernaux

Editions Gallimard, 2016

mercredi 27 avril 2016 par Alice Granger

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« Tout en elle est désir et orgueil. Et : Elle attend de vivre une histoire d’amour. »

Il s’agit d’Annie Ernaux lorsqu’elle ne s’appelait pas encore Ernaux mais Duchesne. A l’été 1958, alors que des milliers de soldats du contingent continuent de partir en Algérie, elle va avoir 18 ans, elle part comme monitrice dans une colonie de vacances, c’est la première fois qu’elle quitte ses parents. Cette fille qu’elle était en 1958, Annie Ernaux n’a jamais pu l’oublier. Mais elle a mis beaucoup de temps à écrire cet été-là. Cette « mémoire de fille » est spéciale, car liée à la honte. Honte de ses désirs, de ses rêves insensés dans les rue de Rouen, au point que ce même été le sang de ses règles se tarit comme celui d’une vieille. Ou d’une très jeune…

L’auteur doit accomplir un saut pour rejoindre la jeune fille qu’elle fut en 1958. Sur une photo de cette époque, elle a l’impression que c’est elle qui la regarde. Littéralement, elle la rapte, provoquant plus de cinquante ans après une débâcle intérieure. Une présence réelle ! Le réel. La blessure. La faille qui s’ouvre.

En lisant, chaque femme pourrait se remémorer elle aussi sa « première fois », le premier garçon, la perte de virginité… Mais ce qu’écrit Annie Ernaux est absolument singulier, unique, prend une dimension folle, sans doute à cause de cette honte. On se demande comment cela se fait que pour elle c’est un tel événement que plus de cinquante ans plus tard le réel est toujours aussi violent, alors même que la perte de la virginité n’a bizarrement pas pu advenir malgré les efforts du garçon. Une piste de lecture se dessine avec la question de l’orgueil, évoqué par l’auteur. La jeune fille, qui sort pour la première fois de son trou, est une provinciale de classe moyenne, d’apparence studieuse, c’est une enfant unique qui a toujours été couvée par ses parents, qui n’a jamais eu le droit d’aller à une surprise-partie, qui ne sait pas téléphoner, qui n’a jamais pris de douche ni de bain. Fille d’épicière, très bonne élève qui dévore les livres, elle a tous les droits, elle puise à volonté dans les bocaux de bonbons de l’épicerie familiale, se conduit littéralement en reine ! Pour saisir l’orgueil, ne faut-il pas noter ce comportement de reine, en famille, parce qu’elle est fille unique après la mort d’une sœur aînée, parce qu’elle est première de classe et surtout qu’elle sait faire des choses, math, anglais, dissertation, dont personne autour d’elle n’a la moindre idée ? Et que, cet été 1958, en allant à la colonie, c’est donc une reine qui, pour la première fois, quitte sa famille, une fille dont le narcissisme n’a pas été entravée. Pour la première fois, elle va être précipitée dans un autre monde, où on ne la regarde pas comme une reine, et où le comportement du « premier » garçon va la confronter à une altérité brutale. L’univers familier de la jeune fille disparaît, et le réel d’un monde inconnu, notamment celui des garçons, va lui voler au visage, provoquant la honte. Le garçon en question ne la traite pas en reine, en fille qui a tous les droits. L’orgueil d’une reine en prend un tel coup que c’est inoubliable ! La véritable perte de la virginité ! Tandis que la résistance à cette perte s’écrit par l’impossibilité de déchirer l’hymen et la disparition des règles comme si elle redevenait petite fille et non pas vieille…

Cet été 1958, la jeune Annie n’a qu’un seul désir, que sa mère, qui l’accompagne jusqu’à la colonie comme une gamine, déguerpisse ! Aussitôt sa mère disparue, elle enlève ses épaisses lunettes, libère ses longs cheveux : la voilà prête pour le premier garçon ! Comme si elle était sûre d’elle, de son effet, comme si c’était la même chose que de puiser dans les bocaux de bonbons de l’épicerie familiale ! Ivresse de pouvoir faire ce qu’elle veut ! Elle a « la certitude intrépide de son intelligence, de sa puissance manifestée par son mètre soixante-dix », elle arrive à la colonie « comme une pouliche échappée de son enclos ». Elle pense trouver des semblables. Mais un garçon, c’est différent !

Un garçon, elle en a toujours été tenue à l’écart par sa mère, et en rêve depuis l’âge de 13 ans. Elle ne veut faire l’amour que par amour. Elle fantasme donc d’emblée la réciprocité, comme un bocal dans lequel la main prend le bonbon jamais interdit. Et il va arriver que le bonbon garçon ne sera pas aussi facile à saisir, qu’il se dérobera…

« Comment faire pour retrouver l’imaginaire de l’acte sexuel tel qu’il flotte dans ce moi au seuil de la colonie ? » Nous sommes en 1958, la pilule n’existe pas encore pour les jeunes filles, et pourtant celle-là entre à la colonie avec ce désir du premier acte sexuel, et il est très peu question du risque d’être enceinte, comme si elle croyait bien maîtriser la méthode Oginot ! Comme si l’impénétrabilité était déjà là ? Comme si le garçon n’allait pas pouvoir aller très loin ?… La jeune fille qui arrive est dans l’attente littéralement du merveilleux de l’existence. Comme un grand secret chuchoté depuis l’enfance. Expérience sacrée. Perdre la virginité ! Et finalement, cet été 1958, ne pas la perdre vraiment !

Elle est entrée ! Dans la colonie, oui, mais aussi un autre monde, un autre temps, où tout est nouveau pour elle qui sort d’une institution religieuse. Dépaysement. Mais, à la différence d’elle, les autres arrivantes sont très à l’aise. Ce qui la gêne, elle qui n’a jamais été dérangée par le fait de sentir quelqu’un d’autre à côté d’elle dans la même chanbre, elle la fille unique, c’est le souffle de sa coturne. Le corps d’une autre, son souffle, c’est nouveau, ça secoue la fille unique.

Dans ce nouveau monde, elle ne maîtrise rien, surtout pas la mixité ! A la première réunion, elle essaie de voir si parmi les garçons il y en a un qui pourrait correspondre à celui de son rêve d’une histoire d’amour ! Et non, évidemment ! Mais cette jeune fille n’imagine-t-elle pas tomber directement de l’institution religieuse et du huis-clos familial qui la traite en reine dans l’histoire d’amour où elle serait aussi reine ? Et là, le réel est brutal ! Mais la jeune fille de 1958 voit les premières manifestations de la colonie avec les enfants et les monitrices-moniteurs comme une « sorte de monde idéal où tous les besoins sont couverts avec une abondance, une largesse en nourriture, jeux et activités, insoupçonnable depuis son pensionnat d’Yvetot » !

Première surprise-partie, au bout de trois jours ! Le moniteur-chef l’invite à danser, pose des yeux lourds sur elle, il est pour elle du côté de ceux qui dirigent, il l’embrasse sur la bouche, l’emmène dehors, elle sent son sexe en érection, elle n’avait pas imaginé tant de rapidité, la reine ne maîtrise rien et l’histoire d’amour ne s’écrit pas comme prévu, cet autre, le garçon, est un étranger. Il l’amène dans sa chambre à elle, elle obéit lorsqu’il la veut nue, il veut la pénétrer mais elle dit qu’elle a mal, il répond qu’il aimerait mieux qu’elle jouisse plutôt qu’elle gueule ! Des mots qui font jaillir le réel, qui déchirent la virginale histoire d’amour imaginée et désirée ! Un garçon, son désir sexuel, ce n’est donc pas du tout comme elle l’imaginait. Mais dans cette rapidité avec laquelle ce garçon est, avec elle, allé droit au but, est peut-être aussi provoquée par ce qu’elle a semblé être en se présentant à lui, plus expérimentée qu’elle ne l’est ? Peut-être cette jeune fille ne s’est-elle pas vue elle-même telle qu’elle s’est présentée au garçon, peut-être cette nouvelle image d’elle, cheveux détachés, liberté nouvellement prise, lui a-t-elle échappée ? Cependant, elle imagine encore qu’elle est l’élue. En cinq minutes, elle accepte de lui faire une fellation, c’est lui le maître. Ensuite, elle se résigne à perdre sa virginité, mais c’est impossible. « Ce n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c’est ainsi. » Le réel de la sauvagerie masculine a fait place au rêve d’une histoire d’amour. Le premier garçon, cet été 1958, définit le masculin pour la première fois rencontré comme quelque chose de sauvage, qui soumet. Mais est-ce la première apparition de la soumission ? Ou bien cette fille unique et choyée n’était-elle pas déjà « soumise » à ce traitement de reine, qui revient ensuite sous forme brutale, sauvage avec le traitement sexuel infligé par le masculin ? Mais en retraçant cette première nuit avec un garçon (qui est par ailleurs déjà fiancé), Annie Ernaux ni ressent ni honte ni horreur, mais au contraire une satisfaction profonde, celle de l’obéissance à ce qui arrive. Jeune fille qui s’est remise entre les mains d’un homme, elle qui était jusque-là aux mains d’une famille qui la couve, d’une institution religieuse qui la cadre rigoureusement.

Le lendemain au réfectoire, le moniteur-chef la fixe sans un mot, comme s’il voulait la surplomber, la couvrir, et elle se sent fautive. Il n’y aura pas une autre nuit, dans sa chambre à lui. Elle est sonnée, l’élue qu’elle pensait être chute. La honte. D’avoir couché, ou bien d’être laissée ? De n’être pas la reine qu’elle croyait être ? D’être réduite à ce reste qui ne l’intéresse plus ? L’horreur de se sentir misérable ne s’est pas atténuée avec le temps ! Immense blessure narcissique ! Le garçon lui préfère une autre. Jamais aucune autre n’avait été préférée à elle, la fille unique ! Perdre la face ! La honte ! Insupportable pour la petite fille gâtée de ses parents, pour l’élève brillante ! En guise de perte de virginité, c’est le narcissisme qui est tailladé ! Devant le garçon qui, devant tout le monde, lui tourne le dos, sans aucune pensée pour elle, « Elle est dans l’affolement de la perte, dans l’injustifiable de l’abandon. » Perte de son statut de reine, surtout ! Elle n’a plus aucun pouvoir sur cet autre qu’est le garçon ! « Elle est perdue, une fille de chiffon. » Qu’un petit groupe d’excités emmène, qui s’amuse à ses dépens. Un autre garçon est nu avec elle dans un sac de couchage, d’autres couples sont à côté, les garçons se tiennent au courant de la progression des opérations avec les filles. La jeune fille n’est pas plus pénétrable. Mais elle ne pense pas à s’en aller. Elle oscille entre la détresse et la consolation avec un autre garçon, elle prête son corps, qui se défend contre la pénétration. Maintenant, c’est un non événement. Elle est à portée de mains, de corps nus de garçons, mais elle est impénétrable. Le drôle dans l’histoire, c’est que finalement les garçons se débrouillent sans pénétrer… Cependant, tandis qu’elle se laisse approcher, elle reste dans sa fidélité au premier garçon, c’est-à-dire en fait à celui qu’elle imagine dans son histoire d’amour. C’est pour cela que, bizarrement, la virginité lui est encore réservée. « Elle ne renonce pas à lui, elle attend seulement qu’il veuille d’elle, un soir… » Soumise à son bon vouloir. Mais secrètement, c’est lui qui est fantasmé soumis à son vouloir à elle. C’est le réel de son détachement qu’elle repousse. C’est que soit différée à l’infini l’union idéale qu’elle refuse d’admettre. Elle imagine que ces choses-là sont au doigt et à l’œil, du premier coup, parce que c’est elle, l’unique.

En écrivant, Annie Ernaux déconstruit la fille qu’elle a été. En poussant à bout le colletage avec le réel. Je ne suis pas celle que vous croyez, voyez comme je suis ravagée, comme ça m’a déchirée, déconstruite. Il faut voir la petite fille reine en sa famille, qui subit une sorte de martyr de saint Sébastien avec les ricanements des moniteurs sur son passage. Il faut voir cette jeune fille libre avec d’autres garçons, en cet été 1958 où la libération sexuelle n’a pas encore eu lieu pour les filles et où la pilule n’existe pas, qui semble mine de rien attirer sur elle les regards qui la destituent, qui l’abaissent, qui s’en prennent à la reine, à son narcissisme. Se joue réellement une sorte de jeu sadomasochiste, dans lequel la jeune fille prétend être indifférente à ce qu’on pense d’elle, à son image déchue. Annie Ernaux relate « ce qu’elle a vécu à S. avec une tranquillité et un hubris qui ont été jugés par les autres, tous les autres, comme de l’insanité pure et de la putasserie. » Elle joue la partie d’une avant-gardiste de la liberté sexuelle. Alors qu’en 1958, dans la société française, la bonne conduite d’une fille est encore si importante. La jeune fille semble au contraire tout faire pour détruire, pour ravager, cette image conforme de la bonne jeune fille, celle qui, dans son cas, était préservée dans l’institution religieuse. Il y a, à l’œuvre en cet été 1958, une sorte de blasphème, mais ne serait-ce pas aussi parce que la jeune fille reine s’est aperçue qu’elle a raté son coup avec le premier garçon ? Elle multiplie ensuite les garçons, qu’elle a le pouvoir d’attirer, et en même temps, elle vérifie qu’elle reste impénétrable.

« Tous les soirs, c’est la fête… Elle ne veut rien manquer du présent, de la promesse du soir. » L’effet du ratage de l’histoire d’amour a aussi pour conséquence qu’elle est libre d’explorer ce nouveau monde, les bars, le cinéma, la cigarette, la liberté sexuelle, paradoxalement c’est le bonheur, elle a oublié l’épicerie familiale, son milieu social, le pensionnat, les religieuses. Cet été 1958 a quelque chose du rituel de passage, du bizutage suivi de l’intégration et de la fête. « Elle est éblouie par sa liberté… Elle gagne de l’argent pour la première fois, achète ce dont elle a envie… Elle ne veut rien d’autre que cette vie… Elle est dans la légèreté d’être déliée des yeux de sa mère. » On se dit en lisant qu’il a été heureux pour elle qu’elle ne puisse pas tout de suite tomber dans une autre aliénation, celle de l’histoire d’amour idéale devenant vite une histoire d’amour ordinaire…

Cette liberté si nouvelle bute souvent sur le réel d’une titubation, sur l’image d’une jeune fille en quelque sorte en train d’être addicte à l’illusion de pouvoir tout se permettre, tout expérimenter.

Le groupe des moniteurs l’ont bombardée avec les flèches de leurs quolibets, « celle de leurs railleries grasses… des insultes déguisées en mots d’esprit… » C’est vrai qu’en 1958, mais aussi après la libération sexuelle quoi qu’on en dise, une fille libre était vue comme une putain… Contradiction énorme entre le désir de liberté et l’image ravagée à cause de cette liberté ! « La fille de 58 ne s’offusque pas, il semble même qu’elle s’en amuse, comme d’une agressivité moqueuse usuelle à son égard. » Elle pense que c’est une erreur de jugement. En elle, intacte, non déchirée, la reine reste-t-elle ? Ou bien une estime de soi inviolable ? « Cette certitude, à quoi l’attribuer aujourd’hui ? A sa virginité, qu’elle conserve avec détermination, à son brillant parcours scolaire, sa lecture de Sartre ? Plus que tout : à son amour fou pour H., l’Archange comme elle continue de l’appeler… » Voilà : elle continue d’être sûre de l’histoire d’amour vivable, « cette espèce d’incorporation de lui en elle qui la tient au-dessus de la honte. »

La jeune fille, forte de cette certitude de l’amour, quelque part, est sûre de la fausseté du jugement des autres, de leurs insultes, de l’inadéquation entre putain et elle. Ce corps qu’elle a désiré donner au garçon, c’est un autre corps, qui n’a pas encore vraiment été donné. L’été 1958, elle découvre juste que ce n’est pas si simple que ça. Que ce n’est pas comme des bonbons qu’on est libre de prendre dans le bocal.

L’impossibilité de faire valoir son point de vue sur l’amour la frappe. Le fait que ce soit tellement différé, écarté, rendu improbable, n’atteint pas sa certitude. Elle est dans l’incompréhension de l’opprobre jeté sur elle. C’est déjà une sorte d’écriture de la part de l’écrivaine qu’elle deviendra. Elle écrit avec son corps une partition autre, qu’en 1958 personne n’arrive encore à lire. Et cette écriture commençante peut-être ébauche-t-elle un autre regard sur le garçon, et même dans le miroir une autre image que celle qui se précipite, qui est trop rapide, brutale, qui veut tout tout de suite, qui ne sait pas se retenir. Parce que ce qui s’écrit dans ce livre d’Annie Ernaux est une double immaturité sexuelle, qui fait différer la vraie rencontre sexuelle : d’une part la jeune fille qui fantasme une histoire d’amour immédiate, et de l’autre le garçon qui se précipite sur elle pour jouir tout de suite. Cet été 1958, il y a tout pour le ratage, et pour faire différer, ralentir. Dans l’intervalle, la jeune fille prend le temps d’apprécier l’enchantement qu’est cette vie nouvelle avec les jeunes, cette fraternité de dérision et de vulgarité, ces jeux avec les enfants. Le bonheur du groupe est plus fort que l’humiliation.

A la fin du séjour, nouvelle nuit avec le garçon, elle de son plein gré, elle est folle de plaisir de le retrouver, alors qu’elle ne ressent rien, et ne perd pas sa virginité. Peut-être se sent-elle follement réparée de sa chute ? Elle ne le reverra plus.

C’est étrange comme ce curieux ratage de la « première fois » s’est finalement écrit, comme à l’improviste sous la plume d’une écrivaine en train d’éclore, comme la découverte du « lieu où elle est sûre d’avoir été le plus heureuse depuis qu’elle est née. Où elle a découvert la fête, la liberté, les corps masculins. Elle voudrait ne pas avoir à le quitter… » Ensuite, ce n’est pas qu’elle a rencontré ses semblables, c’est elle qui n’est plus la même.

Ce beau livre d’Annie Ernaux, si singulier et unique en semblant évoquer quelque chose que chaque femme aurait vécu, raconte comment une jeune fille n’est pas restée la même ! Une faille s’est ouverte, infinie, entre le désir d’une histoire d’amour et sa réalisation, et, dans le non renoncement par-delà le supplice de saint Sébastien jetant les flèches sur celle qui a honte sans que ce soit profond, la jeune fille est en train de devenir écrivaine. Peut-être d’une part pour défendre la liberté sexuelle dans une lutte contre la différence des classes sociales, et d’autre part pour continuer à espérer que les garçons aussi se projettent au-delà de la précipitation…

« Ce récit serait donc celui d’une traversée périlleuse, jusqu’au port de l’écriture. Et, en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive. » En lisant, nous nous rendons compte que déjà en 1958, il y a quelqu’un en retrait, qui prend acte, qui mémorise, qui se dédouble, qui regarde et écoute ce qui arrive, qui se met en position d’écrire, en admettant que les choses sont ainsi, différentes, abruptes, dépaysantes, à la fois libératrices et brutales, en s’inclinant devant cela, en restant finalement indemne par-delà l’injustice des insultes et du mépris, par-delà l’étrange comportement d’une jeune fille qui semble ne pas mettre de limite au nombre de garçons, autour de huit, qui cet été-là, après l’indifférence du premier, ont libre accès à elle comme à des bocaux de bonbons, sans jamais prendre sa virginité. En définitive, rien dans la brutalité du premier garçon et le traitement injuste qui s’ensuit, rien de la vertigineuse sensation de liberté ne peuvent plus l’intimider au point de se fermer au choc du réel, à l’ouverture inquiétante, à l’injustice. A partir de l’été 1958, la future Annie Ernaux devient capable de se disposer à écrire le réel sans en être intimidée, ce sera la question de l’avortement, des classes sociales, du sexe, la honte des parents, etc. Naissance d’une écriture clinique. Lors de la rentrée scolaire, elle est dans une effervescence intellectuelle, une expansion heureuse. Elle suit « les cours dans un sentiment de plénitude et d’orgueil. » Est-ce parce que, finalement, elle a su faire quelque chose de ce qui lui est arrivé cet été-là après lequel elle n’est plus la même ? On a l’impression qu’elle a pris vraiment la main. Celle qui écrit, qui prend note avec une précision clinique. En effet, elle écrit : « Je marche vers le livre que j’écrirai comme deux ans auparavant je marchais vers l’amour. » Les règles ne tardent pas à revenir ! Nouvelle identité : brillante et convenable étudiante en lettres, se destinant à l’agrégation et à la littérature.

Après cette traversée de l’été 1958 où une jeune fille couvée par ses parents et traitée en reine chute vertigineusement dans « une fille de rien », dans « une putain sur les bords », celle-ci, par l’écriture se reforge une respectabilité, redevient une vraie jeune fille. A la suite de 1958, « J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » Pour ne pas mourir de honte, d’injustice, d’indifférence ? En vérité, si l’histoire d’amour avait pu se réaliser cette première fois, n’aurait-elle pas imprimé une fermeture, une normalisation, une sorte de fin de l’histoire ? Alors que la brutalité de cette première rencontre d’un garçon fait s’ouvrir le monde, les choses, le réel, et l’histoire n’en finit plus de s’écrire, de se renouveler, de buter sur le réel ! Heureusement que la première fois, pour les filles, mais aussi pour les garçons, n’aboutit presque jamais à ce qu’on dit à la fin des contes, ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants, et l’histoire se termine là !

Chacune de nous, filles, pourrions à la suite d’Annie Ernaux, nous exercer à cette écriture clinique de la première fois, chaque fois singulière et unique ! Et entendre dans son récit le témoignage d’une femme libre parce que, en avance sur son temps, elle n’est pas passé des mains familiales aux mains d’un homme en s’imaginant n’avoir jamais à se sevrer d’être couvée d’une situation à l’autre. L’été 1958, elle chute du nid, de la matrice, ravagée par le réel, par toutes ces choses qui mettent à mal son statut de reine. Ensuite, elle devient l’écrivaine de ce réel, de manière clinique, poursuivant l’investigation en direction de tout ce qui contrecarre son statut de reine : classes sociales et elle déclassée puis gravissant l’échelle, mésentente des parents, grossesse non désirée et avortement clandestin, injures et mépris à l’égard des femmes sexuellement libres… Ce qui lui arrive l’été 1958 la rend sensible pour toujours à ce réel abrupt, qui semble injuste, et qui fait chuter, qui anéantit l’illusion de retourner un jour dans un cocon, dans une égalité imaginaire. Son écriture clinique cogne contre l’impossible, et gagne en estime de soi. Bravo.

Alice Granger Guitard


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