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Les eaux étroites, Julien Gracq

Editions José Corti, 1976

vendredi 26 août 2016 par Alice Granger

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L’écriture de Julien Gracq force le lecteur à une lenteur spéciale, et très souvent à revenir en arrière, à flâner dans les phrases, à s’arrêter sur les détails d’une description, sur les métaphores, sur les verbes insolites, sur les sensations qui se combinent à celles de l’enfance, sur la géographie ultra-précise du lieu pour sentir la présence d’un génie et la poésie que le médium langage ne saurait à lui-seul rendre.

C’est l’invitation poétique à une excursion qui bouscule notre temps rapide, pressé, qui ne s’effectue pas sur le fleuve Loire mais sur l’un de ses affluent, l’Evre. Le livre est comme une déchirure inquiétante mais si poétique à gauche de notre route, qui nous attire dans un paysage qui, avant, aurait pu nous sembler une perte de temps, un retour insupportable dans un paysage d’autrefois qu’il fallait à tout prix quitter. Nous acceptons, émerveillés par le style foisonnant et géographique, de suivre l’ auteur dans une remontée des eaux étroites à travers des paysages qu’il dit toujours aussi envoûtants qu’autrefois, avec leurs couleurs, leurs odeurs, leurs bruits, leurs sensations, en faisant jouer la mémoire. La lecture nous force à une excursion pas forcément désirée d’abord, mais sûrement dépaysante et réussissant un exploit visuel et poétique. Nous acceptons de perdre notre temps performant et distrait dans une géographie d’autrefois qui n’est pas sans inquiétude. D’abord, nous ne comprenons pas ce qui se passe cette fois-ci, qui n’est pas juste une excursion de plus sur la rivière tant de fois visitée dans l’enfance. Nous nous arrêtons avec un auteur qui nous met littéralement le nez dans des paysages précis de l’enfance qu’il ne craint pas, lui, de venir retrouver en bouclant apparemment le cercle, non sans rendre hommage au « génie du lieu », mais non sans méfiance aussi à l’égard d’une sensation d’éternité sur ces eaux dormantes.

La rivière Evre n’est pas le fleuve Loire. On n’y navigue pas de la même manière, et, surtout, les sensations, les paysages, les eaux, tout est différent. « L’oreille, non moins que l’œil, recueille les changements qu’apporte presque chaque méandre de la rivière… Les bruits qui voyagent sur l’eau, et qu’elle porte si loin, m’ont été familiers de bonne heure ; aussi loin que remonte ma mémoire, le bateau de mon père, la longue et lourde plate vert d’eau avec son nez tronqué, avec sa bascule à l’arrière qui servait de vivier pour le poisson, son banc du milieu percé d’un trou… a tenu dans ma vie une place presque quotidienne : il était amarré au quai de la Loire, à trente mètres devant notre maison ; j’y sautais aussi familièrement, les rames sur l’épaules, les tolets à la main, que plus tard j’enfourchai ma bicyclette. Mais les bruits qui s’entrecroisent sur la Loire aérée… m’éveillaient d’autant mieux à la nouveauté de ceux de l’Evre, à leur rareté, à leur solennité retentissante, à la résonance creuse que leur prêtait la vallée captivée par son ruban d’eau dormante. » Il s’agit d’aller dans cette vallée qui est captivée par son eau dormante, en quittant la barque plate du père faite pour naviguer sur la Loire, le fleuve aéré figurant le monde et ses activités. Il prend une autre barque, pour remonter les eaux étroites, dormantes, envoûtantes, on imagine sans son père, mais souvent en compagnie bruyante et joyeuse, autrefois. Les eaux dormantes évoquent un ruban creux, l’intérieur aqueux et plein de méandres d’une matrice en gestation. Le père, et sa barque familière, avait laissé le fils s’aventurer avec une autre barque dans une petite rivière aux eaux étroites et dormantes. Et le fils découvrit, et retrouve maintenant, des sensations et des paysages très différents, par contraste fort. C’est très important, cette notification d’un saut qui va d’un fleuve à une rivière, d’une barque paternelle à une autre barque, maternelle, qui s’aventure en amont, qui remonte et redescend dans un mouvement qui, longtemps, a dû sembler pouvoir se répéter joyeusement à l’infini. Mais, cette fois, l’écriture raconte un infime changement, une réversibilité inattendue du temps, un discret signe de la mort qui arrivera et rendra ces eaux étroites à une nature inhabitée. Alors, cette barque avec laquelle l’auteur, comme autrefois, remonte l’Evre, et puis redescend, évoque, discrètement aussi, la barque de Charon, qui fait passer de l’autre côté, par le Val sans retour qui est comme par hasard le nom d’un endroit avancé de cette rivière. Les eaux dormantes matricielles, par cet ultime voyage initiatique qui semble paradoxalement si vivant et relançant la vie par la mémoire, se transforment de manière imperceptible en quelque chose qui se vide de cette vie-là singulière qui doit se préparer à une autre vie, dans l’au-delà. Cette excursion qui paraît s’enfoncer dans le passé, avec émotion et poésie, s’avère tout à la fin du texte une sorte d’adieu, un lâcher prise. Barque de Charon sur l’Achéron.

L’excursion poétique sur la rivière d’enfance de l’auteur, l’Evre, semble faire venir sur les lèvres l’expression du plaisir dans la proximité étrange d’une embellie tardive, dans le pressentiment d’une autre vie, dans la sensation d’une halte possible dans le déclin crépusculaire d’une vie. L’excursion sur la petite rivière Evre, dans le pays d’enfance de Julien Gracq, est initiatique en ce sens que ce retour géographique dans la douceur angevine d’autrefois semble très discrètement ouvrir sur les images que voit un homme qui aurait décidé de se disposer paisiblement à sa mort, tournant le dos à la vie battante, pressée, ambitieuse, se retirant lentement en sentant paradoxalement la vie se ressourcer plus que jamais. Exactement le choix de Julien Gracq de se retirer tôt sur ses terres natales, à Saint Florent le Vieil, d’y vivre discrètement.

Le choix, dans cette petite nouvelle, d’une excursion en barque sur l’Evre, vallon dormant, est très pertinent. Car de ce petit affluent de la Loire on ne peut visiter ni la source ni l’embouchure, il y a un barrage de moellons côté Loire qui empêche de la remonter à partir du grand fleuve ou de s’en échapper pour aller sur le fleuve, et un barrage de moulin en amont empêche toute barque de remonter plus avant. L’excursion initiatique ultime s’effectue entre deux impossibles : personne ne peut quitter les eaux étroites de la rivière pour rejoindre le fleuve, la Loire, pour par exemple se distraire dans la vie mondaine, l’excursion en vérité accueille celui qui s’est retiré et se prépare à l’au-delà ; et sur son humble barque qui remonte cette rivière d’enfance l’homme de retour ne peut espérer aller plus haut, c’est-à-dire retrouver une protection maternelle contre l’inquiétude du crépuscule de la vie. Bien sûr, cette portion bien cadenassée à ses deux extrémités d’une rivière aux eaux dormantes peut d’abord longtemps figurer une poche amniotique avec d’infinies surprises géographiques, foisonnantes comme la vie. Cette excursion non seulement évoque bien sûr celles de l’enfance, avec des sensations comparables à la madeleine de Proust, « La brûlure piquante et assoiffante de la limonade tiède ». Mais elle est l’occasion de rappeler combien l’auteur est sensible aux paysages parce qu’une sorte de grille en lui s’est constituée par les sensations indélébiles procurées par la terre d’autrefois qui entrent en résonance avec les terres d’aujourd’hui en donnant l’impression qu’elles sont une terre promise. Mais il y a autre chose. La barque, qui se révèlera être finalement celle de Charon. Julien Gracq n’est pas un exilé de sa terre natale, pour lequel sur la terre d’exil les sensations perdues d’autrefois servent de pivot rythmique pour les retrouver ailleurs et en résonance lointaine. Julien Gracq revient, il fait une excursion sur une portion de rivière d’où il ne peut s’échapper vers la Loire c’est-à-dire vers le monde qu’il a quitté, et où il ne peut pas espérer non plus de protection maternelle contre la mort. Le cercle ne se boucle pas. La barque est non seulement celle qu’il prend pour remonter le temps et les eaux étroites avec toutes les émotions que cela implique, mais aussi celle que son père ne lui avait pas interdit de prendre, autrefois. Comme un père qui laissait son fils faire une expérience en géographie maternelle, matricielle. Sur la lèvre du père sur sa barque familière au fils mais que celui-ci laisse pour une autre barque et d’autres eaux bien plus étroites se lit le voyage qui sera un jour sans retour, qui embarque l’auteur d’abord de manière initiatique pour l’emmener jusqu’au seuil de l’au-delà. « On s’embarquait… au bas d’un escalier de planches qui dégringolait la haute berge glaiseuse… on entrait de plain-pied dans une zone de silence subtil… » « Rien n’est surprenant dans mon souvenir comme la variété miniaturiste des paysages que longe le cours sinueux de la rivière… » Sensation de l’immobilité parfaite de l’eau, à la Edgar Poe, navigation surnaturelle. Sentiment de l’appel urgent. Odeur de vase et de racines, sommeil dissolvant d’une eau dans laquelle il ne plongeait jamais sans malaise.

« Dès qu’on s’engageait sur l’Evre, on pénétrait dans un canton retranché de la terre, dont la barque seule pouvait livrer la clef. » Puissances d’envoûtement de ces excursions qui, longtemps, figurent les chemins et étapes de la vie, mais maintenant, curieusement, l’auteur au terme de cette excursion littéraire et scripturale, lâche prise, « aucune de ces images aujourd’hui ne m’assigneraient plus nulle part, et tous les rendez-vous que pourrait me donner encore l’Evre, il n’est plus de temps maintenant pour moi de les tenir. » Cette ultime excursion sur la rivière de l’enfance n’est pas sans mélancolie, avec un air de dernière fois, d’adieu. L’envoûtement semble s’estomper.

Les deux dernières pages de la nouvelles forment une chute inattendue, un lâché prise du poète pourtant si attaché aux eaux étroites de son enfance. Il revient à la vallée remplie d’une lumière plus jaune et comme fruitée, c’est le calme, l’apaisement, après la culmination de la scène dramatique. Cette excursion, il l’a faite vingt fois, beaucoup dans l’enfance seul ou en compagnie bruyante et joyeuse, il pourrait la faire encore, mais cette fois, après son écriture si empreinte de poésie, il s’agit d’une autre initiation, avec l’ombre d’Edgar Poe, et celle de la mort. Il était allé, au point le plus en amont de l’excursion, jusqu’au val abandonné, jusqu’au jaune mort des ajoncs : un val fermé, des pentes désertes, pas une seule trace d’hommes. Réversibilité du temps, temps où l’on est, temps où l’on n’est pas, n’est plus… « Ce n’est pas une trace fabuleuse que je viens chercher dans les landes sans mémoire : c’est la vie plutôt sur ces friches sans âge et sans chemin qui largue ses repères et son ancrage et qui devient elle-même une légende anonyme et embrumée… » La vie qui largue ses repères et son ancrage, oui. La barque sur l’Achéron… Le Val sans Retour…

Et puis, pour tous les prétentieux, ce qu’écrit Julien Gracq à propos de la poésie : « … pour moi, les secrets du langage percés à jour ne livreraient en aucun cas ceux de la poésie… » Le médium du langage n’est pas irremplaçable…

Alice Granger Guitard



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