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Nue - Jean-Philippe Toussaint
lundi 22 décembre 2014 par Jean-Paul Vialard

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« Le sentiment océanique »

« Le sentiment océanique »

Dans « Nue » de Jean-Philippe Toussaint.





Photographie : JP Vialard.





Quelques variations autour du sentiment océanique :


*** Wikipédia - « Le sentiment océanique est une notion de psychologie et de spiritualité inventée par Romain Rolland qui se rapporte à l'impression ou à la volonté de se ressentir en unité avec l'univers (ou avec ce qui est « plus grand que soi ») parfois hors de toute croyance religieuse.

L'expression paraît dans une lettre de Romain Rolland à Sigmund Freud le 5 décembre 1927 :

« Mais j'aurais aimé à vous voir faire l'analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est (...) le fait simple et direct de la sensation de l'éternel (qui peut très bien n'être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique). »


*** André Comte-Sponville - « Au fond, c'est ce que Freud décrit comme « un sentiment d'union indissoluble avec le grand Tout, et d'appartenance à l'universel ». Ainsi la vague ou la goutte d'eau, dans l'océan... Le plus souvent, ce n'est qu'un sentiment, en effet. Mais il arrive que ce soit une expérience, et bouleversante, ce que les psychologues américains appellent aujourd'hui un altered state of consciousness, un état modifié de conscience. Expérience de quoi ? Expérience de l'unité, comme dit Swami Prajnanpad : c'est s'éprouver un avec tout. Ce « sentiment océanique » n'a rien, en lui-même, de proprement religieux. J'ai même, pour ce que j'en ai vécu, l'impression inverse : celui qui se sent « un avec le Tout » n'a pas besoin d'autre chose. Un Dieu ? Pour quoi faire ? L'univers suffit. Une Église ? Inutile. Le monde suffit. Une foi ? À quoi bon ? L'expérience suffit. » -


André Comte-Sponville. L'Esprit de l'athéisme, Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.


*** Interview de Jean-Philippe Toussaint - Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur, 29 août 2013.   


« Comment définiriez-vous la «disposition océanique» dont vous écrivez deux fois qu’elle caractérise Marie? »


J-PH. T : « J’ai forgé cette notion de «disposition océanique» à partir du concept de sentiment océanique, que Romain Rolland définit, dans une lettre à Freud, comme la volonté de faire un avec le monde hors de toute croyance religieuse. Marie possède ce don, cette capacité singulière de trouver intuitivement un accord spontané avec les éléments naturels, avec la mer, dans laquelle elle se fond avec délices, avec l’air, avec la terre. »   



4° de couverture de l’éditeur :


« La robe en miel était le point d’orgue de la collection automne-hiver de Marie. À la fin du défilé, l’ultime mannequin surgissait des coulisses vêtue de cette robe d’ambre et de lumière, comme si son corps avait été plongé intégralement dans un pot de miel démesuré avant d’entrer en scène. Nue et en miel, ruisselante, elle s’avançait ainsi sur le podium en se déhanchant au rythme d’une musique cadencée, les talons hauts, souriante, suivie d'un essaim d’abeilles qui lui faisait cortège en bourdonnant en suspension dans l’air, aimanté par le miel, tel un nuage allongé et abstrait d’insectes vrombissants qui accompagnaient sa parade. »

Nue est le quatrième et dernier volet de l'ensemble romanesque MARIE MADELEINE MARGUERITE DE MONTALTE, qui retrace quatre saisons de la vie de Marie, créatrice de haute couture et compagne du narrateur : Faire l’amour, hiver (2002) ; Fuir, été (2005) ; La Vérité sur Marie, printemps-été (2009) ; Nue, automne-hiver (2013).


Le miel - le monde.


Le miel, il faut le considérer à la manière de ce sublime nectar, proche de l’ambroisie des dieux, par lequel le monde s’annonce à nous dans la plénitude. Car, s’il y a un prodige dans le livre de Jean-Philippe Toussaint, c’est bien celui « d’oser » nous entraîner dans cette fiction ultime où le corps du mannequin et sa vêture, la pellicule de miel, se confondent dans une harmonie que même l’esprit le plus éclairé ne saurait concevoir. C’est tout de même assez confondant de supprimer ce par quoi l’homme, la femme, font phénomène sur la scène de l’exister - les vêtements où se focalisent symboliquement tous les regards de l’univers social -, et d’offrir à la vision cette pure théorie se sustentant à l’aune de sa propre magie. Ici, sous les feux des spots et la flamme des consciences, surgit la royauté, à savoir un territoire hors-sol où sujet et objet fusionnent dans un même rayonnement, sans qu’il soit besoin d’une extériorité les posant comme existant. Les voyeurs ne sont là que de surcroît afin de rendre la scène possible, ils n’en sont nullement les protagonistes. Pour reprendre la métaphore de la ruche, ce ne sont que les ouvrières  charriant au bout de leurs mandibules les fragments, les sèmes, les infimes particules que synthétisent, dans un même empan d’une révélation purement ontologique, la rencontre de la Reine - le mannequin - et du miel qui en constitue la nourriture consubstantielle. A l’évidence, « cette robe d’ambre et de lumière » que figure le liquide d’or, joue le rôle du médiateur amenant à la perception du sentiment océanique. « Corps-robe-monde » comme trilogie apparitionnelle de ce qui est et demeurera jusqu’à ce que survienne la fin de l’illusion, ce doute par lequel la réalité rattrape le rêve et ramène toute chose à sa densité originelle, à son opacité, à sa lourdeur existentielle :


« Cela n’avait pas duré trente secondes et déjà la mannequin revenait sur ses pas quand, au moment de rejoindre les coulisses, elle eut un quart de seconde d’hésitation devant les deux sorties qui se présentaient à elle – une à gauche et une à droite – et, se souvenant de la consigne particulière de sortir par la gauche pour permettre aux abeilles de rejoindre leur ruche, elle se ravisa au dernier instant pour changer de direction, et, dans ce quart de seconde, dans cette infime hésitation, tout se brisa, s’écroula, le charme se rompit et elle trébucha sur le podium, s’écroula par terre, elle sentit le souffle bruyant des abeilles fondre immédiatement sur son cou, et ce fut alors, à la seconde, la curée, les abeilles la piquèrent de toutes parts … »


C’est cela, le sentiment océanique, cette brusque élévation de soi en direction du monde, cette étrange sustentation où l’on est, soudain, hors d’atteinte, mais ceci ne dure jamais que le temps de l’envol - autrement dit l’instant - et, comme Icare, la chute est toujours rude qui dépouille des ailes du songe et remplace le déploiement glorieux des rémiges par une marche au sol, hémiplégique, grabataire. La brusque ascension, suivie de la chute est le retour à soi dans la plus pure horizontalité qui soit. Il n’y a plus, alors, de perspective qu’une infinie ligne de fuite avec, tout au bout du tunnel, comme une luciole d’espoir, celle de retrouver cette immersion qui avait métamorphosé la vie en exister, puis l’exister en être. C’est pourquoi un tel sentiment demeure toujours attaché à une sensation d’immatérialité. La liberté ne saurait avoir d’autre nom.


Fusion geste-monde.


« Car, ce que Marie recherchait, c’était la perfection, l’excellence, l’harmonie, une certaine adéquation de la forme et du tissu, la fusion de l’œil et de la main, du geste et du monde ».


Analyse subtile, rare s’il en est aujourd’hui où la mode romanesque s’attache davantage à peindre les contours d’une manière d’être conventionnelle, socialement déterminée, dans des usages contraints et des modes de vie artificiels, inauthentiques, adoubés au paraître, négligeant l’essence des choses au seul profit de quelques buées aussi vite oubliées qu’apparues. Ce souci de donner de l’épaisseur au personnage, de l’installer dans une densité plénière, de lui conférer une lumière particulière, le rayonnement d’une certaine aura, pourrait légitimement se comparer - quoique le style en soit foncièrement différent - aux tentatives de Nathalie Sarraute de sonder l’inconscient de ses protagonistes afin que se donnent à voir les tropismes, ces infimes variations de la psychologie, des sentiments et, en définitive, de l’âme, variations par lesquelles l’humain assure sa véritable épiphanie. Si le fameux « sentiment océanique » ne se manifeste qu’à ceux, celles qui le cherchent, ces êtres singuliers en quête sans doute d’eux-mêmes, mais aussi des autres, mais aussi du monde, nul doute qu’il soit indispensable de disposer d’une inclination particulière, d’une généreuse affinité avec tout ce qui, d’aventure, peut faire sens et prendre un relief tout simplement existentiel. Ainsi, pour Marie, cette créatrice de mode, le tissu, ses moires, son ordonnancement selon pleins et déliés, jusqu’à l’extrême limite de sa disparition - ce miel si fluide, évanescent qu’il se confond avec la Nature elle-même en ses manifestations les plus inapparentes -, toute cette aptitude à faire rendre raison à ce qui ne saurait en avoir, procède d’une subtile syntaxe, d’une mise du monde en forme rhétorique afin que la main, l’œil ne demeurent vides, désertés de cela qui, toujours peut s’y manifester, si l’on prend soin de regarder. Or, assurément, Marie possède une vision adéquate. L’auteur qui a concouru à son énonciation aussi. On ne met pas en relation geste et monde sans en posséder une secrète intuition. L’univers est plein de signes cryptés, de hiéroglyphes - ces signes du sacré, ces émergences de la conscience humaine - que quelques uns parviennent à déchiffrer ! Ce souci de trouver, sous la vitre têtue des apparences, un peu de vérité, annonce l’une des façons qu’a la littérature de se faire connaître, non un simple bavardage.


Nue avec la mer.


« Car, de même qu’il existe un sentiment océanique, on pouvait parler, en ce qui concerne Marie, de disposition océanique. Marie avait ce don, cette capacité singulière, cette faculté miraculeuse, de parvenir, dans l’instant, à ne faire qu’un avec le monde, de connaître l’harmonie entre soi et l’univers, dans une dissolution absolue de sa propre conscience. Tout le reste de sa personnalité […] la caractérisait également, mais seulement superficiellement, l’englobait sans la définir, la cernait sans la saisir, et n’était finalement que vapeurs et embruns au regard de cette disposition foncière qui seule la caractérisait entièrement, la disposition océanique. Marie, toujours, trouvait intuitivement l’accord spontané avec les éléments naturels, avec la mer, dans laquelle elle se fondait avec délices, nue dans l’eau salée qui enrobait son corps, avec la terre dont elle aimait le contact physique, primitif et grossier, sèche ou un peu gluante dans la paume de ses mains. Marie atteignait d’instinct la dimension cosmique de l’existence … »


Se rend-on bien compte, ici, de la beauté de cet extrait, de sa qualité esthétique, de la profondeur de la réflexion qui y est engagée ? L’une, d’ailleurs, ne saurait aller sans l’autre. L’esthétique est l’élégance de la pensée. Parfois se pose-t-on la question de savoir à partir de quel moment il y a littérature. Eh bien, qu’ici, ce fragment serve donc de paradigme permettant l’accès au fait littéraire. Lorsqu’un style se met au service d’une pensée, que cette dernière est étayée par une belle rigueur en même temps qu’elle est alimentée par une subtile intuition, alors il n’y a plus de doute, on est dans le cœur vibrant de l’écriture. Tout comme Marie est dans le cœur vibrant des choses, froissant une soie, confiant son corps à la souple étreinte de l’eau, modelant l’argile onctueuse avec laquelle elle se confond. Le sens n’est jamais que cet exhaussement des choses - aussi bien de la Nature, qu’humaines -, pour plus loin que soi, ceci que l’on nomme habituellement « transcendance », dont on ne peut faire l’économie si l’on est soucieux de comprendre le monde, à commencer par soi-même. Le phénomène de la signification est toujours une transitivité, un passage, une relation, un saut en-dehors de l’objet afin que ce dernier puisse s’ouvrir avec sa réserve d’invisibilité. Pour user d’une métaphore éclairante : la larve ne signifie pas ; la chrysalide ne signifie pas ; l’imago ne signifie pas. C’est l’ensemble du phénomène qui signifie, le déploiement qui, à partir de l’œuf, débouche sur la forme accomplie du papillon. Chaque stade est livré à une pure immanence - à une mutité - que seule la transcendance révèle et porte à la parole. La chrysalide n’est nullement douée de langage. Seul le papillon dont le vol ontologique assure l’être.

« Ne faire qu’un avec le monde ». Oui, car pour connaître réellement, il n’y a pas d’autre alternative. Au début de la pensée, lorsque cette dernière était encore teintée de métaphysique holiste comme chez Parménide, le sentiment d’appartenir au Tout du monde ne se posait même pas puisque l’homme était lui-même un monde, un microcosme reflétant le macrocosme. Ce que le mythe unifiait par le jeu simple d’une philosophie cosmopoétique, le logos l’a divisé à l’aune d’une raison raisonnante, que la dialectique platonicienne a renforcé, que les catégories aristotéliciennes ont davantage encore parcellisé jusqu’à parvenir à l’émiettement de la modernité constitué par l’édification du cogito cartésien et, de nos jours, l’atomisation de la techno-science. Il ne reste, du mythe initial, de la poésie unificatrice, qu’une résille, une toile à claire-voie par où n’apparaissent plus que les nervures étiques de l’être-au-monde. Comment alors s’étonner de notre nostalgie de cette symbiose homme-univers dont le rythme même était la scansion de l’exister ? Si, aujourd’hui, nous nous sentons hommes et femmes divisés, c’est tout simplement en raison d’un « progrès » de la pensée. Etonnant « progrès » qui nous isole de cela même qui constitue notre fondement, à savoir tout cela qui nous entoure et nous appartient de fait, comme nous lui appartenons dans la plus pure des évidences. Que nous, les contemporains, soyons à la recherche de panser une plaie, de réduire la césure ouverte par l’histoire des idées, ceci n’est rien de moins qu’inscrit dans notre propre essence. Nous sommes des êtres-en-partage, des tessons de terre cuite qui tâchons de reconstruire notre propre archéologie, d’assembler laborieusement ce qui a été désuni par les aléas de l’Histoire. Ce mouvement est un mouvement intimement, profondément humain. Nous ne sommes des êtres qu’une fois rassemblés. A cette union nous employons une bonne part de notre énergie, le sachant ou à notre insu. Le « sentiment océanique » est cette immersion dans la totalité de notre être, en même temps que dans l’être-du-monde. Et ceci est si rare, cette coïncidence, que cette expérience est en tous points remarquable. Jean-Philippe Toussaint, dans son beau roman, s’y est employé avec une rare maîtrise.


Mince contribution à une phénoménologie du sentiment océanique.


(Une brève Nouvelle pour tenter de dire ce sentiment autrement que par la raison discursive).


Miranda est partie peu avant le jour. Le ciel est une laine grise semblable à la laine des moutons. Miranda en sent le suint, la souplesse inventive, la progression dans les lianes des jambes. La jeune femme est tellement liée à cette animalité qui émerge du sol, à la robe grise des vaches, à la rudesse de schiste qui se dégage des vieux ânes à la manière d’une minéralité, d’une volonté du sol de se dire dans la pureté de l’aube. Dans les maisons de pierre aux fenêtres étroites, les bergers dorment encore, habités de rêves d’air libre, d’évasions nomades qui sont comme l’arche d’une liberté promise, parfois atteinte lorsque le vent parcourt leurs songes et que leurs pensées s’élèvent haut dans l’azur. Il y a si peu de bruit sur terre et la respiration des hommes est une mince buée qui se dilue dans l’espace ouvert. Le chemin de pierres blanches et de galets sinue au-dessus du village, et les collines, au loin, en sont l’écho assourdi alors que la brume se dissipe. Les roches, les boules de calcaire, l’argile aux teintes douces, les graviers comme des perles, Miranda les sent en elle, au profond de son corps, comme un tumulte venant des origines. Toujours, en elle, cet intime remuement des choses, ce socle vivant faisant de sa marche parmi le monde un poème infini, la répétition d’un rituel immémorial. Miranda, avant d’être femme au milieu des événements, est fille de la terre, de l’eau, de l’air et souvent, le feu fait en elle ses milliers de rhizomes, ses rivières étincelantes. C’est alors pure ivresse que de marcher, ici, seule et heureuse de l’être, seulement consciente de son corps, de ses ondulations, de sa disposition à devenir arbre, racine, radicelle connaissant les secrets du limon, la rutilance sourde des taupes, les cannelures du lombric, ses reptations pareilles au langage avant qu’il ne parvienne à sa profération.

Le couvert des arbres, maintenant, cet étrange tunnel oscillant sous le poids des frondaisons, la cadence lente des chênes, leurs ramures immenses, les bouquets d’aiguilles sombres des pins maritimes, ces géants cloués au sol mais déjà en partance pour d’autres horizons. Partout sont les sentiers tracés par l’exode continu des animaux, leur errances nocturnes. A seulement regarder ces pistes et Miranda fouit le sol avec le sanglier, glisse son fuseau de belette parmi les taillis, remue le faisceau argenté de sa queue de renard, hulule avec la dame blanche sous le regard laiteux de la Lune. C’est si étrange d’exister hors de soi, dans cela qui passe à portée, dans ce qui fuit, dans la brume du soir qui s’estompe dans les ombres violettes. Dans ce qui s’annonce jusqu’à la plénitude et ne demande qu’à paraître, à être saisi. Sentiment de complétude que l’attention à la feuille morte, aux coussins des mousses, aux reflets métalliques du lichen, aux ocelles du lézard dans le pli de l’ombre. Avançant, Miranda fait provision de tout ce qui vient à son encontre, faveur dont elle ne se détournerait qu’à s’oublier elle-même.

Sortie de la forêt, arrivée là où l’horizon se déploie immensément, où le paysage devient symphonie, Miranda demeure longtemps à sa propre lisière, à la lisière du monde qui, soudain, devient totalement transparent, infiniment visible. Les lointains sont noyés dans le bleu avec des bandes plus claires parfois. La ligne des montagnes progresse lentement dans le ciel. On aperçoit les éoliennes blanches, leur lente rotation, genre de vol de goéland au-dessus des brumes marines. Le monde est si petit, pareil à une miniature, pareil à un jouet sur lequel on se pencherait avec son corps de géant. Là-bas, bien au-delà de la ligne d’horizon, Miranda le sait, est le village blanc face à la mer, son chapelet d’îles, ses jardins plantés d’oliviers, ses capsules d’eucalyptus essaimant les effluves de leur entêtante présence. Tout sort d’elle, maintenant, tout diffuse et rayonne afin que soit dite toute la beauté des choses. Miranda, Calentia, une seule et unique pensée, une même respiration, une unique parole. Le village blanc est en elle comme elle est le village blanc, ses dalles de schiste inclinées vers l’eau, ses gonflements de galets, ses porches envahis d’ombre, le « forn de pa » avec les effluves du pain, l’odeur épicée du levain, les sillons généreux de la croûte comme une terre levée en direction du labeur des hommes, de leur conscience d’appartenir au mystère de la parution. Et l’arbre aux palabres, elle en entend les rumeurs au profond de l’ombilic, elle perçoit l’agitation des vieux hommes, leur urgence à dire l’appartenance au sol, la dette envers la généalogie, le destin plongeant dans la densité ombreuse de cela qui ne saurait se dire, seulement se murmurer à la manière d’une comptine venue du plus loin du temps. Parfois, les larmes dans les yeux car posséder le monde est toujours une dépossession. Il y a tellement à connaître et les mains des hommes sont soudées et leurs yeux emplis de cataracte et leurs jambes paralytiques. Alors il faut sortir de soi, abandonner la guenille de sa chrysalide, surgir dans la pureté de l’imago, éployer ses ailes de machaon ou d’argus bleu. Seule la métamorphose nous dépose là où, toujours nous devrions être, à savoir dans la compréhension du monde.

Ceci Miranda le sait, ou bien son corps, l’effleurement de ses talons sur le sol de poussière, la voilure de sa peau aux confins des phénomènes qui, partout, font leurs confluences étoilées. Miranda monte tout en haut de la colline, sur le pain de sucre que domine une large croix de fer. De longues minutes elle fait halte. Elle n’est que suspens, disponibilité, ouverture à ce qui pourrait advenir. L’horizon est circulaire, sans rien qui vienne s’opposer au regard, limiter, enfermer dans l’étroitesse d’une meurtrière. Alors Miranda n’est plus que cette ample parenthèse que visite le vent, la démesure blanche de l’oiseau de mer, le nuage empli de vapeur, les senteurs du thym et du romarin, l’agitation d’aigue-marine des touffes d’euphorbe, la musique du ciel, la rumeur sourde de la terre. Toute cette harmonie est en elle comme le pollen est dans le calice de la fleur et c’est de cette force dont elle est dépositaire que, jamais, elle n’oubliera. Le soleil qui, ce matin, n’était qu’une boule indistincte, une vague nébuleuse parmi les écharpes outremer de l’espace, voici que sa course s’arque en direction du zénith. Tout en bas dans la vallée commencent à s’animer les trajets multiples et désordonnés des hommes. Le jour sera ce tumulte, cet enchevêtrement d’idées et d’actes, cette prolifération des événements dont on ne saura quelle est l’origine, vers quelle fin ils se destinent. Dans les enclos, les vaches aux robes couleur d’acier paissent avec application, les moutons sont des boules indistinctes qui dérivent dans l’inconsistance du jour, les ânes errent dans des vêtures grises trop grandes pour eux. C’est ainsi, il y a toujours un flottement des choses, une hésitation du troupeau à sortir de ses inclinations grégaires, à relever la tête afin d’apercevoir autre chose que la meute grise du sol. Bientôt la nuit sera là avec sa chape de plomb. Bientôt seront les rêves des hommes. Ils seront traversés de ces intuitions cosmiques mais ne le sauront pas. C’est cela vivre, dormir sans savoir que l’on existe. Les yeux sont ouverts qui, pourtant, interrogent !









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