par Frédérique R.
Marguerite DURAS
La Douleur -
Suivi de Monsieur X. dit ici Pierre Rabier,
Albert des Capitales, Ter le milicien,
L'Ortie brisée, POL, 1985
« La seule réponse à faire à ce crime est den faire un crime de tous. De le partager. De même que lidée dégalité, de fraternité. Pour le supporter, pour en tolérer lidée, partager le crime. »
Selon ses déclarations, Marguerite Duras publie en 1985 ce journal tenu pendant la capture et lattente du retour, à la libération, de Robert Antelme, déporté pour raison politique. Impossible de connaître la vérité, de juger si Marguerite Duras dit vrai, si elle a oui ou non perdu puis retrouvé ce manuscrit ou si elle ne la écrit que plus tard. Quoiquil en soit, lhistoire, elle, est vraie.
Lintérêt majeur de ce texte, hormis sa beauté et lémotion intense qui sen dégage, est celui du témoignage. Marguerite Duras a accordé une place importante au témoignage toute sa vie, et sans doute que cette période vécue est pour beaucoup dans ce choix. Celui-ci est le plus violent, le plus douloureux, le plus important quelle ait pu faire. Nous sommes là, à la lecture, nous sommes là à attendre avec elle, au jour le jour, le retour probable ou non de Robert L.
Sil est un livre à recommander aux parents qui veulent expliquer ce quil se passa pendant la dernière guerre mondiale, jajouterais que cest celui-ci. Le livre nest pas simple à lire, ou disons quil est simple à lire mais quil nest pas simple à vivre. Cest là tout le talent de Duras : rendre la chose telle ou presque telle quelle a été vécue, intérieurement surtout, rendre les réflexions de douleurs, les plaintes, et tous les cris qui ont été émis pendant ce temps de la douleur.
Le texte commence comme ça : par la présence-absence dun téléphone, par lobsession dune porte qui ne souvre pas, derrière laquelle pourrait se trouver Robert L. Pourrait ou pas. Ca commence par la peur, par lobsession, par lhorreur dun questionnement sans réponse : Robert L. est-il toujours en vie ? Cest la fin de la guerre. Tous les rescapés rentrent peu à peu. Mais Robert L., lui, ne rentre pas. Le téléphone ne sonne pas, la porte ne souvre pas.
Ca commence par des réflexions concernant la façon de vivre sil ne rentre pas, façon de ne pas mourir plutôt. Une partie de la guerre a été passée à attendre son retour. Le retour éventuel, probable de Robert L. est ce qui la fait tenir, elle. Des évidences tout à coup qui dérapent dans la tête, des choses normales qui semparent de lesprit et témoignent de lhorreur de cette attente : Les passants, toujours, ils marcheront au moment où japprendrai quil ne reviendra jamais. Ces choses banales qui deviendront énormes et insupportables sil nest pas là pour les voir, et quil faut prévoir, pour ne pas sombrer.
Les fantasmes, les douleurs, celle de lexpectative, de limpossible renoncement, ou celle du pressentiment tragique. Car il faut shabituer, se préparer à cette mort possible, il faut se préparer à limpossible. Elle le fait, son journal laide à le faire.
Dans un fossé, la tête tournée contre terre, les jambes repliées, les bras étendus, il se meurt. Il est mort. A travers les squelettes de Buchenwald, le sien. Il fait chaud dans toute lEurope. Sur la route, à côté de lui, passent les armées alliées qui avancent. Il est mort depuis trois semaines. Cest ça, cest ça qui est arrivé. Je tiens une certitude. Je marche plus vite. Sa bouche est entrouverte. Cest le soir. Il a pensé à moi avant de mourir. La douleur est telle, elle étouffe, elle na plus dair. La douleur a besoin de place. Il y a beaucoup trop de monde dans les rues, je voudrais avancer dans une grande plaine, seule. Juste avant de mourir, il a dû dire mon nom.
De retour du fantasme, de retour de lécrit, elle écoute. Les questions quon lui pose. Plus jamais comment ça va, mais : Aucune nouvelle ? Aucune. Tout ce quon peut savoir quand on ne sait rien, je le sais. Avril sétale, ne respire plus dans la maison de celle qui écrit et qui attend, comme dans dautres maisons, cela doit être pareil, vécu pareillement. Des enfants morts nés par manque de médecin, comme celui conçu entre elle et Robert L., il doit y en avoir dautres. Il doit y en avoir eu dautres, des tragédies comme celle-là. Morts de la guerre eux aussi. Les médecins se déplaçaient rarement la nuit, ils navaient pas assez dessence. Et des enfants devaient mourir.
Avril fuit, et Robert L. nest toujours pas revenu. La colère se tait peu à peu, colère contre les allemands. Reste ce journal, reste la trajectoire, le trajet, les traces de la pensée et du sentiment, de laffect, à gérer, comme toujours, par lécriture.
Que fait-on à la dernière seconde quand on perd la guerre ? On casse la vaisselle, on casse les glaces à coups de pierres, on tue les chiens. Je nen veux plus aux allemands, ça ne peut plus sappeler comme ça. Jai pu leur en vouloir pendant un certain temps, cétait clair, cétait net, jusquà les massacrer tous, jusquau nombre entier des habitants de lAllemagne, le supprimer de la terre, faire que ce ne soit plus possible. Maintenant, entre lamour que jai pour lui et la haine que je leur porte, je ne sais plus distinguer.
Il semble quen attendant Robert L., elle, comme prévoyant ce qui allait arriver, comme prévoyant la vision de lhorreur de L. revenant des camps sans plus pouvoir marcher, sans plus pouvoir manger, sans plus rien pouvoir du tout, tellement proche de la mort, il semble quelle se prépare elle aussi à lui ressembler, à être le plus proche possible de la mort avec lui, sil revenait. Elle ne mange plus.
Sil revenait nous irions à la mer, cest ce qui lui ferait le plus de plaisir. Je crois que de toutes façons je vais mourir. Sil revient je mourrai aussi. Sil sonnait : « Qui est là. Moi, Robert L. », tout ce que je pourrais faire cest ouvrir et puis mourir. Sil revient nous irons à la mer. Ce sera lété. Entre le moment où jouvre la porte et celui où nous nous retrouvons devant la mer, je suis morte.
Dans lattente, la révolte, face aux discours, petits discours qui sont ceux de la dénégation, comme celui de De Gaulle, grand triomphant de la guerre.
De Gaulle ne parle pas des camps de concentration, cest éclatant à quel point il nen parle pas, à quel point il répugne manifestement à intégrer la douleur du peuple dans la victoire, cela de peur daffaiblir son rôle à lui, De Gaulle, den diminuer la portée. (
)
De Gaulle a décrété le deuil national pour la mort de Roosevelt. Pas de deuil national pour les déportés morts.
Dans lattente le désespoir, mais il est étonnant quelle imagine Robert L. blanchi par une mort efficace et rapide, par une balle dans la tête, allongé dans un fossé, presque dans un trou de verdure, comme le soldat dArthur Rimbaud. Mais L. nest pas un soldat. Il est étonnant quà ce point culminant de lattente, au courant des camps de concentration, elle ne limagine pas dans limpossibilité physique de rentrer.
On a essayé de lire, on aura tout essayé, mais lenchaînement des phrases ne se fait plus, pourtant on soupçonne quil existe. Mais parfois on croit quil nexiste pas, quil na jamais existé, que la vérité cest maintenant. Un autre enchaînement nous tient : celui qui relie leurs corps à notre vie. Peut-être est-il mort depuis quinze jours déjà, paisible, allongé dans ce fossé noir. Déjà les bêtes lui courent dessus, lhabitent. Une balle dans la nuque ? dans le cur ? dans les yeux ? Sa bouche blême contre la terre allemande, et moi qui attends toujours parce que ce nest pas tout à fait sûr, quil y en a peut-être pour une seconde encore. Parce que dune seconde à lautre seconde il va peut-être mourir, mais que ce nest pas encore fait. Ainsi seconde après seconde la vie nous quitte nous aussi, toutes les chances se perdent, et aussi bien la vie nous revient, toutes les chances se retrouvent.
Et puis lannonce en pleine nuit de sa vie, de sa survie. Il y a deux jours, il était encore vivant. On ne précise pas dans quel état, on ne dit rien à la femme qui attend, juste cela : vivant. La préparation, préparer son retour. Aucune idée de létat dans lequel il reviendra. Cest François Mitterrand qui soccupera de le ramener en France. On lappelle Morland à lépoque, mais cest Mitterrand, engagé dans la résistance. Ce que lon entend, partout, ce que lon découvre :
Sept millions de juifs on été exterminés, transportés en fourgons à bestiaux, et puis gazés dans les chambres à gaz faites à cet effet et puis brûlés dans les fours crématoires faits à cet effet. On ne parle pas encore des juifs à Paris. Leurs nouveau-nés on été confiés au corps des FEMMES PREPOSEES A LETRANGLEMENT DES ENFANTS JUIFS experte en lart de tuer à partir dune pression sur les carotides.
Et puis, retour de Robert L. à Paris :
Dès quils se sont éloignés de Dachau, Robert L. a parlé. Il a dit quil savait quil narriverait pas à Paris vivant. Alors il a commencé à raconter pour que ce soit dit avant sa mort. Robert L. na accusé personne, aucune race, aucun peuple, il a accusé lhomme.
Retour horrible, morbide, de lhomme dans sa maison. Intrusion de limage de la mort faite partout sur des millions dhommes, intrusion du cadavre encore en vie de Robert L. chez lui, intrusion de cette forme rescapée de la mort qui ne peut plus manger car le corps rejette tout, et qui doit pourtant le faire, pour ne pas mourir, rester en vie. Fonctionnement de Robert L. Cela ne peut sappeler autrement, fonctionnement.
Petit à petit les forces reviendront, Robert L., ou Antelme, comme vous voulez, écrira un livre, LEspèce humaine, il survivra, lui, on ne sait comment, il vivra. Ah oui une de ses premières phrases au moment de rentrer :
« Quand on me parlera de charité, je répondrai Dachau. »
Frédérique R.