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Les yeux bleus, cheveux noirs - Marguerite Duras
mardi 4 février 2014 par Jean-Paul Vialard

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bleu-noir, l'écriture

bleu-noir, l'écriture.

 

 

 Source : littlefrog.

 

 

  Présentation de l'Editeur :

 

  Une jeune femme au corps long et souple, un homme élégant, grand lui aussi. Ils se rencontrent ce soir-là dans un café de la station balnéaire. Il est désespéré, à cause de quelqu’un qu’il a vu par hasard le jour même, qui était celui qu’il attendait depuis toujours et qu’il voulait revoir coûte que coûte : un jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs. “ Quelle coïncidence ”, dit-elle.
Il demande à la jeune femme de venir dormir à son côté, dans la chambre nue qu’il habite face à la mer ; il la paiera. Elle accepte. S’ouvre alors une aventure intense et déchirante qui va les conduire l’un et l’autre au bord de la folie et de la mort.

 

 

  Lettre à la presse :

 

C’est l’histoire d’un amour, le plus grand et plus terrifiant qu’il m’a été donné d’écrire. Je le sais. On le sait pour soi.
Il s’agit d’un amour qui n’est pas nommé dans les romans et qui n’est pas nommé non plus par ceux qui le vivent. D’un sentiment qui en quelque sorte n’aurait pas encore son vocabulaire, ses mœurs, ses rites. 
Il s’agit d’un amour perduPerdu comme perdition. (C'est moi qui souligne). 
Lisez le livre. Dans tous les cas même dans celui d’une détestation de principe, lisez-le. Nous n’avons plus rien à perdre ni moi de vous, ni vous de moi. Lisez tout. Lisez toutes les distances que je vous indique, celles des couloirs scéniques qui entourent l’histoire et la calment et vous en libèrent le temps de les parcourir. Continuez à lire et tout à coup l’histoire elle-même vous l’aurez traversée, ses rires, son agonie, ses déserts.

Sincèrement vôtre
Duras

 

  Notes préliminaires :

 

"Les yeux bleus cheveux noirs" tient une place singulière dans l'œuvre de Marguerite Duras. Publié en 1986, soit deux ans après l'immense succès de "L'Amant" (1984), ce livre avait un défi à relever, celui de succéder à un "monument" de l'édition. Sans doute les nouveaux lecteurs récemment acquis à la "cause durassienne", étaient en attente d'autre chose, alors que l'objet littéraire proposé creusait davantage encore le parti pris d'une étonnante modernité. En réalité, plus que du choix d'un style, "Les yeux bleus" veut indiquer la bonne voie à emprunter qui est celle de l'Amant véritable (la littérature) , non ce Chinois initiateur des émotions esthétiques de la jeunesse, mais cet Amant-là, anonyme, effacé dans son évanescente silhouette, cet homme qui révèle Duras à elle-même à l'âge de la maturité accomplie et la porte au-devant d'une écriture sublimée, quintessenciée.

  Ici, tout semble être donné dans le titre lui-même : "Les yeux bleus cheveux noirs".

Donc, l'Amant est nécessairement un "faux amant", celui dont on parle depuis la chambre transformée en scène de théâtre (ce lieu incontournable de l'écriture), cet homme étrange qui a "les yeux bleus cheveux noirs … le teint blanc des amants"cet homme qui semble incapable d'aimer une femme, sinon son écriture. 

"Depuis toujours c'était sans doute lui qu'elle voulait aimer, un faux amant, un homme qui n'aime pas."
  
Car aimer un homme dans la quotidienneté, c'est-à-dire lui confier son corps, c'est en même temps amputer le corps de la littérature de ce qu'elle réclame, ce corps de l'écrivain précisément, cet espace sacrificiel en chemin vers la mort et l'absolu. Ce corps, il faut en faire le lieu d'une dramaturgie, couvrir son visage d'un "carré de soie noire", ce fétiche cérémoniel qui dit la coupure du monde, des autres, de l'amant-de-passage, lequel abolirait tout essai de création vraie. Il s'agit de vérité de l'écriture, de surgissement dans le plein du signifié. Ceci ne saurait souffrir d'exception sauf à se renier dans quelque facilité.

 

 Donc, "les yeux bleus cheveux noirs". Essayons de décrypter.

Les yeux bleus. Et, d'abord, comme matrice du surgissement littéraire : les YEUX. Car cette œuvre est, avant tout, la mise en acte d'une subtile écriture visuelle, lieu imminent d'une monstration, d'une révélation, de la contemplation de ce qui, toujours, demeure occulté, à savoir la démesure de l'art.

  "Elle dit qu'on devrait arriver à vivre comme ils le font (le faux amant; l'écrivain) , le corps laissé dans le désert avec, dans l'esprit, le souvenir d'un seul baiser, d'une seule parole, d'un seul regard pour tout amour.(Entendons d'une unique vision de la littérature).

  "Ils se surprennent tout à coup à se regarder l'un l'autre. Et tout à coup se voir. Ils se voient jusqu'à la suspension du mot sur la page, (ce suspens par lequel advient l'œuvre jusqu'à ce coup dans les yeux qui fuient et se ferment".

Le BLEU, ensuite. Des yeux, bien évidemment, mais aussi de la mer, du ciel, le Bleu  en tant que reflet de cet absolu qu'il faut atteindre afin de ne pas désespérer.

Cheveux noirs. Qui jouxtent la soie noire posée sur le visage comme pour dire la fin de toute chose, la mort à l'existence ordinaire, contingente, matérielle. Comme pour dire la naissance, par- delà le néant, à l'écriture aussi impénétrable que la broussaille coiffant l'émergence de toute parole.

Ensuite, il faut mettre en opposition yeux bleus et cheveux noirs.

Yeux bleus des Gens du Nord. Proches icebergs. Exigence des pôles. Ici, il s'agit d'une expérience de la pureté, de la recherche d'une aire blanche, celle de la chambre austère, dépouillée, au centre de laquelle se dresse comme un autel, la dalle vierge sur laquelle écrire, naître à soi, à la littérature, au monde.

Cheveux noirs des Orientaux. L'énigme si proche. Peut-être la réminiscence de la Chine du nord, cette initiation au plaisir, cette pliure au désir qu'est le corps de l'écrivain, cet écartèlement entre la passion de l'homme rencontré et celle, totale, de l'écriture.

  En quatre mots, tout est dit de la métaphore littéraire (les yeux), de la couleur de l'absolu (le bleu), de l'érotisme (les cheveux), du néant (le noir) qu'ouvre toute création.

  Le livre en son entier peut être interprété comme la mise en équation de la littérature selon Duras. Une exigence de tous les instants, une disponibilité à la théâtralité qui fonde toute entreprise de création, la folie de l'amour absolu, cette "perdition", l'inclination permanente à tutoyer le sublime, un cri proféré de l'intérieur du silence, l'absence à soi jusqu'au vertige, une fascination de tous les instants, la pratique de l'excès permanent, un éthylisme de la rencontre, l'Autre comme conduisant au prodige, aussi bien à la destruction. On l'aura compris, nous sommes là portés à notre condition extrême de Voyeurs, nous les lecteurs sous le charme des "yeux bleus cheveux noirs", cet autre nom du chef-d'œuvre quand il se confie à une écriture dont encore, aucun écho n'a été trouvé.

  Mais disserter sur ceci serait une entreprise sans fin, tellement le sens est à profusion, suspendu à chaque mot. Ce qu'il faut faire, c'est seulement se porter au cœur battant de l'œuvre, directement à la clef de voûte qui soutient l'ensemble de l'architecture, au point où tout converge et là où tout bascule. L'objet ici décrit - qui sera commenté selon une libre méditation -, est le sexe même de la littérature, ce battement intime non directement observable, seulement les effets qui en résultent, ce sexe ouvert, antre de la création, attirant aussi bien que repoussant (ici l'on pense aux atteintes toujours possibles d'un "vagin denté", d'une anémone marine se nourrissant de ses  lecteurs-prédateurs), sexe qui ne se donne à voir que dans le moment même où il produit sa laitance au milieu des lueurs bleutées des abysses alors que flottent les longs filaments des algues pareils à de mystérieuses soies noires.

 

  L'extrait :

 

"Sous la lumière jaune, le visage nu.

Elle parle de la chose intérieure. Au-dedans de cette

chose intérieure il fait la chaleur du sang. Il serait peut-

être possible de faire comme si c’était un lieu différent,

fictif, et d’y glisser, lentement d’y glisser jusqu’à la

chaleur du sang atteinte, de rester là, et d’attendre, rien

d’autre, attendre, voir venir.

Elle répète : Venir une fois pour voir. Que ce soit

maintenant ou plus tard, il ne pourra pas l’éviter.

Il entend que peut-être elle pleure. Il supporte mal

qu’elle pleure, il la laisse.

Elle remet la soie noire sur son visage.

Elle se tait.

 

C’est alors qu’elle ne demande plus rien qu’il va sur le

sexe étale. Elle écarte les jambes pour lui se placer

dans leur creux.

Il est dans le creux des jambes écartées.

Il pose sa tête au-dessus de l’entrouverture qui ferme

la chose intérieure.

Il est le visage contre le monument, déjà dans son

humidité, presque à ses lèvres, dans son souffle. Dans

une docilité qui fait venir les larmes il se tient longtemps

là, les yeux fermés, sur le plat du sexe abominable.

 C’est alors qu’elle lui dit que c’est lui son véritable

amant, à cause de cette chose qu’il lui a dite, qu’il ne

voulait jamais rien, que sa bouche est si près, que c’est

intenable, qu’il doit le faire, l’aimer avec sa bouche,

l’aimer comme elle aime, elle, elle aime qui la fait jouir,

elle crie qu’elle l’aime, de le faire, qu’il est pour elle

n’importe qui, comme elle pour lui.

Elle crie encore alors qu’il a retiré son visage.

 

Elle ne crie plus.

Il se réfugie contre le mur près de la porte. Il dit :

— Il faut me laisser, tout est inutile, je ne pourrai

jamais.

Elle se couche le visage contre le sol. Elle crie de

colère, elle se retient de frapper, puis elle ne crie plus,

elle pleure. Et puis elle s’endort. Il vient près d’elle. Il

la réveille, il lui demande de dire ce qu’elle croit. Elle

croit que c’est déjà trop tard pour qu’ils se séparent.

Elle se détourne. Il regagne le mur. Elle dit :

— Peut-être l’amour peut-il se vivre ainsi dans une

manière affreuse.

Elle dort sous la soie noire jusqu’au plein jour."

 

 

Libre méditation. 

 

On regarde l'Autre et le regard est aliéné. Aliéné à l'amour.

A cet impossible qui s'appelle amour.

A cette fontaine de larmes. L'amour est une tragédie. Jamais il ne faudrait connaître.

Connaître et déjà la Mort, son visage de soie noire, son sexe de sang chaud.

Et cet antre qui attire et repousse.

Comme le regard aimante et revient à soi.

Il n'y aura pas d'amour sexe à sexe. Cette trahison. Cette faiblesse.

Il y aura absoluité. Bouche à sexe. Parole gravitant dans le mystère ouvert.

Mystère fécondant l'œuvre. Langue disant le désir.

Lèvres à lèvres. De Lui qui demande. D'Elle qui reçoit et donne à la suite.

Visage écrivant l'amour à même le sexe-désirant-désiré.

Désirant être LU. Être ECRIT. Être MOT.

Car l'amour, avant tout, est un MOT. Un cri. Une supplication.

De Lui qui voudrait. Mais ne peut.

D'Elle qui peut mais ne voudrait.

Un lamento avant que la Mort ne surgisse.

Yeux bleus cheveux noirs.  Absolu inatteignable de l'art.

De l'écriture qui, toujours, se retire alors même que désirée.

L'écriture on la regarde comme on regarde l'Amant.

On crie son désespoir de l'avoir, de ne pas l'avoir.

Car, toujours on sait que cela fuit, que cela qu'on avait pensé dans la chambre,

sous la lumière de la lampe - cet éclair - cette illumination -,

ce regard qui vous convoquait à être, à surgir au plein du langage,

voici que cela se retire, voici que cela part vers le Nord

avec le bleu intense des yeux, d'outre-ciel,

avec le noir des cheveux comme la soie qui fait signe, qui appelle, vers la Mort, l'Absolu.

Il fait si sombre lorsque l'Amant-l'Amour-l'Ecriture partent vers les icebergs.

Alors on pleure. Alors on supplie.

Alors on trouve un Amant, un substitut de ce qui aurait pu être mais qui, jamais, ne sera.

Car, ce qui aurait été, la Mort ou le vent comme on veut le sexe de l'Amant,

sa bouche désirée mais cette bouche est muette, mais cette bouche est assoiffée d'un autre désir.

D'un absolu qui est le corps à nu, sous la lumière crue de la vérité.

Car le théâtre, cette existence sublimée se dira en langage, en mots,

au plus près du texte, dans l'incandescence du livre.

Le livre, on fera comme s'il s'écrivait chaque soir, à coups de larmes, à coups de cris,

dans les enroulements blancs des draps, leurs flaques de lumière,

dans des allers-retours de corps suppliciés laissés à leur propre décision.

Mais qu'est donc le corps - cette chose -, alors que l'écriture vous l'arrache,

vous délivre de cette pesanteur, et la mer n'est plus qu'un rêve bleu

qui se rythme en phrases et les mouettes ne sont plus que cet éclatement blanc

qui dit le lexique du rêve.

Celui qu'on boit, à longueur de nuit sous la lumière nue du lustre, avec des volutes de fumée

et les yeux emplis de larmes.

Avec son corps délivré qui danse, emporté par les mots.

Il n'y a plus de chambre, plus de parc, plus d'hôtel, plus rien

que le balancement de la parole - cette frénésie -, cette mise hors-de-soi

qui vous place au milieu du langage.

Et les mots coulent avec leur bruit d'amour, avec leur persistance de sang,

leur confluence de sève.

La jouissance est là qui plante son pieu dans la pulpe du sexe des mots,

qui en fait éclater la grenade, en libère les pépins gonflés de suc.

Écrire-Duras, c'est aller au fond de soi, là, dans cette vie intérieure, intime, profonde,

dans cette "chair du milieu" qu'est le sexe délivrant son nectar et le livre s'écrit

dans une manière d'extase, et plus rien ne compte que ce rythme au seuil de la Mort.

Demain, il sera trop tard.

C'est là, au milieu de la nuit, que tout doit s'accomplir, dans les larmes,

dans le lac des yeux bleus, dans la forêt des cheveux noirs.

Il n'y a pas d'autre lieu où exister que celui-ci :

L'ÉCRITURE,

la MORT.

 

 

 

 




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