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Clair de femme - Romain Gary

Editions Gallimard, 1977

dimanche 8 mai 2022 par Alice Granger

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Jamais Michel, pilote de ligne ayant demandé un congé de six mois, ne s’était trouvé autant dans le besoin, juste au moment où ça arriva. Elle était essoufflée comme si elle avait craint d’arriver trop tard. La vie les avait jetés aux orties, « l’un et l’autre », et c’est toujours ce qu’on appelle une rencontre ». Comme s’ils étaient précipités sur terre, vaincus par la séparation, et la sensation de vulnérabilité naissante, humaine, indéniable mortalité ?
Il entendit l’appel de Caracas, prit un taxi pour l’aéroport, puis cette décision se traduisit par un acte contraire, il revint, mais pas jusque chez lui. Il s’arrêta juste à temps. Il avait été entendu entre eux qu’il laisserait sa femme, atteinte de leucémie et au stade terminal, se donner la mort, et pendant ce temps il irait à Caracas. On pense tout de suite à ce que disait Romain Gary de sa mère, que le lien ombilical n’avait pas été coupé entre eux. Alors, cette femme atteinte de leucémie, d’une maladie incurable du sang, cela vibre avec ce lien ombilical, comme s’il l’avait retissé avec cette Yannik, en train de mourir, de partir vers l’amont, mais cette fois, à la différence d’avec sa mère, il avait pu vivre avec elle cette avancée inéluctable vers la séparation, cette perte d’un lien total. A travers Yannik, c’est sa mère qui lui dit de partir à Caracas, de la laisser s’en aller seule, lui retirant son placenta d’amour. Romain Gary n’avait appris la mort de sa mère que trois ans plus tard, en revenant à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu’il avait faite dans la Résistance. Se sachant proche de la mort, elle avait écrit des centaines de lettres, qu’un ami envoya régulièrement à son fils, après sa mort, comme si elle était encore vivante. Il avait raté l’apoptose annoncée du lien ombilical, ce travail de la séparation.
En ouvrant trop vite la portière du taxi, Michel avait envoyé voltiger tout le contenu du sac de cette femme aux cheveux blancs (elle a quarante-sept ans, lui quarante-trois), Lydia, très douée pour immédiatement diagnostiquer la solitude chez un inconnu. Il lui dit après quelques minutes : « Déjà, on n’arrive pas à se quitter », comme si leur solitude respective abyssale s’était mise en phase, s’était reconnue au quart de tour ! Il l’appelle « Madame », pour bien marquer les distances, ou plus exactement, l’existence de cette distance, que chacun d’eux sentait, à cause de la perte, et qu’il fallait inscrire au commencement de la rencontre ! Elle lui dit en s’éloignant, après lui avoir dit son nom, donné son adresse et son numéro de téléphone : « Téléphonez-moi un jour, quand nous reviendrons tous les deux des endroits très éloignés où nous nous trouvons en ce moment » ! Voilà ! Cet endroit très éloigné semble déjà vibrer avec le traumatisme de la naissance. En miroir, ils vivent la même chose, lui le garçon, elle la fille.
Il aurait dû être loin au-dessus de l’Océan, en direction de Caracas (il était pilote de ligne, qui s’était mis en congé pour six mois), il aurait « déjà atteint ce que les pilotes appellent le point de non-retour ». Alors, imaginons qu’il a eu un sursaut, qu’il désirait le retour, qu’il avait senti comment il était possible, et même que cette femme aux cheveux blancs avait un étrange air de petite fille, vulnérable et néanmoins battante ! Et voilà, il sonne à la porte de la femme aux cheveux blancs, qui le dévisage froidement, lorsqu’elle lui ouvre ! Elle est essoufflée, épuisée (comme ballotée douloureusement par le processus de naissance, de mise dehors ?). Puis elle s’aperçoit que cet homme présente « les signes extérieurs d’un naufrage ». Avait-il été interrogé toute une nuit au Quai des Orfèvres (idem pour le processus traumatique de naissance) ? Était-il suivi ? Alors, il confie : « Je ne suis pas ivre… Et j’aime une femme… Comme on peut aimer une femme… parfois » ! Ils se toisent, ils sont encore dans le manque, l’autre de la rencontre est encore un importun, un étranger, même s’ils se sont reconnus comme des vaincus jetés dehors, dans l’état de solitude ! Elle a l’air de vouloir se prouver qu’elle peut vivre seule ! Et puis, face à cet étranger, voilà qu’elle se surprend à penser que, à son âge, « c’était encore possible » ! Mais lui a l’air de vouloir lui rétorquer qu’il « ne suffit pas d’être malheureux séparément pour être heureux ensemble ». Il voudrait lui dire qu’il n’est pas venu ici pour mendier ! Mais il devait s’avouer qu’il mentait. Elle ouvre la porte, comme si c’était la fin d’une séance d’analyse. Il est un pas dehors, et la sent au bord des larmes. En guise d’interprétation, et d’un au revoir, elle lui dit qu’il n’a pas l’air d’un salaud (de laisser la femme qu’il aime mourir seule, comme laissant le lien du sang ombilical fil d’Ariane à rebours qu’est cette leucémie retourner amont) !
Il tente de partir pour une autre destination, comme pour rester fidèle à la morte, et refuser la rencontre. A l’aéroport, il pense aux paroles de la femme aimée. Elle avait décidé d’en finir, ne voulant pas être un jouet que l’on met en pièces (placenta qui se déchire, devient un abject, telle la vision du corps mort) ! Se rejoue, étrangement, le fait que pour Gary, il n’a pas vu mourir sa mère, il n’a pas vu son corps mort. Là-aussi, de ne pas être là au moment de sa mort, cela profite à l’immortalisation, à ne pas y croire. « Pars, va-t’en loin, comme tu l’as promis… Ne t’engonce pas dans le malheur, ne pense pas à moi tout le temps, je ne veux pas devenir une rongeuse… Je suis obligée de te quitter. Je te serai une autre femme. Va vers elle, donne-lui ce que je te laisse, il faut que cela demeure. Sans féminité, tu ne pourras pas vivre ces heures, ces années, cet arrachement, cette bestialité que l’on appelle si flatteusement, si pompeusement : ‘le destin’. J’espère de tout mon amour que tu vas la rencontrer et qu’elle viendra au secours de ce qui, dans notre couple, ne peut pas, ne doit pas mourir ». C’est comme si, avant de s’en aller, elle avait en lui lancé un processus de métastase, comme le fantasme qu’il la retrouvera autrement accompagne le travail du deuil. Elle avait poursuivi : ce sera une « affirmation d’immortalité ». Voilà : la métastase réussit à transférer ailleurs la cancérisation, c’est-à-dire l’immortalité, et tout cela vibre avec le fait que la grossesse et le cancer sont proches, mais peut-être est-ce la conception de cette petite fille que Gary avait senti que cette mère était aussi restée. Annik lui avait dit que c’était pour elle « une question de fierté féminine… de survie… une sorte de lutte pour l’honneur, un refus d’être bafouée ». Il devait aller à la rencontre de cette sœur inconnue, lui dire combien ELLE avait besoin d’elle ! Mais ce « Elle », qui est-ce ? La mère de Romain Gary qui avait gardé un air de petite fille battante, derrière cette mère qui donna tout pour son fils ? « Elle », avait-elle besoin qu’une femme reprenne le flambeau de la lutte pour exister en tant qu’être humain fille, femme, et ça, n’était-ce pas la question de la fierté féminine par excellence ? Alors, au lieu de montrer dans l’avion, il revient chez cette inconnue, Lydia. Elle lui dit qu’il ne trouvera rien ici, pas « même une bouée de sauvetage ». Voilà, elle ne l’aidera pas à revenir au passé (au lien ombilical du garçon à sa mère ?) ! Elle a les yeux rougis. Il sent son dénuement. C’est un moment d’entraide. « Il fallut encore traverser le désert où chaque vêtement qui tombe, rompt, éloigne et brutalise, où les regards se fuient pour éviter une nudité qui n’est pas seulement celle des corps, et où le silence accumule ses pierres ». Ils sont deux êtres en déroute qui s’entraident par de la tendresse désespérée. Et puis : « Je ne m’étais encore jamais vu un tel intrus, dans un regard de femme » (comme l’embryon, le fœtus, est un intrus, un corps étranger, pour la mère, au temps de la gestation, et que c’est en mettant en veilleuse les défenses immunitaires qu’il est infiniment toléré jusqu’à la séparation de la naissance) ! Ils ont fait l’amour « comme si on se jetait du septième étage » (image de naissance comme une précipitation dans la vie inconnue) ! Tandis qu’elle lui raconte - son mari avait soudain perdu le contrôle de la voiture, la petite fille était assise à l’arrière, ce fut l’accident, elle avait perdu sa fille, et son mari, même si celui n’était pas mort – elle lui dit : « Vous êtes orphelin d’une femme », et ça résonne avec la séparation de la naissance ! Tandis qu’elle, elle est cette petite fille morte à la vie d’avant, avec son mari, et la vie comme dans une voiture très confortable, métaphore utérine ! Elle était jetée dehors, depuis la mort de sa fille, cette petite fille. Mais aussi, sa vie très installée, avec ce mari, c’était une sorte de mort, pour cette petite fille libre qu’elle était, ramenée aux formes de mère et d’épouse !
Il va voir un artiste, qui lui dit : « nous autres, grands artistes, nous sommes tous condamnés à la bouteille à la mer » ! Il est lucide sur lui-même, il avait trop aimé « pour être encore capable de vivre par moi-même » ! Car « tout ce qui faisait de moi un homme était chez une femme » ! Mais quoi, chez une femme ? Son désir de vivre comme être humain femme libre, ce désir qui habitait la mère de Romain Gary, qui n’avait plus ni mari, ni amant, ni père, qui s’était désamarrée de chacun de ces liens ? Et il confie qu’il n’avait pas pu partir (à Caracas ou ailleurs), alors qu’il avait promis à la femme aimée de partir loin, pour ne pas être tenté « de courir là-bas » ! Il est un faible, c’est pour ça que « lorsqu’on aime une femme, ça devient d’une telle… force que… lorsqu’elle est obligée de mourir… pour des raisons d’organes… parce qu’on s’est aperçu trop tard… les séparations définitives… prennent des dimensions effrayantes de… tendresse ». Il demande au téléphone à l’inconnue, qu’il appelle Madame, si elle est une femme forte (comme s’il lui demandait si l’être humain fille, en elle, voulait vivre, tandis qu’elle était une petite fille morte du point de vue de sa vie très confortable avec son mari ?). Elle va le rejoindre au bar. Il se regarde dans le miroir, se voit en homme sans patrie féminine, l’apatride : « on t’a pris ton pays, mon vieux » ! Il pense : « J’avais patrie féminine et il ne pouvait plus y avoir de quête. Mon pays avait une voix… dans notre maison… le temps n’entrait pas… il y avait permanence et pérennité, il y avait couple, nous étions plus anciens que mémoire humaine ». Pour lui, le bonheur est immémorial, il est ce désir de vivre qui avait vibré dans cette communion avec sa mère qui était aussi une joyeuse et très vulnérable petite fille, réinventée avec cette femme, Yannik. « On est deux, et chacun est terre, et chacun est soleil ». Il pense que c’est avec cette nouvelle amie, qu’il appelle Madame, qui s’appelle Lydia, qu’il va partir, prendre l’avion. Sa femme, Yannick, « tenait beaucoup à ce que nous partions ensemble » ! Il dit à un ami au téléphone : « Je voulais simplement te dire que lorsque tu as tout donné à une femme, ça devient inépuisable. S’imaginer que tout est fini parce qu’on a perdu la seule femme que l’on ait aimée, c’est un manque d’amour. Il y a en moi une part aux abois… et une part de confiance. C’est indestructible. Elle reviendra… Bien sûr, elle ne sera plus tout à fait la même. Elle aura un autre regard, un autre physique. Elle s’habillera autrement… des cheveux blancs par exemple, une autre vie, d’autres malheurs. Elle reviendra. » Il poursuit : « Yannick n’est plus là et tout autour de moi est devenu femme. Ce n’est pas fini. Je ne suis pas fini. Quand un homme est fini, cela veut dire surtout qu’il continue ». Ce n’est pas fini quoi ? Le désir de vivre, alors que l’on a été vaincu en n’ayant pas pu rester dedans, qui pour Gary était rester dans le prodigieux désir battant de vivre de sa mère ? Se regardant dans la glace, il se dit que ce n’est pas le visage d’un vaincu ! Il lui reste encore quelque chose ! Quelque chose d’invincible ! « Les hommes oublient toujours que ce qu’ils vivent n’est pas mortel » !
Il attend la femme aux cheveux blancs sur son palier, et lorsqu’elle arrive, elle lui sourit « avec une amitié qui ne parut pas aller à moi mais à mon enfance ». Une femme comme elle, qui écoute de la musique quand elle est seule, il se dit qu’il n’y a rien de plus urgent ! Elle comprend qu’il n’avait pas eu la force de s’éloigner, et qu’il était resté là à rôder autour d’elle, à cause de sa quête d’un désir de vivre vibrant dans une femme nouvelle ! Que tout ce qu’il demande à l’inconnue qu’elle est, c’est de l’aider à traverser, à aller vers l’espérance de sentir ce désir de vie transférée sur terre, restée en vie ! Cette présence féminine dont il avait besoin, le hasard avait fait que c’était elle, Lydia, une petite fille en elle voulant vivre. Elle lui dit : Vous aviez besoin d’oubli… et ce fut moi » ! Lui, il veut qu’ils aillent à Roissy, et qu’ils prennent tous les deux le premier avion, parce qu’une histoire d’amour, ça ne peut pas finir, il a trop aimé une femme pour que ça puisse être perdu. Or, le profil de la femme aux cheveux blancs se fit plus dur. Elle dit qu’elle n’a pas la vocation d’aider un homme à vivre, puisque sa lutte à elle, c’est pour sa propre vie. Elle le lui fait entendre par ces paroles : « Est-ce qu’il ne vous est pas venu à l’idée que j’essaie… d’oublier, moi aussi ? » Il sentit « qu’elle réglait des comptes avec elle-même », et jamais depuis la rencontre il n’avait senti combien ils étaient proches. « Nous avions en commun un sens aigu de l’illusoire ». Alors, elle accepte l’entraide. « Il y a entre nous impossibilité : nous pouvons la partager. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous, au cours de ces dernières heures. Je vais vous faire voir ça de plus près. J’aime un homme que je n’aime plus et j’essaie donc de l’aimer encore plus fort ». Elle lui dit que la fin du monde ce n’est pas seulement chez lui, mais c’est chez nous tous ! Alors, elle veut lui montrer comment c’est chez les autres ! Pour qu’il se sente moins unique. Elle veut lui présenter son mari ! Elle évoque le temps où tout ce qu’il lui fallait, c’était un mari. Il s’étonne, elle lui avait dit que son mari était mort. Elle lui rétorque, lorsque vous aurez vu mon mari, vous « vous sentirez mieux après » ! Parce qu’en effet, elle va lui montrer un homme que sa mère a repris, comme quelque chose en miroir de ce que lui, il a perdu ! La mère de ce mari est à des années-lumière de la mère de Romain Gary qui était restée une petite fille vivante et à l’imagination exubérante. La mère de ce mari est une mère courage admirable, qui est joyeuse, elle-même veuve, de se vouer totalement à ce fils devenu vulnérable comme un bébé, après l’accident ! Mère à vie !
Lorsqu’ils vont, pour voir ce mari, vers cet immeuble cossu, qu’ils prennent cet « ascenseur distingué », il arrête celui-ci entre deux étages, et il sent qu’il a « encore envie d’être heureux » ! Mais il souffle : « Je ne sais pas ce que c’est, la féminité. Peut-être est-ce seulement une façon d’être un homme. Mais un homme libre de femme, une femme libre d’homme soufflent dans leur moitié de vie jusqu’à ce que ça s’enfle et prenne toute la place ». Voilà deux êtres humains libres qui vibrent ensemble du désir de vivre ! Il poursuit : les hommes et les femmes ont été à ce point infectés d’indépendance qu’ils ne sont même pas devenus indépendants, au contraire ils sont devenus infects, leurs histoires sont celles d’infirmes, « de mutilés qui se rattrapent », qui « érigent l’infirmité et la mutilation en règle de vie », ils veulent qu’on « leur donne l’Ordre du Mérite pour services rendus à la respiration artificielle » ! Les triomphes contre la nature sont déjà tels « que l’on peut très bien décréter que l’asphyxie est la vraie manière de respirer ». Il avance alors sa vision : « La seule valeur humaine de l’indépendance est une valeur d’échange. Quand on garde l’indépendance pour soi tout seul, on pourrit à la vitesse des années-solitude ». Le couple ! Tout le reste, dit-il, n’est qu’accouplement, alors que le couple, « cela signifie un homme qui vit une femme, une femme qui vit un homme », mais comme vivre en communion avec le désir de vivre de l’autre.
Alors, pourquoi n’a-t-il pas suivi jusqu’au bout cette femme, mourant avec elle, demande Lydia ? Parce qu’elle voulait rester vivante et heureuse, « et cela veut dire maintenant vous et moi », dit-il à la femme aux cheveux blancs. Elle se rebelle, trouve qu’il est vraiment ivre, et que, très vite, en le regardant, elle se demandera ce qu’elle fait là, la femme morte ! Et lui, il lui répond que si elle le croit vraiment, c’est qu’elle n’a pas encore été assez vaincue ! Bien sûr, ajoute-t-il, ils peuvent échouer, parce qu’il est si difficile « de faire un navire de haute mer avec les débris de deux naufrages » ! Et leur échec, ce serait comme si elle avait ramassé un homme sans connaissance dans la rue, qu’elle l’avait aidé à passer la nuit, et qu’elle l’avait quitté le lendemain, « car à l’impossible nul n’est tenu » ! Mais il est étrangement sûr qu’elle ne manque pas de faiblesse et de désespoir ! Elle n’est pas comme ces infirmes qui se sentent entiers sans femme, comme ces mutilées qui se sentent entières sans hommes, et c’est ça qui est dégueulasse, c’est qu’on peut vivre sans amour, les organes continuant « à assurer la bonne marche physiologique et le simulacre peut se prolonger longtemps, jusqu’au moment où la fin du fonctionnement rend le cadavre légitime. On peut aussi chercher refuge et oubli dans la sexualité et vivre d’arrêt d’autobus » ! Et il lui dit, dans cet ascenseur toujours arrêté entre deux étages : partez avec moi, « donnez une chance à l’impossible. Vous n’avez pas idée à quel point l’impossible en a marre et à quel point il a besoin de nous » ! Or, elle lui répond étrangement : « Partez seul pour Caracas demain et je me mettrai à croire aux rencontres » ! Puis l’ascenseur arrive à son palier, et elle lui dit qu’il « était grand temps que nous fassions connaissance » !
Alors, il se voit, sur ce palier, « à côté d’une femme qui existe vraiment, elle aussi », et son impression d’irréalité vient, il le sait, d’un excès de réalité. Il est là juste par l’effet des hasards d’une dérive, et il sait bien que dans la vie, il n’y a pas « de pilote automatique » (il est pilote d’avion !). C’est une vieille dame, la mère du mari, la belle-mère de Lydia, qui ouvre la porte, et elle regarde sa belle-fille Lydia « avec un sourire où tout était bonheur dans le meilleur des mondes ». C’est une femme très élégante, un maître d’hôtel passe près d’elle, avec un plateau de caviar. Tout de suite, cette vieille femme si élégante dit à Lydia que son mari était très inquiet à l’idée qu’elle puisse ne pas revenir (mais en réalité elle est très heureuse que la petite fille en Lydia, qui veut vivre, lui ait laissé son garçon, fragile comme un bébé après l’accident, auquel comme s’il était retombé en enfance, elle doit réapprendre à parler !) ! Lydia, comme en écho à cette inquiétude, lui présente celui qu’elle a rencontré, et elle précise que leur rencontre a eu lieu à Caracas ! La vieille femme, Sonia, très riche, dit qu’il faut boire, qu’il faut que la coupe soit toujours pleine, qu’il faut être heureux ! Il veut savoir pourquoi elle est heureuse, est-ce pour des raisons qu’il ne connaît pas ? Elle l’observe avec une « sorte d’antipathie rayonnante, comme si le fait d’être l’ami de Lydia assurait à Sonia qu’elle avait récupéré son fils pour toujours ! « Je fus exhibé à une dame chez qui tout était noir » ! Elle lui écrase la main, toutes dents dehors !
Lydia lui demande alors s’il se sent moins seul (en se reconnaissant dans ce mari tel un enfant vulnérable sur lequel sa maman veille en lui donnant tout ?) ? Et s’il pense qu’elle est cruelle, qu’elle n’a pas de cœur (à laisser son mari à sa mère ?). Alors, Lydia laisse voir son exténuation, et dit que, lorsqu’elle l’avait rencontré, elle n’avait plus envie de vivre (donc, à partir de la rencontre, elle a à nouveau envie de vivre !) ! Puis elle parle de cette mère, Sonia, juive, qui avait pris le parti de tout avaler, avec enthousiasme, « parce que c’est Dieu qui présente le plat. Elle a eu tant de malheurs dans sa vie qu’elle ne peut plus qu’être heureuse ». Lydia veut montrer à l’homme qu’elle a rencontré son mari Alain, afin qu’il comprenne pourquoi elle s’est accrochée à lui, Michel. « C’est merveilleux, pouvoir aider quelqu’un quand on a soi-même besoin de secours » ! Elle lui avait donné son numéro de téléphone, son adresse, et avait attendu : « Vous êtes arrivé, mais je fus prise… d’impossibilité ». Elle était bloquée, lorsqu’ils ont fait l’amour. Car depuis la mort de sa petite fille, elle passe son temps à se prouver qu’elle n’a pas le droit d’être heureuse ! La petite fille vivante veut sortir de sa dormition, mais dans cette rencontre, c’est comme si elle devait s’identifier à la femme morte, telle la mère de Romain Gary, et sentir encore ce qui fut sa capacité inimaginable à mettre en veilleuse ses défenses immunitaires afin de tout donner à son fils, tout en restant une petite fille dont l’imagination avait des ressources infinies, mais toutes vouées à son fils, comme nidé en elle ! Lydia fait la connaissance de Michel en étant de manière follement empathique à la place de celle qui lui a tout donné, afin d’entendre qu’en lui donnant tout, elle ne lui avait rien donné, c’est-à-dire pas encore donné à la vie à vivre, séparé, né ! Donc, elle se sentit d’abord dans une mise en dormition paradoxale de son désir à elle de vivre, afin de l’accueillir lui, et son désir de vivre à lui !
Alors, il lui dit que lui-aussi. Sa femme (qui lui avait tout donné, comme sa mère) avait voulu qu’il s’éloigne, mais il est allé un peu plus loin que Caracas ! Il ne comprend pas pourquoi le mari de Lydia n’est pas là, alors que c’est la fête de son anniversaire ! Alors, elle lui dit qu’il a essayé de se jeter par la fenêtre, malgré le garde du corps qui ne le quitte pas ! Elle s’est posé la question de l’aider à mourir, mais l’aurait-elle fait pour lui ou pour elle ? Cette tentative de suicide se met en phase avec cette joyeuse et raffinée fête d’anniversaire, avec cette maman radieuse et qui hait sa belle-fille « des pieds à la tête », avec ce directeur des théâtres lyriques qui est à cette fête, et avec Lydia, la femme aux cheveux blancs qui aide une autre femme à mourir c’est-à-dire devenir une sorte de rose de personne !
La mère, Sonia, rayonne, en même temps qu’elle dit que son fils est épuisé, qu’il est très nerveux ! Lydia demande à sa belle-mère si c’est parce qu’elle est avec un ami, alors qu’il n’en saura jamais rien ? Le regard de la belle-mère la noie de bonté, tellement elle la hait, tandis qu’elle lui dit que c’est ce que son fils veut, c’est-à-dire qu’elle soit heureuse, elle le sait qu’il pense ça parce qu’en tant que mère elle connaît bien son fils, dit-elle ! Lydia ironise : le cœur d’une mère ! Tout le monde sait à quel point elle est admirable ! La belle-mère dit à sa belle-fille que si elle lui a demandé de venir à cet anniversaire, c’est parce qu’elle ne voulait pas que les gens pensent qu’elle est une femme sans cœur ! « Je ne t’ai jamais critiquée, Lydia. Je t’ai toujours défendue. Tu as épousé mon fils » ! Lydia pense : un crime ! Et elle demande à cette mère comment elle sait qu’il veut que sa femme soit heureuse ! Celle-ci rétorque que parfois il réussit à dire son nom, il tient sa photo entre ses mains ! Mais « maman », il réussit évidemment à le dire très facilement ! Et donc, il est question de cet accident, où la petite fille est morte, où le mari est resté aphasique, faisant apparaître entre les lignes la fixation de toujours, le petit garçon éternel auquel sa mère apprend à parler, qui à cause de cette fixation n’a pas le langage pour dire à sa femme qu’il l’aime, d’où cette petite fille morte dans l’accident de voiture, qui est sa lucidité quant à l’attachement de son mari pour sa mère, qui a fait qu’elle, sa femme, elle ne l’aime plus !
Michel observe ces deux femmes qui parlent en même temps, sans se soucier l’une de l’autre, « peut-être s’agissait-il d’une rancœur trop grande pour qu’elle fût seulement personnelle » ! La mère est pleine d’espoir pour son fils, pour qu’il parle à nouveau, ils iront aux Etats-Unis, ils font des miracles dans ce pays ! Cela faisait trente-trois ans qu’elle avait perdu son mari, et c’est en honorant sa mémoire qu’elle n’est pas morte, et en vivant bien, ayant voiture avec chauffeur et bijoux, en effet installée pour toujours par ce mari riche et mort comme si elle était redevenue derrière la veuve une petite fille installée par son père. Le souci de ce mari était sa sécurité. Elle veut que tout soit comme il l’a voulu, et n’est-il pas resté dans ce fils devenu son éternel petit garçon ? Elle dit de sa belle-fille que c’est une femme non pas dure mais terriblement impétueuse (son désir de vivre se rebellant ?) ! Michel se méfie de ce mari et de ce fils caché au fond de l’appartement et qui, aphasique, apprend l’alphabet. La mère le conduit à ce fils, le mari de Lydia. Le changement de décor est total ! Une bibliothèque très sobre, tout semble voilé par le bleu des abat-jours (comme si cette lumière bleue était l’intérieur d’une matrice) ! Lydia est immobile. Il se sent entouré d’imminence implacable, par l’étrangeté menaçante du réel, mais il ne peut se dérober, comme si c’était l’épreuve de vérité que Lydia lui faisait traverser, les images d’une vie de garçon accroché à sa mère éternellement ! Le mari, assis, est un très bel homme, il a un côté jeune premier à la raie impeccable, paraissant là à demeure, « comme une sorte de courtoisie à l’égard de toute chose ». On sent qu’il avait l’habitude de plaire, mais Michel note l’étrangeté de son regard. Il le salue. Il répond par des mots qui n’ont aucun sens, il est très bavard (comme un enfant qui apprend à parler, dans un jeu avec sa mère ?) ! « La cocache a blapi mais la grute a pcha pcha… pchi pchi… a poupette » ! Sa mère est heureuse ! Mais Michel en a marre, et c’était le but ! Il connaît, un ami s’était écrasé avec son avion, depuis il jargonnait, une partie du cerveau est atteinte, le langage est atteint ! Comme le mari, qui pense, mais ne sait plus ce qu’il dit ! Il se met à jargonner avec le mari, et celui-ci semble vivement intéressé ! Il réussit à dire « Mamour didia », « Didia zezème », c’est-à-dire « amour Lydia » et « Lydia je t’aime ». Michel se retire avec dignité, il n’est pas comme ce mari petit garçon à sa mère ! Il ne lui manque plus rien. Il sent une marée de confiance et de certitude montant dans le corps, dans le sang, comme un chant silencieux, qui l’encourage à continuer. Lydia revient, elle est en larmes. Il se dit, chacun de nous sait qu’il est né pour être vaincu, « mais aussi que rien n’est jamais parvenu et ne parviendra à nous vaincre » ! Lydia s’explique avec sa belle-mère ! Elle lui dit que la souffrance est sa raison de vivre ! Elle lui avait pris son fils pendant dix ans, et il avait été heureux, mais c’était un sacrilège pour sa mère ! Heureusement, le malheur, l’accident, lui a rendu son fils, et donc le malheur a repris ses droits. Les choses sont rentrées dans l’ordre, elle peut être admirable de courage ! Elle lui lit Jules Verne comme lorsqu’il était petit ! Lydia lui dit qu’elle a perdu sa petite fille, mais qu’elle, elle a récupéré son enfant ! Lydia n’est plus la petite fille assise dans la voiture-utérus conduite par ce mari riche l’ayant installée !
Lydia part avec Michel. Elle lui demande : où est-ce Caracas ? Elle évoque encore son mari. Elle l’avait aimé vraiment, et lorsqu’elle a cessé de l’aimer, elle a essayé de l’aimer encore plus, au risque de l’asphyxie. Lorsqu’il a quitté l’hôpital, l’aphasie l’avait rendu d’une effroyable loquacité ! Elle se demande si elle n’avait pas commencé à ne plus l’aimer avant l’accident, et que lui coller sur le dos la responsabilité de la mort de la petite fille était un prétexte pour le quitter.
Elle se demande à quoi ça sert, tous ces cris ! Michel lui répond que l’humanité tout entière ne fait encore que jargonner, n’ayant pas encore trouvé un langage fraternel ! Mais elle crie (qu’elle veut vivre, le cri de la naissance), et parmi ceux qui crient, il y a déjà des briseurs de chaînes ! Nous crevons de faiblesse (vulnérabilité de l’être naissant, sentant que la première expérience libre est celle de la séparation), et c’est là qu’il y a de l’espoir ! Car la faiblesse vit d’imagination, alors que la force n’a jamais rien inventé, croyant se suffire ! Seule la faiblesse a du génie ! Il y a quelque part un faible qui lutte et nous donnera notre victoire ! Il lui déclare : « On a été battus, vous et moi. Vaincus, sans aucun doute. Mais toutes les victoires passent par là. » Voilà, ils sont beaucoup trop faibles pour être vaincus ! Il y a « dans tout cela une part immortelle ».
Pourquoi, lui demande-t-il, n’a-t-elle pas aidé son mari à mourir ? Elle lui répond : pour me demander ensuite chaque jour si je l’avais fait pour moi, parce que je ne pouvais plus le supporter ? Mais se dévouer à lui, c’était un « humanitarisme qui n’avait plus rien d’humain » ! Au début, comme il savait que personne ne pouvait le comprendre, il croyait au complot, il faisait un délire de persécution. Sa pensée était intacte, mais était enfermée à double tour. Tandis que pour elle, il était le responsable de l’accident, plus elle lui en voulait plus elle devait l’aimer, par solidarité entre vivants. Ce n’était plus une vie. Mais il y avait Sonia ! Elle, elle fut à la hauteur ! Lydia n’était pas de taille à entrer en compétition ! Cette mère est de pierre, elle a retrouvé tous les siens morts, dont son fils fait déjà partie !
Alors, Lydia veut qu’il lui parle d’elle ! De sa femme ! Il raconte. Un jour, elle a refusé de souffrir plus, mais c’était pour son goût de plénitude, elle ne voulait pas n’en avoir plus que des restes ! Lui, il avait proposé qu’ils s’en aillent ensemble, mais il avait provoqué sa colère ! C’était insupportable pour elle de mourir en emportant sa raison de vivre. Elle lui a demandé de ne pas faire de son chagrin une dérobade, une demeure entourée de ronces et de ruines. D’avoir été heureux crée des obligations à l’égard du bonheur ! Il ajoute : « je lui ai tout donné et maintenant tout cela m’est resté sur les bras… Plus on donne et plus il vous reste. J’ai vécu d’une femme et je ne sais comment on peut vivre autrement. » Lydia demande doucement : « qu’allez-vous faire de tout ça ? ». Il s’entend dire à celle qui est partie : « Je vivrai jusqu’au plus grand âge, pour te donner ma mémoire. J’aurai toujours patrie, terre, source, jardin et maison : éclair de femme… J’aurai toujours patrie féminine et ne serai seul que comme sentinelle. Tout ce que j’ai perdu me donne une raison de vivre. Intact, heureux, impérissable. » Lydia, c’était comme celle qu’elle lui avait confié, et fin de l’errance, paix de l’estuaire ! Comme s’ils avaient réussi à atteindre une terre d’asile avec tout ce qui nous avait été volé, et même si dans l’étreinte ils étaient comme deux souvenirs, il y avait victoire humaine ! Yannick avait parlé de cette Lydia à venir avec gaieté et une grande amitié, elle aurait aimé la rencontrer, l’embrasser. Elle avait dit à Michel : « Dépense-moi. Donne-moi à une autre. Ainsi, ce sera sauvé. Je resterai femme. ».
Mais Lydia n’en veut à aucun prix de leur vie, c’est sa vie qu’elle veut vivre, non pas se nider dans leur vie d’avant ! Ils ont réussi, dit-elle, quelque chose d’admirable, ils ont tout pris à Dieu et l’ont donné à l’amour, mais pour elle c’est trop, elle ne veut pas partir en croisade pour libérer le tombeau du couple. Elle s’écrie : « J’ai envie d’être heureuse pour mon propre compte », elle ne veut pas être seulement sa manière de ruminer des souvenirs ! Alors, il lui dit doucement : « C’est une façon de me dire que vous êtes très exigeante » !
Il précise un détail : Yannik aurait pu être sauvée, si elle avait été prise à temps ! Mais ils avaient oublié que le bonheur était entouré de dents !
Michel sent que Lydia est prise de panique parce qu’elle se découvrait capable de croire ! Il lui dit, vous êtes là, il y a un clair de femme, « et le malheur cesse d’être une qualité de la vie ». Il évoque Yannik : « Nous marchions parmi les arbres à la rencontre d’un autre couple, dans mille ans, dans dix mille ans… Elle disait qu’il y avait chez moi idéalisation et que se perdait la réalité d’une femme ; c’était tant mieux, elle se sentait ainsi moins périssable ; un peu privée d’humanité, elle devenait moins mortelle » ! Elle pense que c’est parce qu’il ne pourra pas vivre sans elle qu’il y aura toujours une place pour une autre. Et il dit à Lydia : « tu es là, il y a clair de femme ».
Pourtant, elle trouve qu’il y a chez lui « une ferveur religieuse d’aimer une femme qui est beaucoup plus proche de la ferveur religieuse que d’une femme. C’est trop haut pour moi, ta chute. Tu tombes trop haut. Tu es saoul de malheur et je ne sais pas qui tu es vraiment… ». Alors, elle décide : « Pars seul et dans trois, six mois, tu reviendras et nous essaierons de faire connaissance… Pour l’instant, tu n’es pas toi. Tu es elle. Et je dirais même qu’il ne s’agit pas seulement d’elle, ou de toi, encore moins de moi, mais de haute lutte. Tu mènes une sorte de combat sauvage pour l’honneur humain. Tu refuses d’être vaincu. Tu es à poings serrés. Je comprends bien qu’il s’agit de nous tous, comme chaque fois qu’il s’agit de la fin du malheur… Et tu aimes tellement une autre femme que c’est trop facile à prendre ». Il lui répond : « Tu as réfléchi, et tu crois que c’est chez moi une foi aveugle : la féminité », comme s’il s’était arrêté à la première chapelle venue pour prier ! Et il lui dit : « Qui oserait aujourd’hui se réclamer de permanence ? Qui oserait te dire l’honneur, la virilité, le sens et le courage d’être un homme, c’est une femme ? Encore une fois, je ne te demande pas de m’aimer : je te parle de fraternité. Je te demande d’être à mes côtés dans la profanation du malheur. Il n’est pas plus haute célébration humaine. Une femme, un homme – et voilà qu’un coup de dés abolit le hasard. Nous avons besoin de beaucoup de piété pour nous retrouver parmi toutes les fausses cathédrales » ! Mais elle poursuit : certes le bouche-à-bouche peut ramener à la vie, mais ce n’est pas une façon de vivre ! Il est d’accord, et promet : nous vivrons après ! Pour l’instant, ils donnent une chance à la chance ! Il dit que notre époque est celle où tout le monde gueule de solitude mais personne ne sait qu’il gueule d’amour ! Elle dit alors qu’il vaut mieux rester (pour elle ?) à Paris, parce que c’est beaucoup plus difficile que dans un pays de rêve (Caracas ?), et alors ils sauront beaucoup plus vite à quoi s’en tenir ! Il décide alors de partir pour Caracas, seul. Avant, il veut passer voir sa femme, morte cette nuit, et que Lydia l’accompagne. Voir le corps mort, enfin. Tandis que Lydia parle au téléphone avec son mari, auquel elle dit qu’elle sait bien qu’il n’est pas responsable, c’était un accident bête, il avait bien mis la petite fille à l’arrière de la voiture, l’avait bien attachée. Mais elle-même, lui dit-elle, elle ne peut pas l’aider, car il y a toujours Sonia, sa mère, et elle sait qu’elle est en train de sourire, avec du courage il arrivera à parler à nouveau, il y a sa mère courage ! Michel suggère à Lydia de dire à son mari que « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. La longue marche. Nous avons perdu une bataille, nous n’avons pas perdu la guerre. Dans le monde, des forces immenses se préparent, qui n’ont pas encore donné… On arrêtera même les métastases » !
Qu’il soit venu avec une autre femme, Lydia, avec laquelle on devinait qu’il y avait une complicité très tendre, voir sa femme morte, ça provoquait de la gêne, on le regardait comme s’il était un goujat, il ne respectait pas le malheur. Cette femme, Lydia, se tenait à ses côtés comme s’il y avait permanence, et comme si elle ne comprenait pas que c’était un lieu de deuil ! Alors, il dit à sa femme morte que Lydia lui a apporté des fleurs. Lydia et lui vont essayer, lui dit-il, de la rendre heureuse, et ce sera sans doute difficile, avec des hauts et des bas, des moments avec un manque d’inspiration « comme dans toute œuvre de longue haleine, mais nous avons beaucoup vécu, chacun de son côté, et cela creuse toujours un trou pour deux » ! Il dit à la morte : « Tu savais bien que je ne pourrais jamais vivre sans toi, et c’est ainsi que tu lui as fait beaucoup de place. Je ne lui parlerai plus jamais de toi, comme je te l’ai promis, parce que tu ne voulais pas l’encombrer d’une autre, tu ne voulais pas lui imposer tes goûts, tes habitudes, tu voulais qu’elle soit libre de références. Je cacherai toutes les photos et tous les objets que tu as aimés, je ne vivrai pas de mémoire ». Car il « me suffira toujours de voir les forêts, les champs, les mers, les continents, le monde, pour aimer le peu qui me reste de toi. C’est passé si vite, cela s’est envolé si loin ». On les a séparés à coup de hâche, « mais cette empreinte profonde et indélébile est devenue sanctuaire de femme, où tout est prêt pour l’accueillir, pour la bénir et lui donner à aimer. Elle est là, elle te regarde pour voir qui je suis, d’où je viens, de quoi je suis fait. Elle est inquiète, il faut du temps, nous sommes encore un peu étrangers l’un à l’autre, hésitants, incertains… » Et il voit dans la pénombre une silhouette qui lève la main, touche ses lèvres « comme s’il y avait dans mon souffle je ne sais quelle force qui pouvait se communiquer, je ne sais quelle faiblesse qui ne pouvait faillir » !
Romain Gary écrit le roman dans une maison près de la mer dont il écoute le murmure. C’est comme à la fin de « La promesse de l’aube », et qu’il vient d’apprendre que sa mère est morte, il écoutait le murmure de l’océan. C’est un murmure qui vient du fond des âges. Il imagine qu’il y aura encore une joie jamais imaginée, une plénitude qui ne sera pas seulement un clair de femme, mais lui, il ne vit que de « notre plus vieil écho », c’est-à-dire de ce qui ne peut mourir ! Dès qu’il ferme les yeux tout redevient intact. Il reconnaît qu’il a tort de se comporter comme si Lydia était ELLE, car quelle femme « accepterait d’être seulement un temple où l’on vient adorer l’éternel ? » Et en effet, Lydia « paraissait puiser dans ma voix une force qui m’éloignait d’elle » ! Il s’inquiète ! Elle lui dit qu’elle n’a pas envie d’être une femme théorique, d’être un instrument de culte, « Notre-femme-qui-êtes-au ciel » ! Elle est un chien battu, c’est tout, et elle ne sait pas qui a aidé le plus l’autre, cette nuit ! Il lui a redonné l’envie d’être une femme.
Il avait aimé une femme comme seule une femme peut donner, et il ne savait pas capituler ! Avant même qu’il ne parte pour Caracas, Lydia l’appelle de Roissy, elle part pour quelques mois, elle imprime la séparation. Elle lui dit : « Tu as perdu une femme qui était toute ta vie et tu essaies de faire de ta vie une femme. Elle t’a laissé avec des milliards. Je me sentirais plus rassurée si tu étais plus pauvre : tu aurais plus à donner… J’étais tellement malheureuse que j’ai essayé de vous aider, tous les deux… Je ne peux pas aimer comme si c’était un sacerdoce. C’est trop lourd à porter ». Il proteste : mais non, il n’y a rien à porter ! Mais elle insiste : « Une femme ne peut pas être seulement un homme. Un homme ne peut pas être seulement une femme » ! Et lui surenchérit : « Je n’y peux rien. Tu es ma condition biologique. Mon cri cellulaire ». Elle réplique : il s’agit chez toi d’une espèce de foi absolue, farouche et barbare… « Lorsqu’on rencontre un tel besoin d’aimer chez un homme, on ne sait même plus si on existe pour lui, si on est aimée, ou si on est seulement un instrument de culte… Il faut que je vive aussi, moi. Je ne veux pas entrer en religion. » Elle part, parce qu’il y a trop de désespoir chez lui, chez elle, et qu’elle ne sait pas qui il est vraiment ! Un jour, lorsqu’ils ne seront plus des naufragés, ils se reverrons, ils feront connaissance ! Il la laisse partir, qu’elle reste loin aussi longtemps qu’elle doute, il l’attendra à l’arrivée.
« Elle sanglotait. J’étais heureux. Nous étions déjà ensemble ». Une petite fille, sur le trottoir (comme si c’était Lydia petite fille qui ne serait pas morte dans l’accident de voiture, qui serait ressuscitée), a perdu son soulier, elle lui demande de l’aider à le mettre. « Le bonheur blond effleura ma joue et je sentis un souffle si doux et si léger que je fermai les yeux » ! Elle lui prend la main en lui disant : viens, je vais t’aider à traverser !
Alice Granger



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