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Bitna, sous le ciel de Séoul - J.M.G. Le Clézio

Editions Stock, 2018

vendredi 5 octobre 2018 par Alice Granger

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A propos de Bitna, sous le ciel de Séoul, J.M.G. LE CLEZIO
Editions Stock, 2018.

Bitna, à dix-huit ans, née dans une famille pauvre de marchands de poissons, dans le sud, se retrouve sous le ciel de Séoul parce que ses parents, voulant lui donner une bonne éducation, ont emprunté pour qu’elle aille à l’université, à la fin de ses études secondaires. Le Clézio nous présente dans son roman une jeune sud-coréenne déracinée de son milieu, dépaysée dans la grande ville, humiliée par les regards d’une tante et d’une cousine sur celle qui débarque de son trou, se voyant la proie facile d’un pervers sexuel, et menacée par de gros rats et des cafards dans le sous-sol où elle loge ensuite. La nostalgie à cause de la séparation d’avec sa famille, pauvre, entre en résonance avec la séparation entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, et la tragédie des familles séparées depuis des années. Nostalgie du cocon familial, qui semble indépassable ! L’histoire des pigeons voyageurs raconte encore l’espoir de se relier avec ceux dont on est séparé, à travers les messages que les pigeons voyageurs peuvent transmettre, comme dans une tentative d’effacement de la séparation, et une façon de continuer à vivre dans le passé. Bref, pour la provinciale, la grande ville, Séoul, est le lieu de tous les dangers. Le roman de Le Clézio nous raconte comment elle réussit à accepter l’humaine condition de solitude, et y voir que c’est ça la base de la liberté.
A Séoul, si sa tante l’accueille chez elle avec une apparente générosité, c’est en fait pour qu’elle soit au service de sa cousine, et soit la bonne à tout faire de la maison. Sa tante l’humilie par des mots de ce genre : « si je n’étais pas là tu serais une mendiante dans la rue, ou bien tu n’as qu’à retourner auprès de tes pêcheurs, là-bas, au Jeolla-do, à écailler et vider les poissons sur le marché ». La provinciale, sous les regards humiliants, se voit dans le miroir avec son sentiment d’infériorité parce qu’elle n’est pas de la ville, et dans sa dépendance affective à fleur de peau ! Et c’est cette première épreuve qu’elle doit affronter ! Sous le ciel de Séoul, sans argent, elle n’a pas d’autre choix que de se soumettre et de mettre à l’épreuve son besoin d’amour à la manière d’une petite fille, mais en s’évadant, et aussi en se construisant comme autre, dans cette ville, avec les découvertes, par exemple des gens dans la rue, comme elle n’avait pas l’habitude d’en voir dans son village. Les cours lui laissent le temps de marcher dans les rues pour oublier les problèmes familiaux, de prendre le métro, se sentant respirer librement. « La rue, c’était mon aventure ». Voilà. Le dehors lui-même, en la dépaysant donc l’intimidant fortement, est aussi ce qui lui offre des merveilles. Premières expériences hors d’un espace familial ! D’abord, elle n’a pas d’assurance sur les trottoirs, elle descend sur la chaussée lorsqu’elle croise des gens venant en sens inverse et que c’est étroit. Autrement dit, elle s’efface, elle n’utilise pas « la technique du char d’assaut », passage en force ! Les autres qu’elle découvre sous le ciel de Séoul ont le pouvoir de l’écarter du trottoir, comme si elle n’était rien. Mais ensuite, elle commence à se battre intérieurement. En prenant l’habitude de regarder les gens sans qu’ils s’en doutent. Comme si elle les apprivoisait. Elle imagine toutes sortes de choses à leur sujet. Elle note sur des carnets ses descriptions. Elle leur invente des noms. Bref, elle se défend par l’imagination de leur pouvoir sur elle, la pauvre fille des marchands de poissons. Par une activité intérieure secrète, libre. Elle se représente ainsi la ville dépaysante et ses habitants par les mots.

Le meilleur endroit pour observer les gens, c’est à la bibliothèque. Immense découverte des livres. Dans son village, elle n’avait pas accès aux livres, il n’y avait pas d’argent pour en acheter. Elle découvre ce monde des livres, et ne peut plus s’en passer. Voilà, pour se défendre, pour s’évader, pour échapper à l’humiliation, il y a l’imagination, il y a les livres, il y a les mots. Elle apprend le français depuis deux ans, lit la poésie de Prévert. La bibliothèque est parfaite pour observer les gens, en restant invisible. Un jeune homme, qui la regarde lire, lui montre une annonce, qui tombe bien puisque la méchante tante la presse de trouver du travail, car elle lui coûte cher, cette nièce traitée en esclave ! L’annonce est écrite par Salomé, une jeune fille atteinte d’une maladie incurable, qui ne peut plus sortir de chez elle, qui aime beaucoup les histoires, et voudrait payer quelqu’un pour lui en raconter. Cette maladie incurable s’appelle Syndrome douloureux régional complexe, qui « ferme petit à petit les forces vitales, comme une fleur en train de se faner très lentement ». On a l’impression que c’est l’ancienne Bitna elle-même, celle attachée aux parents, mais qui, dans l’histoire, devient une jeune fille à laquelle les parents riches ont laissé toutes leur fortune avant de mourir eux-mêmes de maladie incurable. Voilà, c’est le naufrage du passé, et raconter des histoires, comme Bitna accepte de le faire pour Salomé, qui la paie bien, c’est comme un lent sevrage, tout en laissant la douleur se dire.

Et elle se dit par la première histoire, celle de M. Cho, avec ses pigeons voyageurs qu’il sort sur le toit de son immeuble de vingt étages, puis sur des montagnes, habituant les couples de pigeons à voler de plus en plus loin, jusqu’au pays d’autrefois, la Corée du Nord, séparée, où ils apporteront des messages aux descendants de ceux que M.Cho a quittés. La nostalgie est si forte qu’il faut imaginer les pigeons voyageurs, pour croire qu’une forme de retour est encore possible, ou bien peut-être pour se défendre d’oublier les siens en s’appropriant la ville de Séoul, les livres de sa bibliothèque, et les gens dont elle imagine l’histoire. A la troisième et même la quatrième génération, les pigeons gardent le souvenir du pays d’origine, dit M.CHO ! Lorsqu’ils volent, M.CHO les attend patiemment, il ferme les yeux et imagine ce qu’ils voient ! Le mérite de cette histoire inventée, c’est qu’elle permet de connaître aussi la ville, Séoul, vue du ciel, que les pigeons survolent. Salomé veut savoir ce qu’ils voient. Puisque ces pigeons voyageurs en portent leurs messages au pays d’origine, prouvant que le lien existe toujours, la conteuse peut aussi se permettre l’intérêt pour le nouveau lieu, celui de sa vie à elle, séparée, que pour leur voyage du retour ils doivent survoler ! Elle invente un stratagème pour ne pas se sentir coupable d’oublier ses origines ! Et Salomé s’est endormie !

L’argent de Salomé permet à Bitna de quitter la tante et surtout cette enfant gâtée, sa cousine, dont elle s’aperçoit qu’elle ne connaît rien de la vie ! Puisqu’elle, elle n’est pas séparée, elle est dans son cocon ! Se retrouvant chez elle, même si c’est humide et sombre, c’est chez elle, et que c’est bien, la liberté, la solitude ! Elle se sent n’avoir besoin de rien, même pas d’un petit ami, les garçons lui semblent de « vrais petits rois, gâtés par leur maman, par leurs petites amies, par leurs grandes sœurs, par leurs profs » ! La seule qu’elle veut voir, c’est Salomé. C’est logique, elle veut sentir la progression du processus de deuil de celle qu’elle était et que les parents ont laissé faire naufrage en envoyant leur fille étudier à Séoul. Puisque Bitna et Salomé semblent la même fille dédoublée, celle de l’enfance, déracinée, en train de perdre ses forces vitales, et celle qui est en train d’étudier à Séoul en train de se construire pour sa vie ici, s’émancipant.

La deuxième histoire racontée à Salomé est celle de Kitty, qui arrive dans le salon de coiffure de Mm Lim. Une inconnue. Mme Lim la nomme la Voyageuse et écrit un message qu’elle glisse dans le petit sac accroché à son cou, à l’adresse de ceux qui la connaîtraient. Elle vient bien de quelque part, dit Mme Lim à ses employées. Voilà, l’histoire avance ! La Voyageuse semble incarner Bitna qui oublie d’où elle vient, qui elle était, semble connaître les rues de Séoul, n’est pas affamée. Un jour, la Voyageuse apporte en réponse un message, écrit par une personne qui habite l’immeuble, mais n’a ni nom ni famille. Puis la Voyageuse a fini par disparaître, au moment où Mme Lim la nomme dans un billet Kitty. Voilà, à Séoul la Voyageuse a un nouveau nom ! Et elle peut disparaître en tant que voyageuse ne sachant pas qui elle est. Elle est celle qui a un nouveau nom ! Mais cherchant à savoir qui elle est ! Puis Mm Lim a la sensation qu’en fait, cette Voyageuse est quelqu’un qui cherche à mettre en relation les gens, allant de l’un à l’autre dans le quartier, inventant une trame de relations entre gens ne se connaissant pas, afin de repousser la sensation horrible de solitude. Elle est porteuse de messages. Et alors Mme Lim et ses employées se rendent au domicile indiqué dans un message, et trouvent une vieille dame, parmi le chaos dans son appartement, comme si elle était morte. Comme si elle avait voulu mourir. Au moment où ce drame de la solitude trouve cette issue heureuse, avec Mme Lim et les femmes du quartier promettant de rester unies pour venir voir la vieille dame, la Voyageuse a disparu, ayant terminé son travail de réparation. Une histoire dans laquelle, peut-être à partir de sa sensation abyssale de solitude dans la grande ville de Séoul, elle invente une solidarité, pour rompre l’indifférence. A la ville comme dans un village où tout le monde se connaît. Le Clézio en profite ainsi pour peindre le drame de l’isolement dans la ville ! C’est à Séoul, mais cela pourrait être dans n’importe quelle autre grande ville ! Et Bitna a une idée, qu’on entend dans la création du personnage de la Voyageuse, pour mettre fin à cet isolement désespérant, parce qu’elle vient d’un village où tout le monde se connaît. Alors, l’idée c’est de faire se connaître les gens ! Aiguiser la curiosité de l’autre par les messages !

Ensuite, l’histoire de la jeune fille seule sous le ciel de Séoul aborde une idylle avec le jeune homme rencontré à la bibliothèque. Ils sont sages, ils échangent des banalités pour mieux se connaître. Ce jeune homme se présente comme le fantasme très romantique d’une jeune fille qu’il l’emmène au bord de la mer, loin de la sécheresse de Séoul. Elle imagine qu’il incarne l’issue hors de ses vicissitudes de provinciale ignorante et apeurée dans la grande ville, forcée de s’armer intérieurement afin d’accepter l’humaine condition de solitude et échapper à la prédation des autres qui ne sont pas comme ses familiers et peuvent avoir la tentation de profiter d’elle si ses faiblesses sont visibles ! Lorsqu’il la nomme, Bitna, mon étoile, elle croit à la magie de l’idylle, se sent libre pour la première fois, c’était son grand-père maternel qui lui avait donné ce nom, pour qu’elle brille à l’intérieur et à l’extérieur d’elle-même. Mais elle est préoccupée par l’argent, et tous les signes extérieurs de son milieu social, et, de peur qu’il la voit inférieure, elle s’invente une vie. Déjà, elle craint la coupure, donc elle n’est pas aussi libre qu’elle le pense ! Et elle s’aperçoit alors que lui aussi est secret, elle ne sait rien de lui, il ne s’engage pas ! De plus, même s’ils se sont rencontrés dans la bibliothèque, il lui dit qu’il n’aime pas les livres, mais se destine à la finance. Alors qu’elle aime tellement les livres. La distance se creuse entre eux ! La jeune fille a traversé l’épreuve romantique, ce n’est pas un jeune homme qui peut habiller en paradis la ville sous le ciel de Séoul, où elle apprend la solitude et la joie à conquérir intérieurement de la liberté.

La nouvelle histoire racontée à Salomé par Bitna semble marquer la progression de l’admission psychique de la vie loin des parents, celle d’une jeune fille adulte seule. Une maternité, à Séoul, recueille les bébés abandonnés par leur mère, leurs parents. Ainsi arrive Naomi, la plus belle des orphelins. Ceux-ci finissent par être adoptés, donc par renouer le lien rompu, cordon ombilical, avec de nouveaux parents. Mais Bitna, dans la logique de sevrage de ses histoires, ne veut pas ça. Elle imagine donc une infirmière, une sorte de double d’elle-même, qui enlève Naomi, l’emmène avec elle, pour qu’elle ne soit pas adoptée ! Et elle questionne celle qui ne peut pas répondre car elle est encore un nourrisson : d’où viens-tu ? Est-ce que tu t’en souviens ? Est-ce que tu pourras le dire un jour ? Comme si, en Bitna elle-même, sous le ciel de Séoul, l’oubli faisait déjà son œuvre, et qu’il fallait encore trouve un moyen pour être quitte de la culpabilité ! Bitna semble préférer celle qui s’approprie sa solitude, non pas celle qui a la nostalgie du passé ? Tandis que Salomé, qui incarne la Bitna en train de perdre ses forces vitales, de faire naufrage, celle d’autrefois, n’aime pas cette histoire, comme si elle s’accrochait à avant, au comble de l’inquiétude à l’idée qu’une maman puisse abandonner son bébé, et se torturant à savoir pourquoi elle le fait ! Bitna pourrait répondre : pour que ce nouvel être humain, dans l’état de solitude, puisse devenir libre, ce qui est impossible en restant dedans, dans un monde familier et non pas la ville, Séoul, dépaysante au comble de l’inquiétude. Il a semblé à l’infirmière qui l’avait enlevée à la possibilité d’une adoption que Naomi souriait !

L’histoire des pigeons a une suite. M.CHO poursuit l’entraînement quasi militaire de ses couples de pigeons, qu’il sort de plus en plus loin. Il écrit un message pour sa femme, morte là-bas, en Corée du nord. Salomé se crispe. Peut-être ce voyage vers avant, par pigeons interposés, annonce qu’elle aussi, bientôt, elle sera morte. Le message que M.CHO accroche à la patte d’un de ses pigeons voyageurs voyage vers une morte.

Sous le ciel de Séoul, Bitna galère encore, rencontrant de nouvelles épreuves. Elle habite maintenant un quartier sordide, dans un demi sous-sol où elle doit se battre avec les rats. Mais ce n’est pas le pire. Un homme accroupi la regarde à travers le vasistas auquel elle n’avait pas mis de rideau. Elle se sent être sa proie sans défense, croit être espionnée tout le temps, suivie dans la rue, par la silhouette au sourire énigmatique. Elle croit que c’est un meurtrier. La saison des pluies, qui inonde tout, la débarrasse de l’inquiétant personnage qui lui a fait sentir sa vulnérabilité, sa condition de solitude. Au même moment, comme par hasard, comme si elle se sevrait de l’idylle romantique, elle cesse de rencontrer le jeune homme qu’elle fréquentait, le voyant enfin, cet « homme dominateur et narcissique, un peu égoïste », autre face de l’homme inquiétant, « un inconnu cupide et dangereux ». Elle a donc progressé dans l’épreuve, puisqu’elle a compris que sa liberté sans prix, mais au prix de la solitude, pouvait être sacrifiée en se tenant à la portée des désirs sexuels égoïstes des hommes.

Revenant auprès de Salomé, de plus en plus faible, Bitna finit l’histoire des pigeons voyageurs. Bien sûr ! Il attend, par ses pigeons, le retour au pays natal, et le redoute. C’est comme Salomé, la mort. La fermeture sur le passé, pour Bitna aussi, à travers l’agonie de Salomé. M.CHO sent que l’heure est venue… Ils vont partir pour de bon ! Belle première métaphore pour le dernier voyage de Salomé, inventée par Le Clézio ! Les pigeons sont embarqués pour la dernière aventure, de l’autre côté de la frontière. Bitna commence à être prête à laisser celle qu’elle était, incarnée par Salomé, faire le dernier voyage vers l’oubli. Salomé ferme les yeux lorsque Bitna raconte, elle sent l’odeur de la prochaine terre qui se rapproche. Les pigeons voyageurs reconnaissent l’endroit où leur maître est né, un roucoulement de paix naît dans leur gorge, les habitants arrivent, une petite fille aperçoit le message qu’un pigeon a à sa patte, elle le déplie : le message n’a qu’un seul mot, « avenir » ! Le mot que pourrait écrire Bitna la déracinée, qui oublie parce que c’est la condition de solitude, largage d’amarres, qui lui ouvre l’avenir à inventer ! Les pigeons semblent parler aux habitants du Nord de l’autre monde, au Sud, et c’est un monde qui cesse d’être étranger. Comme il cesse d’être étranger à Bitna, qui vit sous le ciel de Séoul. Elle, elle sait qu’ici rien n’est vraiment achevé, qu’il y a « la réalité assassine ».

Désormais, Bitna a quitté le quartier sordide. Dans son nouveau quartier, pour la première fois elle se sent très libre. Joie de n’avoir de comptes à rendre à personne ! Elle se débrouille pour gagner sa vie, tout en étudiant. Elle se laisse aller à la douce rêverie des mots. Elle sent que le plus important est cette vie intérieure, son imagination, sa capacité d’inventer, de penser, de se représenter le monde nouveau.

Ainsi, elle a inventé le personnage de Nabi, la chanteuse. Pour Salomé. Elle arrive très jeune à Séoul, comme un double de Bitna. Elle chantait depuis toute petite à l’église chrétienne, si bien qu’on la remarquait, par exemple le pasteur. Adolescente, elle soigne ses tenues, et chante mieux que jamais, tandis que sa grand-mère voit le diable la lorgner ! Des producteurs recherchaient des candidates, et s’ouvrait pour Nabi la possibilité de gagner beaucoup d’argent. Nous devinons par cette histoire que Bitna traverse l’épreuve de l’argent, tentation sur la route de la liberté intérieure ! Lors de l’audition, c’est Nabi qui gagne. Le piège se referme sur elle avec les enregistrements. Le pasteur regarde de très près ses jambes, et plus encore ! Avec son talent de chanteuse, elle s’est assujettie aux êtres qui, comme cet homme d’église qui semblait si inoffensif, sont avides de son art, et de sa personne. Salomé, de même dépendante des mots de Bitna, et payant cher pour qu’elle invente des histoires, en vérité assujettit la conteuse ! Bitna prend conscience qu’elle est encore rattachée au passé, incarné par Salomé, par les mots, l’imagination. De même que la chanteuse s’est créée une nouvelle aliénation, être aimée, dont les bénéfices secondaires sont beaucoup d’argent, Bitna aussi par son don de conteuse s’est assujettie à Salomé, par des histoires qui, toutes, se situant sur le chemin de l’épreuve afin de s’émanciper intérieurement, cherchent encore à calmer l’angoisse de la fille d’autrefois en elle, qui se meurt. Nabi ne s’appelle en fait ainsi qu’à partir du moment où elle quitte sa famille et le pasteur, pour rejoindre un groupe de musiciens. Nabi est le nom d’un insecte. Son histoire prend le sens d’un beau crépuscule, tandis que Salomé est en train de partir. Les musiciens vivent pour elle. Ils se servent d’elle pour leur succès sur le Net. Nabi a l’impression hypnotique de vivre un rêve éveillé. Un photographe s’intéresse à elle, il est très doux comme un gros chat. Salomé écoute comme si c’était son histoire à elle ! Comme si le gros chat était en train de l’emmener vers le naufrage sans retour. Nabi est en effet une proie pour ce photographe ! La chanteuse, alias Salomé, sait très bien ce qui l’attend. Idem Bitna, qui est en train de laisser partir cette fixation à l’ancienne elle-même, à laquelle elle était encore attachée. Le photographe publie dans le monde entier les belles photos de Nabi. Il congédie les musiciens, et s’occupe seul de Nabi, l’emmenant remplir les salles dans le monde entier, et tout le monde l’aime. Elle n’a plus un instant de libre, est partout choyée comme une poupée douce et rêveuse. Ainsi, Le Clézio excelle à décrire le doux départ de Salomé, telle une poupée dans les mains douces de la mort semblant l’amour des spectateurs du monde entier. Bien sûr, comme un reste de conscience, Nabi ressent de la nostalgie pour ses camarades d’autrefois, pressentant la grande coupure ! Puis le photographe présente à Nabi, alias Salomé, une jeune fille, qui sera son attachée. Nous devinons qu’elle représente Bitna… Elles deviennent amies. Ensuite, la chanteuse se rend compte que son attachée est la maîtresse du photographe, et que tous ses comptes ont été vidés ! Et la chanteuse se pend. C’est ainsi que Le Clezio imagine la séparation de Bitna d’avec la conteuse en elle qui maintient encore par les mots des histoires son lien avec Salomé, celle qu’elle était, et que, pour vivre libre, elle doit laisser les forces vitales la désinvestir ! Le vol du compte en banque n’est-il pas un retrait d’investissements anciens, une disparition des fixations infantiles, de la nostalgie représentée par la maladie incurable de Salomé ?

Bitna se dit en effet : « Je crois que bientôt je serai libérée, je n’aurai plus à raconter mes histoires, je pourrai commencer à vivre pour moi-même, dans cette grande ville où seuls comptent le temps présent et le monde des vivants » ! Extraordinaire ! Et elle dit que ces histoires, c’est comme un air pour aider à vivre, et en un sens, elle n’invente rien, il y a des dragons endormis, qui ont toujours existé. Chaque histoire se lie à l’autre. Et il est à nouveau question de Naomi, la petite orpheline recueillie par l’infirmière, dont Le Clézio écrit qu’elle « est devenue une petite fille tout à fait intéressante, peut-être parce qu’elle n’avait pas ses vrais parents » ! C’est vraiment extraordinaire ! Une fille tout à fait intéressante car le cordon ombilical est coupé, et voici une fille qui est abandonnée à la vie. Bitna aussi, sous le ciel de Séoul ! La chose intéressante, c’est donc cette coupure, cette perte des parents, d’un lien de dépendance, d’un lieu familier comme un ventre, fermé, s’opposant au monde ouvert inquiétant et dépaysant de la grande ville inconnue ! Alors, Naomi a un don : elle voit des choses que les autres ne voient pas ! Elle voit l’invisible. C’est-à-dire elle voit par-delà le tremblement magmatique des choses, leur impermanence. Un jour, elle commence à parler des Dragons ! Elle dit qu’elle est née l’année des Dragons ! Elle regarde le ciel, dit que ce qu’elle voit ne bouge pas, ce sont deux serpents enroulés, attendant leur jour ! Naomi parle du jour où les Dragons se réveilleront. Lorsque ce sera le moment, ils se retrouveront !

Seule au monde, Bitna retrouve l’homme inquiétant. Bizarre comme on a la sensation que les deux Dragons endormis vont se réveiller, se retrouver, et que c’est une métaphore charnelle, et que ce n’est pas encore le jour ! Bitna a peur de lui, se sent à sa merci. Est-elle la proie d’un animal féroce ? Puis un jour, l’homme inquiétant a disparu. Elle pense : « Ce n’est pas encore le jour, aujourd’hui. C’est comme les Dragons du ciel, il attend son tour ». Puis, alors qu’elle va entrer dans un immeuble, elle voit l’homme, qui lui dit de ne pas entrer, qu’elle y court un grave danger ? Il lui paraît ordinaire, elle n’en a plus peur. Il lui dit qu’on l’a engagé pour la protéger. Nous comprenons que c’est une création de l’auteur pour dire que Bitna s’est imaginé un homme inquiétant comme sensation de l’approche de la sexualité, sous le ciel de Séoul, ce dépaysement encore plus inquiétant que le déracinement, mais que cela ne doit pas être envisagé du point de vue de l’ancienne dépendance, comme la femme proie de l’homme ! Elle comprend que c’est Salomé, c’est-à-dire l’ancienne elle en fin d’agonie, qui a engagé cet homme pour la protéger en lui faisant peur des hommes inconnus, comme d’une impasse, parce que c’est autrement que les Dragons endormis se réveilleront.

Bitna emménage dans un nouveau quartier, comme une nouvelle étape de sa mutation intérieure. Elle n’a plus peur de l’homme qui a été en fait son ange gardien. Elle a décidé de ne plus se laisser prendre au piège des autres, y compris quand ce sont des hommes. Elle se demande pourquoi ils ne peuvent l’oublier ! Piège, que de se sentir aussi importante ! Mais elle ne se laisse pas prendre ! Elle comprend ce qui se passe dans sa vie sous le ciel de Séoul : elle n’est pas au monde pour faire plaisir aux autres comme dans l’enfance elle imaginait que sa vie était indispensable à ses parents, il y a un ordre supérieur, céleste, celui qui dit que sa vie est à elle, qu’il s’agit de son histoire à elle, et qu’elle commence effectivement par Salomé, la seule personne qui a compté dans sa vie, son ancienne elle-même, qu’elle laisse se vider de son énergie vitale à travers l’imagination de sa maladie chronique incurable. Les histoires racontées à Salomé, c’était pour lui dire un monde qu’elle ne connaît pas, sous le ciel de Séoul, qui est cruel et froid, dans la sensation du dehors, hors du cocon familial, sensation inquiétante qu’a la déracinée lorsqu’elle arrive. La dernière histoire racontée à Salomé concerne donc Naomi, l’orpheline non adoptée. Elle trouve dans la rue un oiseau qui était tombé de son arbre, un geai aux si belles couleurs, qui semble fragile comme Salomé, dont s’occupe Bitna en lui inventant des histoires. Oiseau tombé du nid qui symbolise le nid quitté et la sensation abyssale d’être précipité dans le monde du dehors violent, où il n’est pas possible de survivre. Naomi, qui recueille l’oiseau, le materne, vivant avec lui une histoire d’amour mais qui est aussi, on le devine, une histoire d’adieu. Le Clézio écrit que c’est l’histoire la plus commune à tous les vivants, la plus mystérieuse de la vie, avec l’instant de naissance. En fait, c’est le mystère de la mort. Mort à la vie d’avant, mais aussi le contraire d’un reniement ! Atteint de maladie incurable, comme Salomé, l’oiseau a peur du monde du dehors, « le vent froid pénétrait son duvet ». Il a peur de ne pas laisser de traces, que cela ne compte plus, dans la nouvelle vie, sous le ciel de Séoul. Mais, à travers l’histoire de l’oiseau qui meurt, et de Salomé qui meurt aussi, Bitna dit, par le travail imaginaire, des mots d’amour à son double qui s’en va. Salomé s’avère la seule personne, dans Séoul, ville où personne ne s’intéresse à personne, à s’intéresser à elle, à avoir voulu qu’elle vive ! C’est-à-dire qu’elle a voulu, par amour pour elle-même, qu’il y ait un transfert d’énergie vitale de l’une à l’autre ! C’est à la fois la même du point de vue de cette énergie vitale, qui s’est entraînée pendant l’enfance, qui, en désinvestissant peu à peu l’ancien fonctionnement psychique, un Ancien Régime, ancré sur le fait d’avoir du sens pour les autres à commencer par la famille, ancré sur la dépendance, va s’investir dans une nouvelle logique, un Nouveau Régime psychique, de liberté, d’insoumission, de nouvelles sensations, d’émerveillements. « Je suis seule, je suis libre, ma vie va commencer » ! Bizarrement, l’homme avec lequel Bitna a eu une histoire, en conclusion Le Clézio le décrit lui aussi comme un oiseau, qui vole tout ce qu’il désire et puis s’en va. Mais Bitna, alias Naomi, elle, c’est un oiseau mort qu’elle a laissé s’en aller. Comme larguant aussi les amarres par rapport à un homme, pour sa liberté de femme ! L’oiseau, il reviendra autrement, sans mettre en danger sa liberté.

Le Clézio, dans ce roman, a su imaginer de manière brillante les histoires qui pouvaient le mieux nous plonger dans la vie intérieure d’une jeune fille quittant le monde protégé de l’enfance pour affronter la grande ville, sous le ciel de Séoul, où ce n’est plus un cocon, mais un monde inquiétant où personne ne se parle. Cela pourrait être dans n’importe quelle grande ville, où arrive une jeune provinciale. Le Clézio nous fait approcher de cette vérité d’une énergie vitale qui se renforce avec la sensation progressive de liberté, une énergie qui désinvestit la vie de l’enfance sans la renier, et s’investit dans la vie en train de se vivre, dans la condition humaine de solitude.

Alice Granger Guitard



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