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La littérature en tant que métaphore
samedi 23 août 2014 par Jean-Paul Vialard

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La littérature en tant que métaphore

La littérature en tant que métaphore.



(Quelques méditations sur

Les Fruits d'Or de Nathalie Sarraute).




Antoine Watteau.

"La gamme d'amour" (1717)

Source : Larousse.




4° de couverture de l'Editeur.


"Cette œuvre de Nathalie Sarraute ne comporte ni personnage ni intrigue. Son héros est un roman, Les Fruits d'Or, et elle a pour sujet les réactions que ce roman provoque et l'accueil qu'il reçoit chez ceux qui l'aiment ou le rejettent. Il ne s'agit pas de peindre la réalité visible et connue. Les péripéties balzaciennes qui entourent le lancement d'un livre ne sont pas le domaine de Nathalie Sarraute. Il n'est ici question ni d'éditeurs, ni de publicité, ni des jeux des prix littéraires. L'auteur des Fruits d'Or est également absent. Seules sont montrées ces actions dramatiques invisibles et cependant très précises, qui constituent cette substance romanesque dont, depuis ses Tropismes parus en 1939, Nathalie Sarraute n'a jamais cessé d'étendre le champ et qui a déterminé toutes ses recherches techniques. En recréant ces mouvements dans le domaine du contact direct ou indirect avec l'œuvre d'art, en les amplifiant parfois jusqu'à la satire, c'est à certains aspects essentiels du phénomène esthétique que touche ce roman. Ne faut-il pas dire aussi à ce poème, tant dans cette forme romanesque nouvelle se confondent les limites qui séparent traditionnellement la poésie du roman."


La note de Wikipédia.


Les Fruits d'or est un roman de mise en abyme écrit par Nathalie Sarraute, publié en 1963, pour lequel elle a reçu le Prix international de littérature en 1964.

Cette œuvre s'inscrit dans ce qu'on nomme le nouveau roman, ne comporte pas de héros ni de péripéties. Le thème central est celui de la réception d'une œuvre d'art. Les personnages du livre discutent d'une œuvre qui se nomme aussi "Les Fruits d'or". Seulement, rien de ce livre n'est raconté si ce n'est l'évocation de lieux, de personnages.


Libre commentaire.


Afin de mieux entrer dans le vif de l'œuvre de Nathalie Sarraute, il convient de partir de l'origine, à savoir des "Tropismes" dont le motif retentit dans l'œuvre entière comme sa nervure essentielle. Mais parler de "tropismes", à propos de la littérature, c'est convoquer aussitôt la figure de la métaphore. L'auteur s'abreuve constamment à cette image de tropisme, au point d'en faire le fondement de toute écriture. Alors, il faut préciser ce qui justifie ce choix et remonter à l'étymologie du mot "métaphore".


"Du grec ancien μεταφορά metaphorá dérivé du verbe μεταφέρω metaphérô (transporter) formé de μετά metá (d'un lieu à un autre) et du verbe φέρω phérô (porter)." (Wiktionnaire).

Nous voyons, ici, que l'idée essentielle est celle de "transporter d'un lieu à un autre". Mais, ce fameux tropisme, vers quoi nous transporte-t-il ? Pour le saisir, il convient de prendre le tropisme dans sa forme première, biologique. Tout végétal est animé d'un mouvement de croissance qui assure son déploiement dans l'espace. Ceci est rendu visible dans les films en accéléré où devient perceptible le dépliement tissulaire en tant que phénomène alors, qu'en même temps, se laisse deviner l'essence même du mouvement. C'est à la mise en évidence de cette essence - la littérature - qu'est commise l'ensemble de l'œuvre de Nathalie Sarraute. Et comme, par définition, l'événement littéraire est un indicible, l'inventeur du Nouveau Roman, s'attache à le faire surgir par le recours à la métaphore du tropisme, cette tension indéfinissable. La littérature est ce fin mouvement par lequel elle se révèle, dont la matière même est cette "sous-conversation" existant entre des personnages qui, souvent, n'en ont pas conscience. Minces vibrations, sentiments infimes, fugaces tellurismes existentiels, reptations d'une lave interne dont l'effusion se réalise à l'insu de ceux, celles qui en sont les étonnants réceptacles.




"Chercher le motif".

Jean-Claude JOLET.

Frac Réunion.



L'extrait. (Un lecteur admiratif commente "Les Fruits d'Or").


"Et soudain, c'est comme un effluve, un rayonnement, une lumière… je distingue mal sa source restée dans l'ombre… Cela afflue vers moi, se répand… Quelque chose me parcourt… c'est comme une vibration, une modulation, un rythme… c'est comme une ligne fragile et ferme qui se déploie, tracée avec une insistante douceur… c'est une arabesque naïve et savante… cela scintille faiblement… cela a l'air de se détacher sur un vide sombre… Et puis la ligne scintillante s'amenuise, s'estompe comme résorbée et tout s'éteint…

Ce qui passe là des Fruits d'Or à moi, cette ondulation, cette modulation… un tintement léger… qui d'eux à moi et de moi à eux comme à travers une même substance se propage, rien ne peut arrêter cela. les gens peuvent dire ce que bon leur semble. Personne n'a le pouvoir d'interrompre entre nous cette osmose. Aucune parole venue du dehors ne peut détruire une si naturelle et parfaite fusion."


Le mystérieux lecteur des "Fruits d'Or", parle de ce non moins mystérieux phénomène qui fait exister la littérature par une manière d'osmose, de lien invisible, non préhensible - seulement par la grâce d'une intuition -, s'établissant entre ce lecteur et l'écriture, lien que toute réception de l'œuvre d'art devra restituer afin que celle-ci, l'œuvre, soit fécondée et comprise en son intime. A défaut de cette quintessence faisant se rejoindre dans un même creuset, littérature, sens et adéquate perception de ce qui est en jeu dans l'acte de création, rien ne s'illustrera d'essentiel et le sujet du livre tombera dans l'anecdote et les contingences de tous ordres. C'est de l'intérieur même du tropisme que les choses sont à comprendre, donc au contact de cette "chair du milieu" des mots, de cette substance pulpeuse, soyeuse, de cette nacre du langage qui fait ses efflorescences à qui sait les voir. Acte dyadique qui entraîne la fusion en une même arche signifiante de l'Amant, de l'Aimée, de l'Amour. Comprenons, de l'Auteur, de la Littérature, de cet innommable qui les relie au sein d'une unique expérience langagière. Car la littérature est, avant toute chose, tropisme infini de ce langage dont l'homme est tissé jusqu'en ses fibres les plus secrètes, dont la mise en œuvre est rien de moins que l'art dans son déploiement manifeste. L'art comme vérité du dire, comme effusion du poème sur la courbure du monde. Comment d'ailleurs, pourrait-il en être autrement ? Par un simple effet de l'imaginaire, ôtons à l'homme ce langage qui le fait tenir debout et nous n'obtenons plus qu'une aporie, une désolation, une "in-signifiance" de tout ce qui paraît et se dresse à l'horizon de l'exister. Privé de langage, l'homme est aussitôt reconduit à cette "pauvreté en monde" de l'animal ou de la pierre. Car, alors, comment penser, ressentir, traduire ses émotions ? Car, alors, comment donner lieu au poème, comment faire surgir le fait littéraire. Le silence n'est envisageable que comme lieu de réserve, condition de possibilité d'une parole, jamais comme sa négation.


- "L'homme n'est que la moitié de lui-même. L'autre moitié, c'est le langage " - Emerson -


(Cité par Dominique Bertrand dans Verbe Verbe - Anthropoésie).


L'assertion d'Emerson, il est nécessaire de la reconduire à plus de radicalité, d'essentialité, reconnaissant que l'homme est entièrement langage. Et ceci n'est pas abus du langage en question. Il suffit d'avoir rencontré ces personnes aphasiques, foudroyées, au sens figuré de "terrassée", "interdite", "confondue", lequel sens n'est guère éloigné de sa valeur propre de "foudre", "d'éclair" s'abattant sur l'être et le réduisant à néant. Comment "être" sans langage, alors que "Le langage est la maison de l'être", précise "La lettre sur l'humanisme" heideggérienne ?

Et, à partir d'ici, si l'on veut avancer dans la compréhension des thèses de Nathalie Sarraute, il faut bien s'imprégner de l'idée que toute littérature est métaphore, donc langage, que les tropismes - ces effleurements de l'âme en direction du monde - ne sont en définitive que l'effervescence des mots au contact du réel."L'effervescent contact de l'esprit avec la réalité" pour paraphraser la belle expression de Pierre Reverdy. "Les Fruits d'Or", de bout en bout, ne sont que pure rhétorique, jeu de langage, travail sur la matière intime des mots, torsion des phrases, recherche esthétique des signifiants, incandescence des signifiés. Qui n'a pas franchi le Rubicon, qui n'a pas abordé aux rives où les mots sont des braises vives dans la nuit ne peut prétendre se trouver en terre de littérature. Seulement en un lieu d'exil visité par de pures apparences, identiquement aux prisonniers de la caverne platonicienne qui ne perçoivent de la réalité que des artefacts projetés sur l'aire pariétale par les feux tremblants des porteurs de torches. Une simple fantasmagorie. L'éclat solaire est loin qui fait briller sa vérité !

Bien évidemment, au cours de l'histoire, la littérature s'est déclinée selon de multiples facettes. Ce qu'a apporté de décisif le XX° siècle et les recherches formalistes liées à l'émergence du Nouveau Roman, c'est la mise en perspective du langage lui-même, l'écriture se reflétant en abyme dans sa propre essence. Jamais l'on n'était allé aussi loin dans l'expérience langagière, jamais l'on n'avait approché de si près la flamme vive de cette essence qui nous détermine de fond en comble. Si nous sommes langage, alors notre demeurer sur terre n'est que la mise en acte des infinis tropismes que nous sommes nous-mêmes : nos actes, nos réflexions, nos pensées, nos sentiments, nos états d'âme. Cependant, ici, il ne faut pas commettre de contresens. Les tropismes de Nathalie Sarraute, qu'on a trop souvent confondu avec une "stimmung", à savoir avec une tonalité émotionnelle, une vibration des affects, les tropismes donc, ne le sont que secondairement, comme moyen s'orientant vers une fin, une seule, rendre le langage visible en tant que tel en même temps que la littérature qui en est la réalisation, la face visible comme poème, dire essentiel. Se livrer à une quelconque exégèse psychanalytique de l'œuvre ne peut conduire qu'à une perception inexacte des intentions qui constituent les fondements de cette écriture exigeante, purement tendue vers la quête de son objet. Car, prendre ce parti d'une "sous-conversation" se réglant sur un prétendu pathos, c'est tout simplement prendre l'événementiel pour l'essentiel. C'est accorder à ce qui n'est que de surcroît valeur d'absolu. Nathalie Sarraute n'écrit pas une "histoire", elle ne campe pas une dramaturgie dans laquelle des personnages socialement situés prendraient place, elle ne destine jamais sa prose à faire voir une galerie de portraits telle qu'elle est visible, par exemple, dans les différentes œuvres de "La Comédie Humaine" de Balzac. Pas plus qu'elle ne convoque une pure réminiscence proustienne sommée de faire surgir quelque Petite Madeleine commise à dire le tout d'une société, d'une conscience en prenant acte, d'une plume en restituant avec subtilité les infinies nuances.

Non, chez Sarraute, le motif est bien plus circonscrit, resserré autour de son objet, singulièrement focalisé sur la gemme du langage dont il faut extraire toute la densité, grain à grain, comme on prélèverait de la grenade ses pépins gorgés de sucre. Être au plus près des mots, être dans leur intime, devenir texte soi-même afin de le vivre de l'intérieur et non plus l'observer comme simple objet expérimental. C'est pour cela qu'il faut fusion, osmose, dyade. Le sujet se confondant avec l'objet de sa connaissance. Alors il n'y a plus de différence, alors est réalisée l'utopie de tout écrivain, disparaître à même l'œuvre d'art.


Mais reprenons :


"Quelque chose me parcourt… c'est comme une vibration, une modulation, un rythme… c'est comme une ligne fragile et ferme qui se déploie, tracée avec une insistante douceur… c'est une arabesque naïve et savante… cela scintille faiblement… cela a l'air de se détacher sur un vide sombre…"


Mais ce "quelque chose" n'est autre que le langage qui fait ses vibrations, ses oscillations, ses rythmes alternés. La "ligne fragile et ferme", c'est simplement la ligne écrite, l'alternance de signes noirs que rythment les espacements blancs chargés de leur donner sens. Car, à bien pénétrer le projet sarrautien, il convient ne pas demeurer extérieur à celui-ci. Pure immersion nous est demandée, pur saisissement des mots à partir de leurs propres fondements. Il faut modifier notre régime de pensée, se disposer à se colleter avec le texte, le prendre au pied de la lettre, au sens strict s'entend. Entrer dans une radicalité langagière qui ne laisse la place à aucune approximation, à aucune fuite. Prendre les mots au lacet tel le lapin parmi les touffes d'herbe de la garrigue. Toucher de tout son corps le sol du langage, celui par lequel nous sommes parmi l'existant les seuls à pouvoir nous engager dans une compréhension avec lui, le langage précisément. L'expérience de la lecture, il est nécessaire de la ramener à une manière de concrétude, d'extraire les signes de leur gangue, au forceps si nécessaire. Un peu comme un enfant apprenant à déchiffrer se collette avec l'objet de sa quête. Pied à pied, sans laisser vacant un seul pouce d'espace langagier. Lisant en voix silencieuse, que faisons-nous d'autre sinon découvrir le fourmillement de milliers de signes, minuscules insectes pullulant sur la page blanche ? Lisant à haute voix, que faisons-nous, sinon prendre acte de milliers de sons qui se combinent afin de signifier. ? Notre pupille, aussi bien que le limaçon de notre cochlée se disposent à recevoir cette infinité de sèmes qui vont transiter jusqu'aux aires corticales de la compréhension. Ce que nous percevons, de prime abord, ce sont des particules élémentaires, lesquelles s'assemblant vont concourir à nous livrer une information sur le monde. Le percept pur, l'unité minimale de la langue, ce sont ces phénomènes bruts qui déclenchent notre interprétation de ce qui se livre comme possibilité pour l'entendement. Des cristaux de langage qui s'agglomèrent afin de parvenir à une entente globale du message dont nous sommes les destinataires. Des fragments à la totalité, il n'y a pas de rupture possible. Le fragment est le début du signifié, la totalité sa forme achevée, son accomplissement. Du langage au langage sans médiation, sans intermédiaire. La forme pure linguistique est celle qui est allouée à tous les lecteurs comme matrice première. Les images, les scénarios, les anecdotes, les mises en scène, les dramaturgies ne sont que secondaires et singulières car reliées aux histoires personnelles, aux événements qui tissent une vie. Lisant un texte de Nathalie Sarraute ou bien d'un autre écrivain, quel qu'il soit, c'est toujours à du langage que nous sommes confrontés, frontalement, inévitablement. La fable ne surgit qu'après coup, lorsque les métabolismes liés à nos existences auront animé les premiers schèmes, auront monté le grand praticable sur lequel se jouent les pantomimes de tous ordres.

Sans doute cette digression sur le percept langagier pur paraîtra-t-elle accessoire et pourtant, malgré la difficulté de conceptualisation qui lui est inhérente, c'est là que se situe le nœud gordien qu'il convient de démêler avant de faire quelque thèse que ce soit sur l'acte de parler, de lire, d'écrire. Toute énonciation est d'abord phénomène vibratoire - appelons-le "tropisme", car c'est de même nature -, avant d'être le support d'un possible événement. Tout est langage, depuis le bruit du vent jusqu'au chant grégorien en passant par cette "arabesque naïve et savante" dont Nathalie Sarraute a su se faire l'interprète avec la belle rigueur qu'on lui connaît. Cela qui "a l'air de se détacher sur un vide sombre"c'est cette métaphore par laquelle la littérature est littérature, une suite de mots quintessenciés.


"Je ne sais pas pourquoi Les Fruits d'Or me font penser à Watteau… Je leur trouve la même grâce fragile, la même tendre mélancolie… Et cette fin… alors, là, étonnante… quand tout sombre dans la confusion… Nous débouchons en plein désarroi… oui, les Fruits d'Or, pour moi, c'est le plus beau roman métaphysique… Croyez-moi, il a fallu une rude maîtrise, un extraordinaire dépouillement pour mener à bout sans flancher un tel projet…"


Certes, un magnifique "dépouillement". Rares ont été les écrivains à pratiquer une telle ascèse, s'effaçant derrière leur œuvre afin que cette dernière, l'œuvre, puisse briller de tous les feux du langage. Non des feux de son auteur. Ceci est tout à fait admirable. Nathalie Sarraute est toujours à lire ou à relire avec cette idée d'une ferveur au service de la langue. Il n'y a rien à dire au-delà !


Petite incise finale.


Le tropisme selon Nathalie Sarraute doit être appréhendé, d'une manière plus globale, comme ce passage d'un mot à un autre, comme cette transitivité d'une phrase à l'autre, comme ce mouvement d'un texte à l'autre, d'une œuvre à la suivante. C'est dans cette permanente mobilité, dans cette dialogique des livres successifs que peut se saisir la cohérence totale de l'œuvre.


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