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2 ou 3 choses que je sais d’elle
samedi 3 décembre 2011 par Jean-Paul Vialard

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"Deux ou trois choses que je sais d'elle"

 

 

 

"Deux ou trois choses que je sais d'elle". D'abord autant commencer par éclairer ce que cet elliptique préambule pourrait avoir d'étrange, sinon d'énigmatique. Sans doute ne connaît-on des choses qui viennent à notre rencontre qu'une surface écumeuse, une ligne incertaine, une courbure à peine affirmée disparaissant aussi vite qu'apparue. De la Nature qui nous accueille en son sein nous ne prenons jamais acte que 2 ou 3 choses  émergeant du vaste univers, un certain aspect, une certaine inclination à surgir sous tel ou tel phénomène, un certain langage qui en recouvre une infinité d'autres. Le réel qui pourtant nous environne de toute part, sinon fait notre siège et souvent nous oppresse n'est accessible que dans la perspective d'une fuite éternelle, à la manière d'un kaléidoscope qui ferait tourner ses éclats colorés afin de mieux nous tromper. Une épiphanie de l'ambiguïté, en quelque sorte. Et n'allons pas parler de la Vérité dont nous ne nous approchons qu'avec circonspection, comme par effraction. Là, l'exigence est à une telle hauteur que nous choisissons souvent d'en faire l'économie. Refuge dans une confortable cécité, laquelle nous soustrait à notre responsabilité, à savoir de nous confronter à l'essence même de notre condition humaine. Mais il y a toujours danger de brûlure à côtoyer ce que nous pensons utile d'ignorer. Beaucoup choisissent de  s'abandonner au froid de la gelure, d' hiberner plutôt que de soulever patiemment, une à une, les strates laborieuses des choses. Nous ne longeons que des chemins hasardeux, longue dérive pareille à celle des Pèlerins ne regardant même plus la terre qu'ils parcourent, rivés qu'ils sont sur la coquille en forme de corne d'abondance

 

 

dont ils espèrent qu'elle va les sauver d'un ennui mortel, sitôt entrevue sur le fronton de Saint-Jacques de Compostelle. Leur marche distraite leur aura fait faire l'économie des éclats des lampyres parmi les tiges d'herbe, du lointain clignotement d'Algol dans la constellation de Persée, des feuilles à foison cerclant leurs pieds de formes modestes et torturées mais non moins à considérer avec l'attention qui doit se porter au simple, au menu, à l'inapparent. Si la coquille de la croyance est, en elle-même, un aimant, un lieu de convergence de la foi, une cible pour l'espérance, elle n'en doit pas pour autant occulter tout ce qui, en soi, est aussi un recueil des significations. Ainsi les feuilles qui tapissent le sol de diverses manières, depuis l'étoile de feu de l'érable, jusqu'au repli sombre et tortueux de la feuille du noyer semblable à une pliure de la terre et, le plus souvent, à la spirale de la chrysalide. Comme une attente de la métamorphose. Or la métamorphose est seulement la métaphore du dépliement annoncé, la courbure à partir de laquelle la vie se déploiera et fera son cycle. Dans l'inapparente et sage configuration de la feuille apollinienne, se loge la démesure dionysiaque en retrait provisoire. De cela il faut être conscient afin que ne nous échappe pas la perspective d'une beauté qui aurait quelque chose à nous dire. Il convient de s'interroger. Qu'en est-il du Beau ? Est-il si difficile à trouver que nous ne le trouvions jamais ? Ou bien est-il là, constamment disponible, attendant la révélation dont notre regard pourrait l'investir ? Et puis, existe-t-il des degrés de la beauté dont nous ne percevrions que les plus apparents surgissant dans une manière d'évidence ? Ne serait-on naturellement disposés à ne percevoir, d'emblée, que les formes d'une beauté immédiatement perceptible sous les esquisses d'une certaine "facilité" ? Ainsi les images d'Epinal : les adorables chatons sur l'almanach du Facteur; les couchers de soleil des catalogues des Voyagistes; les harmonieuses compositions florales que nul ne saurait vouer aux gémonies. "Même les idiots la comprennent cette beauté-là", pour paraphraser Oliviero Toscani, cet exceptionnel photographe chez qui une telle affirmation n'est qu'une formule destinée à faire percevoir qu'il existe une autre beauté, plus profonde, plus tragique, intimement liée à l'essence même de la condition humaine. Ainsi les photographies de la misère, de la douleur, de la souffrance, de tous les maux qui ruinent l'âme; ainsi les photographies qui dérangent, interrogent, fouillent le sol de la conscience, sans complaisance, juste pour essayer d'approcher d'un iota la nature d'une vérité. Une mise en acte de l'exister, une exposition à ce que la déréliction veut dire. Car il ne saurait y avoir de faux-fuyant, de dérobade de l'homme feignant d'ignorer sa condition. Ceux qui la fuient sont les plus exposés, à leur insu ou le sachant. Mais il y a mieux à faire que de dresser le constat d'une vacuité, il y a seulement à regarder le réel ou à ce qui le met en scène dans diverses représentations et nous choisirons la modestie de quelques photographies pour tenter, sinon de répondre à quelques questions, du moins à les poser .

 

 

  Prenons une simple feuille telle qu'elle peut nous apparaître au détour d'une promenade. Certes une telle feuille ne brille guère par une sorte d'évidente beauté, pas plus que par une manière d'originalité qui la ferait émerger du tapis des autres feuilles répandues sur  le sol d'automne. Mais son apparente "banalité" ne doit pas nous conduire à des conclusions hâtives. Nul ne songerait à dire qu'un homme, noyé dans la masse compacte de l'humanité, ne compterait qu'à être ignoré parmi la multitude. Tout homme, toute chose, de par leur singularité occupent dans le monde une place éminente. Aussi bien le sans-abri que la tête couronnée, aussi bien le simple galet que la montagne élevée. Il ne saurait y avoir d'autre alternative. Mais, CETTE feuille, comment la considérer autrement que sous le signe de l'inapparent ? Comment lui donner place dans les allées et venues de la multiplication, de la profusion, de l'illusion souvent ? Comment la parer de quelques prédicats qui la distinguent d'une marée existentielle ? Il s'agit simplement, sans a priori, sans idée préconçue, de nous laisser aller à son être, de nous disposer à sa compréhension. Car tout acte de cette nature s'applique aussi bien aux objets, aux plantes, aux animaux, aux hommes. C'est du vivant dont il s'agit, lequel se pare d'une infinité d'angles, de facettes, de perspectives. Qu'a donc CETTE feuille à nous dire que personne ne nous aurait dit ?  Et, en premier lieu peut-elle signifier comme l'humain le fait habituellement ? Serait-elle pourvue d'un langage, fût-il codé, ne faisant sa trace que dans quelque irrésolution subliminale ? Sans doute l'est-elle, mais d'un langage semblable au bruit de la source, au chuintement du vent, à la douce translation du nuage. Il y a tellement de leçons à tirer de ce qui se dissimule habituellement à notre vue, se soustrait à notre entendement. Il y a tellement de significations secrètes qui ne demandent qu'à être dévoilées selon le concept grec de l'alètheia : cette manière de "vérité-réalité" qui consiste à faire émerger de l'oubli tout ce qui y a été inscrit de toute éternité comme son fondement. Et il en est de cette vérité, comme de toute source en attente de son jaillissement : une libération au plein jour de ce qui y était dissimulé, en attente d'une conscience qui lui ouvre une clairière. A savoir les possibilités de sa désocclusion, de son entente, de sa disposition à recevoir sens et interprétation. Qu'a donc à nous dire cette feuille que nous ne connaissions déjà ?

Essayons d'abord de lui donner une définition simple, non à l'aune d'une mesure positive de sa condition, ce serait aller trop vite en besogne, mais empruntons plutôt un chemin détourné qui cherchera à cerner, en un premier temps, ses contours par la négative, c'est à dire par une manière d'énonciation apophatique. Ainsi, telle chose n'est pas ceci, telle chose n'est pas cela. Donc nous énoncerons trois propositions quant à "l'évidence" de ce que sa nature n'est pas. Du moins son apparence nous y invite-t-elle. La première : cette feuille n'est pas commise à illustrer la beauté. La deuxième : cette feuille ne tient aucun langage qui serait immédiatement perceptible. La troisième : cette feuille n'est pas vivante. Nous avons donc pris soin de la décrire en creux, selon sillons et dépressions, afin qu'en seconde lecture puisse se manifester à notre regard (à notre conscience), les nervures selon lesquelles elle se dévoile à nous au cours d'une vision plus intime des choses. Car, c'est par une affinité de la sorte, que nous pourrons nous extraire du monde des illusions pour entrer dans celui des significations secondes. Métaphoriquement parlant, nous pourrions appliquer un tel schéma à la perception d'un arbre au travers d'écharpes de brume. De prime abord nous n'en percevons que quelques lignes approximatives, puis à mesure que nous progressons en sa direction se libèrent, comme sortant de leur gangue existentielle, tronc, branches, rameaux et il s'en faudrait de peu que, des profondeurs ombreuses de la terre, ne surgisse soudain l'entrelacs des racines en tant que fondement de l'arbre, tel le palétuvier émergeant de l'énigmatique mangrove, lieu de significations seulement entr'aperçues. Il ne s'agit point ici d'illusion, de "phantasia" dont notre raison serait atteinte. Seulement une question de regard, d'intention, de volonté de céder à l'envie de la surface pour se livrer à une lecture animée de curiosité. Une façon d'envisager, avec les choses, un commerce herméneutique à même de nous révéler toujours plus d'une réalité qui, pour être cachée, ne demande jamais qu'à surgir. C'est donc à un "pèlerinage" du sens qu'il faut se livrer, faisant le deuil provisoire de la coquille de Compostelle afin que le chemin qui y conduit s'illustre de tout ce qu'une marche distraite aurait pu en occulter. En cette vue, il ne saurait y avoir de démarche rationnelle rigoureusement construite, de discours déductif, de preuve logique, mais bien plutôt une espèce de flânerie en tout point semblable aux "Rêveries du promeneur solitaire" de Jean-Jacques Rousseau. Cueillir les herbes du chemin, les rassembler en un souci de compréhension, d'émotion aussi, d'un mince bonheur que l'on consignera dans les pages parcheminées et odorantes de son herbier personnel. On pourrait parler de recueil dans l'intimité d'un journal. Intuitionner plutôt que discourir; recours préférentiel à la monstration plutôt qu'à la démonstration. De cette manière ce n'est plus seulement notre enveloppe externe qui est en contact avec les manifestations de la Nature, c'est le cœur vibrant de nos sensations, c'est notre "chair du milieu" qui est convoquée au creuset le plus secret de notre conscience. Si nous avons délibérément choisi la méthode apophatique pour faire apparaître la chose, ce n'est nullement pour en invalider les principes mais dans l'unique souci d'en dévoiler, par contraste, par différence, les lignes de force. Ainsi, cette feuille inerte en apparence, seulement vouée à la destruction, n'en est pas moins vivante, porteuse d'une vie en devenir, donc en latence provisoire. Pour mieux comprendre cette dimension du retrait du sens sous les espèces de l'inapparent, nous convoquerons le processus de la description phénoménologique, cherchant à mettre en lumière quelques significations cachées en retrait sous l'être de ce qui nous fait habituellement face et que nous tenons, la plupart du temps, pour une simple buée de la réalité. Ainsi, la feuille est vivante, infiniment vivante dans ses replis et ses voltes, dans la dureté parcheminée dont elle semble être affectée. En effet, si au dessous des apparences, un peu plus bas que la ligne de flottaison qui s'offre à notre récurrente myopie, nous cherchons à forer, armé du dard aigu de notre lucidité, nous serons soudain plongés au centre d'une luxuriante matière, et alors apparaîtront une myriade d'images semblables à celles, étonnantes et belles, que les microscopes électroniques nous délivrent, lorsqu'ils se mêlent, par exemple, d'aller y voir de plus près du côté des larves, bactéries et autres diatomées qui vivent à côté de nous, dans la flaque que nos pas longent chaque jour en l'ignorant. Une pure mise en scène d'un "enthousiasme" de la Nature.

Ce qui va vous être proposé maintenant, c'est de faire émerger un peu d'invisible, un peu de beauté, un peu d'étonnement, à la manière de l'huître perlière qui ne dévoile sa bille nacrée qu'aux yeux de ceux qui se sont employé à la chercher. Oui, la feuille est vivante, infiniment vivante. Partout les traces en sont apparentes, à la façon dont les rides dessinent sur un visage le contour des jours, l'étincelle de la joie, le sillon des peines. Et si la mort apparente, l'immobilité pareille à celle des squelettes n'était en fait que l'amorce d'un ressourcement, d'une disposition à un futur déploiement, semblable à des mots dissimulés, destinés à bientôt inaugurer une prochaine palingénésie : l'éternel retour du même qui fait de la corruption son principe premier. C'est tout simplement une vérité élémentaire de tout végétal : se déliter, se décomposer, se dissoudre en poussière infime jusqu'à devenir le nutriment qui fécondera la terre, l'habillant d'humus où puiseront les racines, à partir desquelles la sève fera son chemin dans le tronc, les branches, les rameaux, jusqu'à la feuille en attente du prochain cycle. Et puis, cette forme torturée de la feuille, n'est-elle présente qu'à n'être différente morphologiquement de la feuille plate de l'érable, de celle épaisse et caoutchouteuse du ginkgo biloba, ou bien est-elle investie d'un autre message ? Et cherchons donc à voir ce qu'EST cette feuille :

Elle est une architecture, pareille aux voiles de béton de Le Corbusier;

 

 

                            aux ailes nervurées de Calavatra;             

                                     

                                        

 

 

                   aux convulsions métalliques de Franck O. Géry.

 

                                      

 

Et toute architecture est, avant d'être abri pour l'homme, "archi-texture", c'est à dire syntaxe supportant un discours. Si les formes convulsés de Franck O Géry veulent dire la complexité de l'art; si le toit en forme d'envol de la chapelle de Le Corbusier à Ronchamp fait signe vers la transcendance; si les structures répétitives de Calavatra cherchent à nous dévoiler les lignes infinies et multiples de la matière, c'est à une tâche de la même nature que semble commise la feuille du fond de sa modeste existence : en elle se dessine la complexité de la nature; en elle une amorce de la transcendance dont notre regard l'investit; en elle, enfin, une des perspectives de la structure multiple de la matière dont les nervures ne sont que les figures les plus apparentes. Si toute architecture pensée apparaît comme le recueil d'un certains sens où inscrire la vie de l'homme, pourquoi en serait-il autrement de toute chose au travers de laquelle se devine, en filigrane, le dessein secret de la Nature ? A partir de la simple feuille s'amorce déjà un projet, un devenir, une participation à l'ordre du monde, une place assignée à partir de laquelle peut s'articuler le discours du vivant. Seulement cette sémantique n'est pas ipso facto, à notre disposition. A nous de l'interpréter.  Et, bien évidemment, il y aurait encore "matière" à de nombreuses gloses concernant ces aspects juste effleurés, ces perspectives à peine entrevues. Ce qu'EST cette feuille, en réalité nous sommes SEULS à le savoir. Il dépend de nous de l'habiller des vêtures du sage Pierrot, des chamarrures des princes vénitiens, des bigarrures multiples des habits d'Arlequin. Face à tout objet il y a toujours une infinie polysémie que nous ne percevrons qu'à la mesure de notre exigence les concernant. Cependant il nous est loisible de n'en considérer que l'enveloppe, la courbure dont notre regard superficiel est, de prime abord, investi. Cependant il nous est permis d'aller y explorer quelque ligne de faille, sortes de sésames débouchant sur du mystère, de l'étonnant et alors notre connaissance devient multiple, et alors notre connaissance devient semblable à l'impérieux désir de posséder le monde selon des perspectives toujours renouvelées.

Dans un premier temps il suffit de se laisser aller au jeu des analogies formelles, à la manière dont les visiteurs habillent de formes signifiantes et réelles, déjà vues, éprouvées, les stalagmites et autres stalactites des grottes de calcite. Ne tarderont pas à apparaître, selon diverses fantaisies, "La Vierge à l'Enfant"; "Les Chutes du Niagara" ou "Le Chou Romanesco" aux tubercules tellement semblables aux concrétions de la pierre. Analogiquement donc la feuille pourra nous apparaître successivement

 

            

 

 

sous la figure d'une sirène à la proue d'un bateau; de la Vénus de Willendorf ; de la barque de l'Achéron sur laquelle Charon transportait les âmes des défunts vers les Enfers. Bien évidemment, il y aurait beaucoup à dire sur le contenu des diverses psychés quant à leur projection sur des thèmes aussi divers. Gageons seulement que les aimables visiteurs des merveilles souterraines n'auront consciemment pensé, ni à l'épopée d'Ulysse; ni à l'érotique primitive, pas plus qu'à la métaphysique à laquelle renvoie l'affluent du Styx. Si, en premier lieu, l'analogie paraît s'affirmer comme un des paradigmes immédiats de la connaissance, il ne suffit pas à l'épuiser. L'on se perd souvent dans les formes qui brouillent notre vue, ôtant ainsi de notre  champ de perception et de compréhension ce qui constitue le fondement des choses portées à notre regard. Voir, dans la feuille, "La Vierge à l'Enfant" ne saurait nous dispenser de la considérer sous d'autres perspectives plus originelles dont elle ne peut qu'être investie dans le champ de la signification. Regardons cette feuille, toute feuille, autrement, comme si nous la retournions pour apercevoir ses nervures, sa texture intime, là où se dissimule son essence.

 

 

En elle s'imprime la terre, non simplement sous son aspect, mais dans l'effort que celle-ci, la terre, a accompli pour la rendre vivante, également pour la recueillir au terme de son existence. En elle sont les sillons, les levées, les chutes et l'on pourrait y percevoir, en transparence, l'effort du versoir pour opérer son retournement, la lutte du coutre pour l'ouvrir à la semence. Ce que la feuille abrite en son sein depuis la modestie de son apparence, c'est bien cette vérité première de la Nature commise à la vie, à son expansion, à sa multiplication. Regardez cette feuille. Elle se pare des belles teintes de l'argile, beige, marron, parfois cernée de noir qui en accentue la texture, la rend presque palpable. Parfois elle s'illustre à la manière du réceptacle, de la conque,

 

infiniment disponible, prête à recueillir, à inaugurer un nouveau départ, une nouvelle histoire. Et tout ceci ne résulte de l'imaginaire qu'à titre second. La feuille a eu, au cours de sa modeste existence, partie liée à la glèbe dont elle est issue, à laquelle elle retournera en vue de participer à une autre naissance. Toute chose dans le monde est reliée à une totalité dont elle ne saurait s'abstraire qu'à la mesure de l'aridité du concept, qu'à l'exigence de rationalité des catégories supposées participer à notre entendement. Mais sans doute faut-il suivre, dans notre emprise des choses, la pente douce d'une "raison sensible" dont Michel Maffesoli nous assure qu'elle est la seule à même d'assurer une juste compréhension de ce qui nous fait face. Si nous ne pouvons faire l'économie de la dimension terrienne de la feuille, nous ne saurions davantage ignorer ce qui la traverse et qui transparaît

 

 

dans ses convulsions, ses remous, à la manière des trombes d'air qui souvent l'ont affectée. En elle s'imprime le ventNous lisons son souffle dans les volutes qui l'animent, nous le devinons faire ses longues coulures, ses ruisseaux, ses méandres, longue respiration qui parcourt les arbres, assure leur croissance. L'air qui lisse la feuille n'est pas un simple hôte de passage dont elle pourrait faire l'économie. L'air est à la feuille ce que le rêve est à l'homme : sa libre dérive, sa fuite,  son  détachement, sa sustentation par rapport aux  nécessités de la terre. L'air est tension et condition de son envol infini vers le ciel, manière de ressourcement porté à la contemplation, au fluide espace de l'idéalité. Ne pas lui accorder cette aire de jeu revient à occulter en elle, la feuille,  toute possibilité de signification. Mais revenons un instant à la conque, forme identique à la corne d'abondance, soit le projet d'une ouverture à tous les possibles. Conque où se rassemble toute la polyphonie du monde : le grésillement de l'abeille qui fait ses ondes en quête de nectar; la stridulation des cigales disant la démesure de l'été en son plein; le bruit de métal des autres feuilles; le martèlement du pivert entêté à forer son abri; les grondements assourdis des villes au loin; le chant du paysan qui, un jour, pour assurer sa subsistance, a semé dans la motte accueillante la noix qui deviendrait arbre, puis  feuilles, puis cette feuille dont il est maintenant question. Ainsi la mélopée humaine s'inscrit-elle dans le geste le plus modeste, poursuivie par-delà sa disparition dans l'agitation végétale qui en est le lointain et vibrant écho. Car les gestes ne sont jamais gratuits, surtout les symboliques qui inscrivent dans l'espace le dessein de la conscience. Et les signes n'ont aucunement besoin d'être apparents pour nous livrer leurs hiéroglyphes. Ainsi l'eau, la pluie, la goutte de rosée, la brume, sont-elles présentes dans leur absence même, dans la dureté qui affecte la membrane couleur de rouille comme si la feuille pareille à la tôle avait longuement séjourné dans le lit de quelque rivière. Trajet du liquide, également, dans les nervures durcies si semblable à des veines éteintes. Brouillard encore visible dans le lacis des poils destinés à sa capture. C'est cette géographie de l'invisible, cette topographie du minuscule que nous offre une vision approchée des choses, une interprétation au plus près. Bien évidemment les sceptiques s'étonneront que l'on puisse voir autant de signifiés dans si peu de présence. Et ils auront raison s'ils n'accordent leur vue qu'à la saisie immédiate et concrète des choses dans leur irréductible matérialité. Sans doute alors, faudrait-il leur révéler une autre vision faite de si minces tropismes qu'ils ne sont jamais perceptibles par les seules ressources du regard ordinaire : souvent une simple myopie. Il faut donc apporter à la vue un "supplément d'âme", ce qui veut dire une perspective décalée, comme on ferait, intentionnellement, une mise au point floue sur la lentille de l'objectif. Une même nécessité est requise dans l'orbite du rêve, de l'imaginaire, de la fiction : manière de halo, d'écho, de réverbération faisant se dédoubler la réalité, afin qu'elle nous livre son revers et la charge de sens qui s'y dissimule. Et, bien sûr, l'inventaire des entités cachées étant, par définition, illimité, nous pourrions nous appliquer à débusquer bien d'autres lignes sous lesquelles pourrait nous apparaître cette "doublure" de la réalité que nous côtoyons sans pour autant l'interroger. Dans la feuille si anonyme et banale, nous pourrions nous mettre en quête du soleil, des traces de croûte brûlée qu'il y a imprimées; des minces perforations des insectes, de leurs découpes en forme de fines ciselures; des dépôts de poussière dont certains poussés par le sirocco viennent du lointain désert où habitent les hommes aux visages indigo; nous pourrions y deviner les semences du pollen pareilles au safran; les spores de champignons en attente de pluie pour rejoindre le sol et y croître; les empreintes de mains pressées de récolter les bouquets destinés au vin de noix qui fortifie, à l'eau de noix qui clôture le repas entre amis.

Parlant de tout cela, nous n'avons parlé que de photographie, de formes et d'images; d'une philosophie concrète du végétal; nous n'avons parlé que de phénoménologie esquissant une brève signification de l'inapparent; nous n'avons parlé que de l'air et de l'eau; du soleil et du vent et cependant nous n'avons parlé que de l'homme, de vous, de moi, uniquement de l'homme sur son chemin vers quelque Compostelle où brille, comme l'étoile au firmament, une brève et fugace comète de compréhension, une étincelle dans la nuit opaque aussi vite éteinte qu'allumée. Nous n'avons parlé que de nous, mais peut-être le savions-nous de toute éternité ! 

 

                                                                     (Photographies de l'Auteur).

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