par Frédérique R.
Contrebandes
Anne BOURREL,
L'Harmattan " écritures ", 2002
" On arrive à Montpellier par la mer.
L'avion tourne lentement au-dessus de l'eau,
un grand tour glorieux entre le bleu du ciel et le bleu
de la mer. "
Le texte s'ouvre ainsi, dans un envol au-dessus de l'eau, face à l'immensité et l'étendue bleue de la mer, que l'on distingue à peine du ciel. Ca s'ouvre par une parenthèse, qu'on oublie peu à peu en entrant dans le livre, et dont on ne cherche pas la fin. Ca s'ouvre dans l'indistinction et le reflet, qui toujours rejette l'image d'autre chose. La mer est posée ainsi, comme un miroir où tout va se jouer ou se rejouer.
Car tout est ici dédoublé, moi, l'autre ; moi qui écris et vous parle de l'autre, celle qui écrit aussi et que je cherche. Maria Matta. Maria Matta, en effet, c'est l'écrivain que la narratrice vient de découvrir, qui la hante, qui l'obsède, l'accompagne la journée et fréquente ses nuits, dont l'écriture lui semble ne parler qu'à elle seule, et qu'elle est tout à coup déterminée à trouver, à chercher, pour s'en libérer. Elle décide de rencontrer le vrai pour tuer le fantasme en quelque sorte, revenir au principe de réalité. Anne Bourrel révèle dans ce lien envoûtant qui unit sa narratrice au personnage fuyant et pourtant central de Maria Matta, ce qu'est la littérature même, une recherche, mais aussi une adresse, une lettre, un discours détourné, qui parcourt la surface blanche d'un livre, mais qui en réalité me parcourt moi, et l'Autre.
Elle part donc, notre narratrice, et on la suit, elle part n'en pouvant plus de ce lien qui la relie à Maria Matta mais j'aurais presque envie d'écrire à la littérature -, elle part à sa recherche, persuadée qu'elle la trouvera, que c'est possible. Dans ce parcours, la vie s'en mêle, celle de l'écrivain-narratrice. Puis naît au fil de sa plume un personnage, avec qui l'on finira parfois par la confondre, oubliant le premier niveau, la première réalité, dans laquelle se dédouble l'autre, la fiction. Un mélange donc de faux et de vrai, où l'on se perd, où l'on peut se perdre si l'on cherche à démêler la tresse qui nous unit à l'écrivain et à son texte.
Un personnage donc, naît de ce délire ; l'écrivain parti chercher autre chose ou plutôt quelqu'un d'autre, parti chercher Maria Matta, rencontre La Madone de la rue Eugène Lisbonne, parti chercher un vrai, rencontre un faux, mais me direz-vous Maria Matta n'est-elle pas un simulacre elle aussi ? C'est sans doute là que se loge le trafic, la fraude, celle de notre auteur cette fois. Car malgré ce que pourrait laisser entendre le titre Contrebandes, vous l'aurez compris, il ne s'agit pas là d'un polar, et c'est pour détromper les chercheurs de livres qu'Anne Bourrel a écrit en sous-titre : " Roman sonore ". Ici au moins il n'y a pas tromperie car la maîtrise de la langue et la vigueur du style de l'auteur élèvent fréquemment le texte au rang de la poésie. D'ailleurs Anne Bourrel a déjà publié dans le genre ; elle vient d'obtenir le premier prix de poésie de la " Compagnie des écrivains méditerranéens " avec Chemin liquide (Editions Souffles).
J'oubliais de parler des intrusions abusives et révoltées du lecteur, d'une importance capitale, lecteur qui se mêle du texte, et se fait l'écho d'une certaine critique, d'une certaine lecture, qui cherche à savoir, à qui l'envol et le parcours musical ne suffisent pas, à qui il faut un sens Unique, évident et conforme aux lois du genre. Je vous en donne un extrait :
Comment ça va finir, ce livre ? Qu'est-ce qu'elle raconte ? C'est quoi le sujet ? C'est autobiographique ? Les personnages principaux ? Un début ? Une fin ? Une belle écriture ? Du culot ? Ca parle de cul ? C'est vendable ? Ya du sang ? On connaît le père et la mère de l'auteur ? Vous écrivez par atavisme ? La prochaine fois écrivez un truc qu'on comprenne.
Et ça continue, au fil de l'écriture, par le portrait de la narratrice, puis par celui de l'Autre, selon une démarche personnelle, qui révulse le lecteur, lequel continue de réclamer de la programmation, qui exige des références et interdit d'écrire à celle qui se prétend capable de le faire au seul prétexte qu'elle le désire. Et puis quoi encore ? C'est comme une pièce que l'on verrait, Contrebandes, et que commenteraient deux vieilles femmes qui n'y comprennent rien, et qui se plaignent, qui insultent, se croient invitées à le faire puisqu'elles ont payé pour venir au spectacle. Il y a là une critique ironique de ce que l'on voit tous les jours, des discours qui n'en finissent plus sur ce que ça devrait être au lieu et à la place de ce que c'est.
Les histoires se mélangent, celle de la Madone, celle de l'écrivain, et puis celle du lecteur, les trois niveaux reliés un à un par la maîtrise et la force de l'écriture d'Anne Bourrel, qui en plus d'écrire un roman, nous parle de notre relation à la littérature, notre relation à tous, qui en plus de nous faire voyager, ouvre une parenthèse sur le sens de ce voyage.
Frédérique R.
08/2002