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Crue, Philippe Forest

Editions Gallimard, 2016

lundi 7 novembre 2016 par Alice Granger

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Le titre du roman de Philippe Forest évoque aussi bien la crue de la Seine, telle celle de 1910, montant inexorablement et avalant dans sa gueule liquide et sale toute vie dans les quartiers inondables de Paris, que la vérité toute crue, celle de ce grand vide dans lequel la vie sur terre est destinée à disparaître sans laisser de traces car tel est le destin du vivant et des choses.

Sans doute, d’avoir perdu sa fille âgée de quatre ans il y a maintenant quelques années, événement qui dans le roman entre en résonance avec la mort de la mère du narrateur et les visites à l’hôpital qui l’ont précédée remuant le couteau dans les plaies du souvenir, a rendu très vive pour Philippe Forest la sensation inexorable de la disparition annoncée de chaque vie sur terre, et aussi de chaque chose. L’inquiétude d’un grand vide tout proche, qui aspire de manière mystérieuse les êtres et les choses, se sent dès les premières pages du roman. Ce grand vide, vérité toute crue, qui se représente par exemple par ce quartier de Paris où le narrateur revient habiter des années après le drame de la disparition de sa fille, un quartier qu’il ne reconnaît plus, en démolition, creusé à grande échelle, et en train d’être reconstruit sous forme de tours, n’est pas visible tel quel. Il se devine d’abord par la solitude du narrateur, qui efface du récit tous les détails de sa vie actuelle pour se concentrer sur le quartier où il est revenu, qui est devenu méconnaissable. Puis, sur les lieux du passé, par le tremblement, à la fois presque imperceptible et en train de progresser de manière sourde et inéluctable, de la disparition. Le quartier semble désormais étrangement inhabité, l’homme est frappé par l’absence d’êtres humains. Réalité, ou bien celui-ci ne les voit plus vraiment parce qu’il est attiré du côté de la porte d’une sorte de jardin derrière laquelle une enfant au regard étrange l’attend pour l’emmener, sans retour, ailleurs ? Un seul être lui manque, et tout est effectivement dépeuplé !

C’est donc un roman sur le deuil qui se voit à l’extérieur, qui actualise dans le présent le temps qui passe inéluctablement, qui fait disparaître les vivants, les choses, les paysages, les lieux de vie, les amours, les amitiés, les paroles, les souvenirs, les projets, les rêves dans le grand vide. C’est un roman sur l’au-delà, qui glougloute des profondeurs de la terre et du fleuve par une eau sale qui immobilise tout, qui chasse les habitants ou les coince chez eux dans le froid, la saleté, la disette, et qui figure de dangereuses eaux amniotiques refoulées mais revenant cueillir des êtres qui avaient cru la vie éternelle. La crue de la Seine montant inexorablement dans les rues et les étages des immeubles de ce quartier où le narrateur est revenu habiter représente dans le roman l’inquiétant retour des eaux amniotiques venant annoncer la disparition prochaine, la naissance inversée, le grand vide qui se rapproche de plus en plus. L’enfant derrière la porte du jardin, comme dans le roman anglais évoqué par l’auteur, appelle pour un passage définitif qui a une allure de naissance à l’envers, traversant l’élément liquide maintenant si inquiétant, si sale, si destructeur, si froid. Mais cet élément aqueux, amniotique, cette fois se retire, laissant la boue, les dégâts énormes, les objets de nombreuses vies amoncelés sur les trottoirs et irrécupérables, figurant la destruction de notre décor de vie, de nos préférences, de nos goûts, de nos attachements, après nous. D’une manière presque hallucinée, le roman, par les dégâts de la crue de la Seine, montre la destruction qui fait suite à notre disparition, les objets cassés et sales, poussiéreux, n’intéressant plus personne, amoncelés sur les trottoirs comme après avoir vidé un appartement à la suite de la mort de son habitant.

Le quartier semble donc bizarrement inhabité lorsque le narrateur revient y habiter. On dirait qu’il est le seul habitant de l’immeuble. Un immeuble qui a curieusement échappé à la destruction… pour le moment en tout cas. Puis, un beau jour, dans cette solitude inquiétante pour un temps réchauffée par la présence d’un chat qui a ensuite bizarrement disparu, une présence humaine se fait entendre par la musique. Quelqu’un joue presque chaque jour du piano dans le studio qui se trouve dans la cour, au rez-de-chaussée. Le narrateur est très sensible à cette manifestation humaine au cœur de l’inquiétant vide qui se sentir dans ce quartier. Il fait connaissance avec la femme qui joue du piano, qui l’invite à venir l’écouter chaque après-midi. Vite, après la musique, ils font l’amour, sans se faire de confidences sur leurs vies, comme si plus rien ne pouvait plus s’inscrire à part cette perte, ensemble, dans les spasmes de la jouissance. Ensemble, ils semblent anticiper le passage de l’autre côté, l’aspiration dans le grand vide, derrière la porte où l’enfant étrange attend. Bien sûr, le narrateur s’accroche à cette idylle, est amoureux, et en même temps c’est la fragilité même, c’est juste un fil. Lorsque, vers minuit, il remonte chaque jour chez lui, il s’arrête chez un homme étrange, le seul autre occupant visible de l’immeuble. Il avait d’ailleurs vu cet homme avec la femme pianiste, des jours avant, et avait imaginé qu’ils formaient un couple, sans jamais en être sûr. Chaque soir après minuit, il s’arrête chez cet homme, ils boivent beaucoup de whisky, et ce voisin, un intellectuel très bizarre, lui parle de ses travaux, il est question, évidemment, de disparitions étranges, de grand vide. Un beau jour, la femme et l’homme disparaissent, et un grand vide se fait dans la vie du narrateur, ramenant celui vécu avec la mort de sa petite fille ! L’absence de chaleur humaine se fait actuelle avec la disparition de deux très fragiles relations. Ensuite, ce sera la fameuse crue dévastatrice de la Seine, qui prend une allure cauchemardesque, délirante, dans le roman.

Dès le début du roman, il est question d’une « épidémie » étrange, ces disparitions pressenties, dans le grand vide qui est juste là, d’abord dans cette sensation de ne rien reconnaître en revenant dans un quartier habité autrefois. Presque un processus cancéreux. « Une cellule se dérègle, se dédouble et prolifère au point qu’elle en vient à répandre un mal incurable dans tout l’organisme. » La sensation de la disparition annoncée en effet semble envahir la vie du narrateur à la manière d’un cancer, mais, à maintes reprises, celui-ci nous rassure, il a un tempérament très robuste, il a les pieds sur terre, il résiste, ce n’est pas encore son heure, mais il prend acte, il dit la vérité crue, comme si la nommer, peut-être, revenait à y résister encore. En quelque sorte, on dirait que ce roman lui fait vivre le processus cancéreux qui a atteint et emporté sa petite fille. Sauf que, pour lui, cela prend l’aspect de cette vérité crue de la disparition inéluctable de toute vie, donc la sienne, qu’il anticipe sans y céder, pour l’instant. « … simplement l’affirmation pure et dénuée de toute forme de justification par laquelle, en dépit de tout ce que l’on a vécu, de l’injustice subie, des épreuves traversées, on proclame à la face du monde à la façon d’un défi que l’on est toujours en vie, que l’on n’en a pas tout à fait fini avec elle. »

« J’avais beau faire le compte des jours, des mois, maintenant des années, ils coulaient comme du sable entre mes doigts. Le temps s’était arrêté, immobilisé comme lorsque la pendule se fige dans un rêve et marque à perpétuité l’heure d’un instant après lequel plus aucun autre ne viendra jamais… Le temps avait été privé de la faculté rassurante et raisonnable qui le fait progresser selon une mesure humaine. »

« Une petite pièce manque quelque part à l’ensemble qui se met à branler et menace de basculer de tout son long. »

« Quelque part, sous nos pieds, devait se situer enfoui comme une sorte d’aimant noir exerçant à l’entour son attraction néfaste… le quartier où nous logions m’apparaissait comparable à un entonnoir le long des parois duquel la réalité ruisselait, dégoulinant vers le fond, comme si la gravité aspirait progressivement toutes les choses, tous les individus qui passaient à sa portée. »

« L’immeuble dont j’étais le dernier occupant me paraissait pareil à un navire pris dans la tempête… Un vaisseau fantôme dont le capitaine m’aurait laissé le commandement et sur le pont duquel m’entourait, sans vouloir m’assister, tout un équipage de spectres. »

Un déluge, plus qu’une crue, plus qu’une inondation, voilà le mot qui vient à l’esprit du narrateur. Et avec ce mot, on a l’impression que quelque chose de l’ordre de la guérison se pointe, en pensant à l’arche de Noé à propos de l’appartement où était reclus ce narrateur. Un jour, après le retrait des eaux et ce qu’il laisse d’objets détruits, de boue, de paysages apocalyptiques, de tableaux surréalistes tels ces objets laissés suspendus dans les arbres, vient la colombe de l’espoir.

Donc, si ce roman de Philippe Forest est sombre, puis cauchemardesque, faisant gronder sourdement et dans les progressions inquiétantes d’un débordement des eaux la vérité crue du grand vide qui aspire toute vie et toute chose, si cela semble comme un processus cancéreux sans remède dans une sorte d’identification à sa petite fille emportée, processus qui s’étend comme une inquiétude maligne dans le vivant pour le détruire, ce processus malin est stoppé par le tempérament robuste du narrateur, qui résiste, qui fait encore gagner la vie.

C’est bien sûr un roman inquiétant sur la disparition des traces de nos vies, mais avec cet espoir résidant dans la force de vie, dans la pulsion de vie. « Je me dis qu’un jour je les retrouverai. Je passerai du côté où ils se tiennent. Mais pas tout de suite. Il faut d’abord que la vérité soit dite. Pour rien. Mais cela suffit. »

Avec son roman, Philippe Forest réussit à nous faire approcher de cette vérité crue de notre mortalité, mais en même temps il témoigne pour nous de cette force de vie, de cette robustesse de la pulsion de vie, qui rend possible de résister le temps d’une vie non raccourcie !

Alice Granger Guitard



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