par Frédérique R.
Gallimard1966
Ecrit à la suite du Ravissement de Lol V. Stein et publié en 1966, Le Vice-Consul est à lire dans le prolongement de ce dernier. Le texte est écrit au prix de sérieux efforts, lauteur y consacrant huit mois enfermée dans sa maison à Neauphle, travaillant de laube jusquà la tombée du jour. On peut lire, raconte sa biographe, quen marge du texte en train dêtre composé, Marguerite Duras exprime dans quelle grande souffrance et dans quel désarroi elle se trouve. « Mais quest-ce qui crève ? », écrit-elle, avant de finalement répondre : « Lidée. Cest en morceaux, cassée. »
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Lécriture a du mal à être délivrée, le roman est long à se mettre en place, il nest pas comme ces livres quelle écrit en quelques semaines. Celui-là, elle le sent dès le début, occupera une place monumentale dans son uvre, si elle parvient à le terminer. Le premier personnage qui surgit de son imagination, cest le Vice-Consul : « Le livre résiste mais lhomme commence à apparaître. Banal, fade, médiocre. Il va être nommé à Calcutta. Il va arriver à Calcutta. »
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Toutefois, le Vice-Consul ne restera pas seul à occuper la place du sujet. La ravisseuse, Anne-Marie Stretter, envahira elle aussi le premier plan, au même titre que cette autre femme, cette jeune mendiante indienne, ressurgies toutes deux de lenfance de lauteur.
Finalement, Le Vice-Consul est terminé à la fin du mois doctobre, et trois premières épreuves auront été nécessaires. Pourtant, même si la difficulté fut réelle, elle nétait pas liée, selon lauteur, à un quelconque problème dinspiration. Au contraire, les sujets sont très riches, trop riches peut-être. Ce livre a été le plus difficile à écrire de toute sa vie, et le plus risqué aussi, parce quil devait énoncer lamplitude du malheur, mais sans jamais en évoquer les causes, sans mentionner les évènements apparents qui lavaient provoqué. Roman politique donc, Le Vice-Consul, mais non pas explicatif, non pas historique. Discours engagé, profondément humain, fraternel, mais présent uniquement dans lombre des signes. Discours symbolique, gestes simples, et paroles répétées comme en écho, constituent lessentiel du propos.
Le roman souvre sur deux personnages : un écrivain en train décrire, et une jeune fille indienne chassée par sa mère, dont la longue marche constituera pour lécrivain qui linvente la lente décomposition. La situation suggérée est tragique : la jeune fille na plus rien, elle a été rejetée, ce rejet impliquant un extrême dénuement de la famille. Nous sommes projetés parmi les plus pauvres du monde, et lordre maternel est perçu comme une immense injustice. Le texte donne, néanmoins, une cause à ce rejet : « vieille enfant enceinte qui vieillira sans mari, a dit la mère. »
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« Elle », qui ouvre le roman, et que nous appellerons « la mendiante » parce quelle ne possède pas de nom, se trouve donc dans une situation de total abandon, et il est à prévoir que son histoire nen finisse pas de se dégrader. La mendiante évoluera seule, et selon ses propres règles. En ce sens, peut-on dire quelle est semblable à Lol V. Stein. Elle nest encore quune enfant, et elle est « balancée » entre le désir de suivre les indications de sa mère, dune mère encore envisagée par elle comme protectrice et cette peur étrange que ces indications quelle lui donne ne constituent réellement sa perte. Elle croit pourtant devoir lui obéir, sestime peut-être contrainte de le faire, mais sans savoir au juste pourquoi. Or, cest la réponse à ce « pourquoi » quelle désire connaître, elle dit quelle reviendra, pour savoir, obtenir des réponses. En attendant, elle part, elle tente de suivre les indications maternelles, elle se rappelle : « se perdre », elle se demande comment se perdre, elle cherche à obéir.
Néanmoins, celle qui sera désormais contrainte de mendier réfléchit, pense, tout au long de son périple, repasse sans arrêt le film de son abandon dans sa tête, se dégradant à mesure quelle le fait. Elle pense à sa mère, mais aussi à ce que lui a dit son père : il lui a indiqué une autre démarche, pour ne pas se perdre cette fois. En quelques mots, il lui a fait comprendre quelle devait demander de laide, ne pas rester seule avec cet enfant quelle porte et quelle devra mettre au monde, il lui a indiqué comment survivre. Elle se rappelle quil lui a dit : « (...) nous avons un cousin dans la plaine des Oiseaux. Il est sans trop denfants, il peut peut-être te prendre comme domestique. Elle ne demande pas encore la direction. »
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La mendiante suivra un moment le conseil paternel, visant à la protéger de cette perte totale de soi, imposée par la mère. Elle demandera la direction de « la plaine des Oiseaux », mais dans le but pervers, « lorsquelle la connaîtra », daller « dans la direction contraire à celle-là. ». Parce que ce quelle cherche, cest une « autre façon de se perdre. »
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Elle demande la direction, mais pour mieux répondre à lordre maternel. Elle nira pas voir les cousins de la « plaine des Oiseaux », ni personne dautre dailleurs, elle marchera seule tout le temps, pendant dix ans (Lol reste endormie dix ans), mettant au monde ça et là des enfants quelle abandonnera systématiquement. La mendiante suivra jusquau bout cet abandon total de soi dans lespace et lanonymat, qui est la peine infligée par la mère. Elle « se perdra », oui mais pour mieux revenir la voir, pour lui dire : vois, jai réussi, regarde-moi, je suis perdue par ta faute. « Elle reviendra pour lui dire, à cette ignorante qui la chassée : Je tai oubliée. »
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Or à côté du monde de la mendiante, de la douleur et de la faim, cohabite le monde de lambassade, bouleversé soudainement dans ses habitudes par lexistence dun seul homme : le Vice-Consul, arrivé récemment à Calcutta, et dont le titre témoigne de limportance capitale, même sil ne sagit toujours que dun Vice-Consul, cest-à-dire dun Consul « mineur », dune importance relative. Dailleurs, cest plus lacte quil a commis à Lahore qui intrigue. Comme cétait déjà le cas dans Le Ravissement de Lol V. Stein, le personnage est fondu dans un état, une crise qui le détermine. Même si cet acte nest lui-même nommé quune seule fois dans le texte par son auteur. La plupart du temps, ce sont les autres qui en parlent, comme pour le comprendre, lui attribuer un sens, tant cet acte représente quelque chose deffrayant à leurs yeux. Entendons quil est effrayant, à la fois parce quil semble bien frayer un chemin dans lhorreur, un chemin pour le refus, et parce que lapparition de ce chemin rend fous de peur les membres de l « Inde blanche ».
« On dit, on demande : Mais qua-t-il fait au juste ? Je ne suis jamais au courant.
- Il a fait le pire, mais comment dire ?
- Le pire ? tuer ?
- Il tirait la nuit sur les jardins de Shalimar où se réfugient les lépreux et les chiens.
-
Mais des lépreux ou des chiens, est-ce tuer que de tuer des lépreux ou des chiens ? »
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On se demande si les lépreux sont des individus, sils sont si importants pour constituer une tel problème. On se demande si le geste du Vice-Consul est aussi catastrophique quon le dit. Si la vie de lépreux ou de chiens, finalement, cela compte vraiment. Voilà les questions que lon se pose dabord à Calcutta. Voilà comment on essaie de relativiser, de classer ce type daffaires. En disant que des lépreux ou des chiens, ce nest rien, ce nest pas tuer, on arrive à tolérer le Vice-Consul, à peine. Mais on est très loin de pouvoir comprendre la portée symbolique de son geste. Le roman soulève ainsi la question de la prédominance de certains êtres sur dautres. Mais surtout, en faisant dire de telles horreurs aux blancs « non acclimatés » de Calcutta, Marguerite Duras propose de lire dabord dans le geste du Vice-Consul ce qui en fait le révélateur des idées et préjugés qui, dans lombre, participent de la destruction dune identité collective, dune civilisation. Dautre part, le texte montre quon vole aussi son identité au Vice-Consul, en établissant un sens à sa place aux actes quil a commis à Lahore. On lui vole jusquà ses idées, ce qui participe du fait que le Vice-Consul apparaisse comme un révélateur, un être symbolique, tout entier un message.
Toutefois, selon Marguerite Duras, le Vice-Consul est surtout représentatif de son propre rapport au monde, « la vie étant exprimable par le refus, chez moi, nest-ce pas. » [8] . Comme elle, en effet, « Il ne peut plus rien supporter. » [9] Or, son acte « obscur, solitaire, abominable » [10] est aussi révélateur dun désir caché de sanéantir, comme il le confie à Anne-Marie Stretter dans India Song : « Jai tiré sur moi, à Lahore, sans en mourir ». Ajoutant même : « Les autres me séparent de Lahore. Je ne men sépare pas. Cest moi, Lahore. » [11] En côtoyant Lahore tous les jours, le Vice-Consul sy est en quelque sorte brûlé et confondu, jusquà désirer, en tirant symboliquement sur limage quotidienne de Lahore, tirer en même temps sur lui-même. Cest ce quil fait, quand il est seul, le Vice-Consul tire dans les miroirs, tente de briser, de détruire son image, de la rendre à loubli. Il tente de se faire lui-même « éclater en morceaux », dannuler son existence, de leffacer, parce quil ne supporte plus rien, et surtout parce quil ne se supporte plus lui-même.
Il fallait juste « que ça sorte », déclare lauteur, « cétait devenu un engin de mort. »
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Il ne supportait plus rien, il aurait pu tous les tuer, il en aurait été capable, tous, même Anne-Marie Stretter. Mais pas Lol V. Stein, elle, il naurait pas pu la tuer. Cest la seule, dailleurs, sur laquelle il naurait pas pu tirer. Pourquoi ? Quont en commun ces deux êtres, hormis quils ont été lobjet dune force indicible qui leur a ôté toute forme de résistance et na rendu deux que ce qui, pour les autres ne constitue que des délires sans fond et sans unité, et qui pour Marguerite Duras représente lessentiel de lêtre ? La réponse, il me semble, se situe au cur même de la question ; les deux personnages ont en commun cette incapacité fondamentale à vivre ou plutôt à survivre à une révélation quils ont eue, chacun de leur côté. « Cest des restes - ce que les autres appelleraient des restes. De lextérieur, on pourrait parler de restes, ce qui pour moi est le principal. »
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Car, ce qui sexprime à travers eux, cest lessentiel de lEtre, ce qui est commun à tous, mais que « les autres » appellent « des restes » parce quils ne voient que la cause, quils ne cherchent que la cause. Tandis que ce qui est là, présent, attend dêtre entendu et jugé. Parce quils voient la perte de la conscience ou de la raison, quils voient le crime, mais quils ne veulent pas voir au-delà, et surtout pas se remettre eux-mêmes en question, parce quils sont emblématiques de cette Inde si différente dans laquelle chacun peut entendre un autre mot : lIndifférence.
Frédérique R.
[1] Laure ADLER, Marguerite Duras, op. cit., p. 401
[2] Ibid.
[3] Le Vice-Consul, Paris, Gallimard, coll. « Imaginaire Gallimard », 1966
[4]
Ibid., p. 10/11
[5]
Ibid., p. 19/20
[6]
Ibid., p. 21
[7] Le Vice-Consul, op. cit., p. 94
[8] Les Parleuses, op. cit., p. 173
[9] Ibid.
[10] Le Vice-Consul, op. cit., p.103
[11]
Ibid., p. 175
[12]
Ibid.
[13] Ibid., p. 68