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Enfance, Eugène Michel

Auto-éditions Edilivre, 2014

mercredi 16 avril 2014 par Alice Granger

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Sous la forme d’un long poème, Eugène Michel fait pour nous revenir son enfance, et ainsi il nous en dit infiniment plus sur l’origine de sa théorie de l’Extensio.

Tandis qu’il semble penser que son enfance, racontée comme une sorte de totalité protectrice paradisiaque et initiatrice, comme un temps de symbiose avec une nature offerte à l’éclosion des sens et à leur nourriture, au contraire en le lisant et en mettant donc notre propre histoire en confrontation, nous sommes frappés par le fait que chacun a son enfance, singulière, unique, différente, et qu’elle n’a rien d’une expérience originaire universelle. Lectrice, je me rends compte dès les premiers vers que l’enfance de Eugène Michel n’a rien de commun avec la mienne, et que je ne pourrais pas me reconnaître comme faisant partie du collectif d’enfants vivant dans cette maison d’enfants, Les Mésanges, que les parents de l’auteur dirigeaient, et qui est, avec son jardin, le décor parfait de son enfance à lui.

Il propose dans son long et beau poème un contenant idéal de beauté et d’harmonie, créé par ses parents qui y travaillaient durement, à la fois pour leurs quatre enfants et pour le collectif d’enfants auquel en fin de compte cette fratrie appartient. Lectrice, je ne me sens pas du tout étant, par mon enfance, du nombre de ce collectif d’enfants en train de vivre l’expérience inaugurale de la beauté et de l’harmonie de la nature offerte par ses arbres, ses plantes, ses animaux, son domaine, sa ville, et une enfance conçue comme un universel. Alors même que j’ai vécu les dix-huit premières années de ma vie dans la ferme de mon grand-père paysan, et que la nature fut pour moi l’ouverture inaugurale sur la réalité de la vie sur terre.

C’est en laissant revenir à ma mémoire la terre de mon grand-père, en lisant ce poème, que je mesure à quel point elle n’a rien de commun avec la nature dans laquelle a grandi Eugène Michel. Alors même que moi aussi j’ai aimé les arbres, les fleurs, les fruits, les couleurs, les senteurs, le rythme des saisons, les moissons, les journées dans les arbres, etc. Mais cette jouissance de la beauté si variée de la nature, sur la terre de mon grand-père, n’était en rien contemplative, comme elle semble l’avoir été pour Eugène Michel. Et en effet, à la page 111 de son livre, il se pose la question : « Quel effet a pu produire / sur mon être cette immuable présence / de la beauté de la nature ? / Certes, l’action est est la priorité des enfants, / mais le choc répété de la contemplation / aura généré un impact caché / qui s’amplifie en moi. / Ainsi, je dois l’avouer : le sentiment / de la beauté ne m’a jamais quitté, / il m’accompagne chaque jour. » De là à la théorie de l’Extensio… Le choc répété de la contemplation !

Tout de suite, en lisant, je me demande : pourquoi nos enfances sont-elles si différentes ? Et c’est la possibilité du jaillissement de ce constat qui fait que ce poème est très intéressant !

Il semble s’offrir comme la preuve d’un universel en matière d’enfance, et aussitôt je peux faire entendre ma voix discordante, différente. C’est précieux, un texte qui vous donne l’occurrence de vous manifester en tant qu’autre et non pas en tant que même !

Pourquoi, alors ! Parce que mon grand-père paysan, propriétaire de ces terres sur lesquelles vivre mais qui ne font jamais oublier un seul jour qu’il faut les travailler pour qu’elles donnent et dans des éclaircies il y a la grande poésie, est très différent des parents d’Eugène Michel qui, eux aussi, ouvrent à leurs enfants et au collectif d’enfants une maison nature belle et harmonieuse, mais ils gagnent leur vie autrement que par le travail de cette terre, même s’il y a un poulailler, un potager. Ils peuvent offrir aux enfants la nature, maison d’enfants y compris, comme une totalité, une protection avec de la beauté à l’infini et qui suscite le choc de la contemplation à n’en plus finir, comme dans un labyrinthe dont la sortie n’a pas de sens puisqu’au contraire il s’agira d’étendre ce paradis, pas de s’en sevrer. La terre d’un paysan est oxymorique, elle est à la fois très dure, exigeant le travail chaque jour, un rythme des journées, et très belle, incitant à la poésie. Les enfants, sur la terre du paysan, sont tout de suite témoins que les personnages qui leur sont proches vont travailler cette terre, et cette activité détourne le regard, fait que les enfants ne sont pas au centre, ce sont eux qui suivent. Ces enfants sont très tôt eux aussi invités à prendre part aux responsabilités, à accomplir leur part de travail exigée par cette réalité terrestre, à la mesure de leurs possibilités, ce qui leur offre de précoces occasions de se sentir fiers.

Dans le long poème d’Eugène Michel, ce qui est frappant, c’est qu’il évoque peu les personnages, la nature et la maison prenant presque toute la part de cette jouissance contemplative et de cette symbiose. Comme si, littéralement, le couple parental se prolongeait en cette nature paradisiaque aux beautés infinies, en était tapissé comme l’utérus gravide est tapissé de placenta. Ensuite, à l’intérieur très protecteur et offrant à l’infini ses beautés variées comme autant de chocs contemplatifs circonvenant et envahissant les sens, les enfants ensemble avec les personnages parentaux n’ont plus qu’à en jouir et à se préparer à l’extension de ce modèle originaire, afin de garantir et de renouveler les apports. Car, dans ce dispositif-là, la maison d’enfants, les arbres, les plantes, les animaux, la ville, toutes ces choses sont des apports, et suggèrent une sorte de cordon ombilical jamais coupé. La vie s’étend parce qu’il s’agit d’enrichir ces apports originaires si beaux, si harmonieux, le besoin des corps et des cerveaux grandissant. Les personnages sont en quelque sorte pour toujours pris dans cette logique, et, comme sous le choc répété de la contemplation, ils ne présentent aucune résistance, la beauté les garde avec elle, en son sein, en son ventre, en son giron.

Au contraire, sur la terre d’un paysan, dans la réalité d’une nature pas facile, qui n’évite jamais son oxymore, ses hauts et ses bas, qui requiert l’engagement des corps, des forces individuelles, des responsabilités, les personnages surgissent, s’imposent avec leur résistance, leurs passions, leurs bizarreries, leur fantasme d’un monde plus confortable que celui de la terre tandis que se développe le monde industriel et ouvrier qui semble l’eldorado. Sur la terre du paysan, qui n’est pas du tout une nature offrant ses chocs de contemplation, les personnages que la réalité oxymorique extérieure met au travail ont aux yeux des enfants plus d’importance que le décor naturel. Les personnages, qui à cette époque d’après-guerre et des trente glorieuses s’imaginent pouvoir échapper pour toujours à la réalité paysanne, comme si travailler en usine ou ailleurs allait offrir par la régularité d’un salaire ce confort jamais acquit avec les aléas d’une terre à travailler, sont singuliers, chacun d’eux semble partir dans sa propre vie, habité de fantasmes, de désirs, de bizarreries. Des personnages déchirant, en quelque sorte, le cocon naturel. Ouvrant sur l’ailleurs. Mais l’un de ces personnages reste sur cette terre, à cette époque, le paysan, encore visible, vivant, travaillant. Un personnage qui, souvent, sur sa terre, est un poète.

Eugène Michel a vécu son enfance comme un jardin originel, celui que Maurice son père et Geneviève sa mère ont préparé pour les enfants. Un jardin originel qui fonctionne comme une matrice éternellement pleine de ses enfants fœtus, qui, loin d’avoir à en sortir, se préparent à étendre ce jardin, afin d’enrichir et renouveler les apports. Toujours cette idée de se nourrir, matériellement, spirituellement, poétiquement, sensuellement, corporellement de ce que le milieu offre naturellement. Le milieu naturel conçu comme un placenta éternellement enrichi d’apports. C’est pour cela qu’il écrit : « Nous les humains, / mammifères placentaires, / appartenons bien sûr, / avec les animaux et les plantes, / à la nature universelle. / Voilà peut-être pourquoi / le secret de notre bonheur / se trouve justement / dans un amour indéfectible / pour cette même nature. » Voilà : nous mammifères placentaires ! Nulle part ne s’inscrit la coupure du cordon ombilical, la perte, justement, du placenta, et la fin du statut placentaire des êtres humains ! Une autre sorte d’enfance au contraire ne cesse de confronter à cette réalité, qu’une nature oxymorique jette au visage avec ses hauts et ses bas, de la perte du placenta, et à ce saut logique dont chaque enfant, très vite, s’aperçoit en regardant et écoutant les personnages autour de lui. L’enfance, c’est aussi le goût des paroles, des histoires, des bizarreries, qui surgissent des personnages qui vivent sur terre, et qui apparaissent à l’enfant comme autant de vies singulières et uniques qui bataillent, même si pour certains c’est contre des moulins à vent.

Pour ma part, je ne suis pas sûre que ces chocs de la contemplation dont parle Eugène Michel soient vraiment respectueux de l’enfance et de l’adolescence, très paradoxalement. Le modèle originel paradisiaque n’est-il pas très colonisateur, très saturateur, en avançant masqué par la volonté si politiquement correcte d’éveiller, d’offrir des apports plus riches les uns que les autres. Freud y apporte le mécanisme de défense de l’inconscient : le refoulement.

« Le domaine semblait sortir / d’une corne d’abondance / pour célébrer notre vie collective / et susciter chaque aventure. » Corne d’abondance : ne serait-ce pas aussi le modèle marchand de la société de consommation, qui industrialise en quelque sorte l’expérience originelle d’une nature idéalisée qui dans son cocon fournirait une infinité de choses belles pour nourrir les humains ? Et aussi une expression pour dire placenta jamais disparu ? Vie collective : on serait tous pris dans un grand tout matriciel, extension du jardin d’enfance, et on pourrait faire l’objet d’un traitement de masse bien sûr revu par une exigence de qualité. Une enfance immergée dans la nature : comme le fœtus dans sa matrice ?

« Orienté plein sud, notre domaine, / mini paradis protégé / du reste du monde, rayonnait. » Et ce reste du monde, ne manque-t-il pas ?

En tout cas, c’est un beau poème qu’Eugène Michel dédie à son enfance !

Alice Granger Guitard



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