des carpes et des muets - Edith Masson

Les éditions du Sonneur

jeudi 27 octobre 2016 par penvins

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Est-ce qu’il y en a un de sens ? se demande Polycarpe. Et il pourrait bien ne pas y en avoir ! C’est ce qui laisse le lecteur frustré, d’une bonne frustration, celle qui ouvre la voie à la polysémie. Ce qui se présente comme un roman policier en refuse obstinément les règles, là où l’on attend de pages en pages et d’égarement en égarement de comprendre ce qui a pu se passer, le roman d’Edith Masson ne laisse pas seulement le lecteur insatisfait, il lui intime l’ordre de ne pas tirer de conclusion. Une fois que toutes les hypothèses autour de ce sac d’os – tiens justement Irmine l’anorexique n’est-elle pas elle aussi un sac d’os ? – une fois que toutes ces hypothèses auront été évoquées à propos des ossements retrouvés pendus à l’échelle du canal on pourra relâcher le poisson – la carpe muette – dans l’eau et le regarder plonger dans le silence, au bout d’une courbe gracieuse et miroitante qu’il faut bien appeler le bonheur.

C’est peut-être ce qui intrigue le plus, ce qui va à l’encontre de la pensée commune. Comme s’il suffisait de fouiller le passé, de dire ce dont on se souvient, pour que la plaie se referme. Edith Masson fait explicitement référence à la France occupée et invite à en parler pour ne plus avoir à y repenser, elle reprend tous les thèmes de la culpabilité, le meurtre bien sûr, mais aussi l’infidélité, l’amour avec l’ennemi, le marché noir, l’abandon des enfants et bien pire leur exploitation sous couvert de les soustraire à la Gestapo. Tout le monde avait quelque chose à se faire pardonner. On peut naturellement s’interroger sur le retour au bonheur qui clôt le roman ! Et qui laisse déboussolé ! La France doit-elle retrouver un bonheur perdu en refermant ainsi la page d’un passé dont on aurait fouillé toutes les turpitudes… il y a, au-delà de cette écriture formidablement maitrisée, mais aussi à l’intérieur même de cette discipline, de cette littérature policière, comme la tentation de retrouver une normalité qui est peut-être aussi cause du malaise que l’on ressent en fermant le livre.

Le lecteur appréciera s’il s’agit ou non d’un procès d’intention, quoi qu’il en soit l’important est bien que l’auteur a su par son style et la richesse de ses personnages nous captiver de bout en bout. La richesse des relations, la mise en résonance des meurtres réels ou supposés, la façon dont chacun fouille dans son passé crée un monde dans lequel le lecteur tente de se frayer un chemin ouvrant sans cesse de nouvelles pistes que l’auteur enrichit de chapitres en chapitres révélant une histoire du village toujours plus insaisissable. Le temps et les pages passent et l’on a de plus en plus de mal à reconstituer la vérité, souvent ce qui est dit par tel ou tel personnage est mis en doute, soit par lui-même, soit pas une réflexion de l’auteur de sorte que l’on ne sait jamais si la mémoire est fidèle ou si elle reconstitue un passé conforme à ce que l’on voudrait qu’il soit ! On fait tous semblant, plus ou moins, on s’accroche. On s’accroche le plus longtemps possible à l’idée que les choses pourraient être ce qu’il faudrait qu’elles soient, ce qu’on voulait qu’elles soient quand on y rêvait. Et nous, lecteurs, comme lorsque nous lisons un roman policier, nous nous prenons au jeu, nous tentons de démêler le vrai du faux, le passé reconstruit du passé historique : Il faut que les choses aient un sens, n’importe lequel. Entraînés par l’auteur et par nos habitudes héritées des romans noirs nous tentons de résoudre l’énigme, de donner un sens évident à ce qui par nature est complexe. Contrairement à Boule qui a trop peur de remuer le passé et à Irmine et son père qui s’appliquent à nettoyer à la Javel tout ce qui les relierait au cadavre, nous nous acharnons à trouver un sens à l’énigme, nous serions prêts à trouver n’importe quelle solution pour comprendre ce qui s’est passé, pour retourner tranquillement à nos affaires. C’est là, bien sûr, toute la force et l’ironie de ce roman la dernière phrase que nous offre l’auteur renvoie au bonheur que nous recherchons et pourtant il ne saurait être que provisoire, il ne peut exister que si nous acceptons de fouiller le passé. Paradoxe ! La littérature et l’art en général n’ont-ils pas pour vocation de sans cesse interroger. C’est ce que fait admirablement ce roman à plus d’un titre décalé.


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