par Frédérique R.
Grasset, 1989 - Réédition format poche
« Condamné aux vacuités à perpète.
Jai ainsi bâti ma vie : il faut toujours que quelque chose
de vital me manque. » (p.193)
Avant de me séparer complètement de ce livre, cest-à-dire de me fondre en lui, de le fondre en moi, totalement, javais envie de vous le dire. De vous donner envie de le lire. Je crois navoir jamais lu un livre si beau, si bouleversant, si terrifiant, si entier. Rien comme cela depuis
Il est publié en 1989, et donc certains sans doute lont déjà lu, déjà mangé, ingurgité, et digéré. Que ceux-là partagent ici avec moi mon enthousiasme et me parlent de ce livre, ce roman. Comment appeler cela ? Il est écrit « roman » en dessous du titre, sur la couverture. Et puis, Serge Doubrowsky parle lui-même dautofiction à son sujet, comme au sujet de toute écriture je crois, rappelant que la seule matière quil brasse est celle de sa vie. Pas de différence entre celle-ci et son livre, hors ses agitations verbales.
Jamais lu un livre comme ça. Qui ma bouleversée par son écriture, par son style, par son souffle, cette puissance fabuleuse du mot, de lémotion. Doubrowsky utilise tout, tout les genres, tous les registres, toutes les typographies possibles. Tout ce qui peut être utile pour faire ressentir les émois et fluctuations internes. Emportée, je létais par la langue, les images, la poésie, le rire. Rarement, très rarement jai dû rire dun rire franc, en lisant un livre. Difficile à produire. Encore plus rarement jai pleuré. Ce livre, je lai terminé en larmes, totalement envahie par lémotion, la douleur et lamour, ne sachant plus rien de celui-ci et sachant tout au contraire, lisant exactement tout ce que je savais déjà et me disant mon Dieu comment peut-on écrire si justement là-dessus ? Il y avait une raison, liée à la brisure, à lentaille, la douleur.
Lhistoire Le 8 mai 1985, Serge Doubrowsky entreprend décrire une sorte de journal. Mais très vite il est interrompu dans sa trajectoire par un premier oubli, un premier manque : il ne se rappelle plus le nom de son premier amour. Et alors là commence le bouleversement de la pensée, le tourbillonnement des images. A partir de ce vide, de ce défaut-là de mémoire. Il force, se force à trouver, à tout prix et tout se mélange bien sûr. Jusquà ce quil retrouve le nom, oui mais presque rien dautre à part ça.
JENTENDS. JE VOIS. Son cou moite qui sent la sueur, le sel, JE TOUCHE. Au but, au bout, une si longue attente. Voilà ; ça y est. Je retrousse sa chemise de nuit. Elle se débat. Ebats sarrêtent. Jarrive au terme de ma quête, je vais enfin. LA PREMIERE FOIS. Stoppé net. Devant le marchand de journaux et le poste dessence BP, au coin de la rue de la Tour. Entends plus rien, vois plus rien, touche plus rien. Du vent, du vide. Ce qui sest passé là, alors, avec Huguette, dans son pieu. Si ma vie en dépendait, pourrais pas dire. Est-ce quelle ma flanqué dehors avec une claque. Est-ce quelle sest finalement laissé faire. Est-ce que, moi, jai su y faire. Dans ma tête, du noir. Dans la mémoire, un blanc. Troublant. Tout le reste est tellement vif, tellement net. Ecole Normale, cours de Bachelard, hôtel Cayre, Huguette, au lit, je me glisse près delle. Allongée, alitée, avec un gros rhume. Après, elle ma pris en grippe.
Et ça continue. La vie défile. Mais le livre est à nouveau interrompu, par sa femme cette fois, Ilse, exaspérée par le rappel des amours passées, qui exige dêtre placée au centre du livre, pour une fois. Demblée, le livre se brise en deux donc. A cause de son intervention à elle, sa lectrice, sa femme. Dun côté, le journal où lauteur explore sa vie, sa mémoire, sa solitude. De lautre, le récit dans lequel elle fait régulièrement irruption, de leur vie conjugale.
Il dit tout. Il ne voulait pas le faire, sacrifier sa femme à son livre, la vampiriser ainsi, étaler devant tous leur intimité, il ne voulait pas mais puisquil na pas le choix, il dira tout. Comme une épreuve ce geste-là. Avec les autres, il pouvait le faire, sans problème, les autres femmes, puisquelles faisaient parties du passé, un peu mortes déjà, disparues du centre affectif. Mais avec elle, impossible. Ma femme, je nai pas envie de la dissiper par écrit, de leffilocher dans les volutes stylistiques. Ce geste, il ne désire pas le commettre. Mais elle lexige. Elle le hurle et elle lit, elle commente et réagit. Se met en branle, se débat, ne se reconnaît pas, ou se reconnaît trop. Cest trop de tout dire, cest trop de se voir, cest insupportable. Et en même temps, cette auto-destruction, cette brûlure, cest elle qui la désire. Lui écrit. Cest parti, il écrit. Sous la menace, comme une menace, comme un couteau quil tient en main, il lallonge sur le papier, et sallonge lui aussi, à côté delle.
Manuscrit en main, je me dirige vers la porte du couloir, dun pas preste. Marché en main. Je ne pourrai pas dire toute la vérité. Mais tout ce que je dirai sera vrai. Fallait y penser. Un pacte. Impact.
Cest une horreur, un délire, pour nous un véritable exercice de voyeurisme, une lecture vraie en somme, un pacte dit-il. Pas de compromis, cest à nous donner. Etrangement. Tout y passe. La rencontre, le mariage. Chacun sa version. Le texte brisé, en deux. La jalousie, le délire, les crises de folie, lécriture. Le refuge, la séparation, la salle au fond de lappartement, salle décriture où tout se joue, se rejoue, une deuxième fois. Les enfants, ceux qui sont nés, ceux qui sont morts, ceux qui ont été désirés et furent avortés. Pas daccords, sur le moment, le fait même davoir des enfants. Pas le même âge, doubles par lâge, aussi. Cette terreur, la voir tomber, lalcoolisme, la dépression de Ilse, à qui, pour qui, par qui le livre sécrit.
De se voir, de se lire, on voit ce que ça fait. Cest une expérience, une réalité. Les disputes, le passé, le présent, le futur. Les autres, eux, nous. La psychanalyse, la mort, la vie. La survie. Lamour. Delle. La dépendance à elle, à cet amour. Pas pour vivre que jai besoin delle. Pour autre chose : pour exister. Jai le Cogito tordu, empêtré dans le pour-autrui
Et puis, je ne voulais pas le dire, mais comment finir. La différence entre lécrit et la vie, lauteur ne cesse de le répéter, quand il sagit décrire sa vie, cest ce décalage, toujours, ce temps-là qui est en jeu. Quand on écrit un roman, on sait quon peut changer tout à tout instant, on en est le maître, le seul juge, le créateur incontesté et incontestable. Mais quand cest une autobiographie, quand cest un journal, on sait dès début, en somme, comment ça va se finir. Ici aussi, enfin, on devrait savoir mais voilà, encore sous nos yeux, se brise le temps. A la veille du dernier chapitre, Ilse qui meurt. Lauteur reste seul avec son livre. A finir. Elle est morte et le livre est une seconde fois rompu, en quelque sorte. Bouleversement, la vie se charge de réécrire la fin, de modifier la fin. Ce devait être une re-trouvaille, tout devait être réuni. Le livre, le couple. Il devait y avoir ré-conciliation. Oui mais elle meurt avant que ce ne soit possible, ce nétait pas prévu bien sûr, pas prévisible. Et il faut en finir.
Là la douleur, vous vous en doutez, là le deuil. Impossible à écrire, et pourtant. Les plus belles pages que jai lues de ma vie. Alors pour finir, je rends à la vie cette parole, dans un hommage à lécriture et à Serge Doubrowsky. Encore merci. Davoir fini ce livre, de lavoir écrit, envers et contre tout, malgré tout. Merci.
Samson dérisoire, sans force, accablé, abattu sous son temple, les yeux ouverts, les yeux fermés, contemple ce désastre, total, ultime, ta vie finie, la mienne réduite à rien, ratatinée, frileuse sous les couvertures, de regrets grelottante, lexistence soudain saisie dun froid mortel, lidée me glace, PA SU TAIMER, à ta mesure, immense, je tai aimé petit, chiche, avare de mots, démotions, je ne tai jamais assez fait sentir, je ne tai pas suffisamment dit, COMBIEN JE TAIME, mon sang se fige, JE NE LAI MOI-MÊME JAMAIS SU, A QUEL POINT, maintenant que cest trop tard, inutile, je le sais, je te le dis, je te le hurle, dans ma tête, dans le vide, ça résonne en moi comme un gong, un glas, crâne fracassé déchos assassins que je ressasse sans cesse, JE TAIMAIS, comme je nai jamais aimé personne depuis ma mère, je taime comme mes filles, elles ne sauront jamais comme je les aime, parce que je peux crier en silence, écrire, MAIS PAS DIRE, suffisamment, assez, à temps, quand ça taurait secourue, un homme, cest une brute, de la virilité à biceps, de lorgueil au bout dune bite, un homme ça cogite, mais CA AIME, aussi, cest vrai, je te le jure, du fond des tripes, moi on ne ma jamais coupé le cordon ombilical, parfois faut faire semblant dexister tout seul, comme un grand, sans mère, un homme, cest muré dans sa gangue, dans sa langue, je nai pas laissé mon cur parler par ma bouche
Frédérique R.