par Pierre Perrin
CONSTANTIN
CAVAFIS,
En attendant les barbares et autres poèmes,
traduit du grec et présenté par Dominique Grandmont (Poésie/Gallimard).
La présente traduction propose « un dévoilement qui laisserait l’énigme intacte ». Le vers reprend ses droits, sa place, quoique dans une liberté étroitement surveillée. Il consomme aussi peu d’images que possible. Il se veut net sans être desséché, au service d’une émotion, d’une expérience, d’une sagesse. Parfois le poème de Cavafis privilégie l’un de ces trois pôles ; le plus souvent il les assemble, irréfragable.
L’œuvre du poète grec d’Alexandrie compte ici 184 poèmes dont la majorité n’excède pas une page. Chacun porte un titre. Tombeaux, portraits de rois et batailles voisinent avec la plus grande intimité. Plus d’une page pourrait s’intituler “À la volupté”. Cependant tous les titres affichent la simplicité. Le dernier seul, unique prose de Cavafis, ménage l’exception d’une métaphore : L’Armée du plaisir. Cette rigueur dès le titre appelle toutes les autres. La rareté de la production tient à l’exigence de ne confier à la postérité Cavafis croyait en elle, c’est une de ses rares certitudes que des pages parfaites, travaillées durant des années. La gloire conquise de son vivant le fut sur le tard et due à des poèmes mis en circulation sur des feuilles volantes. Tel est du moins ce qu’en rapporte la légende. L’œuvre, au reste sans titre, cependant distribuée selon des cycles chronologiques, retient peu de poèmes écrits avant la quarantième année. La grandeur de celle-ci tient à cette économie-là, que le plaisir est son ferment, la rigueur son tombeau. La question de Cavafis qui sous-tend son œuvre est évidemment : comment vivre ?
Toutes les pages engrenées sur l’Histoire, en effet, visent à rapporter ce qu’on sait de l’Homme. À la générosité qui se confond en naïvetés répondent l’hypocrisie, les cruautés de toutes sortes, les pires exactions culturelles. La guerre n’est que la partie visible de l’iceberg. Cavafis, d’une voix presque neutre, dépourvue de sursaut de révolte, sans juger jamais, rapporte les faits de telle sorte que le lecteur tranche. Le poème construit une fable, bien qu’une seule soit dotée d’une morale explicite, et encore reste-t-elle ambiguë. Ou bien il propose une parabole. À l’occasion, il établit qu’un mot, un seul, suffit à inverser le cours de l’Histoire. La différence avec ses prédécesseurs, c’est que son poème semble n’avoir pas de destinataire. Il n’a personne à éduquer. Prophète, il serait sans dieu ni peuple. « Surtout ne t’abuse pas ; […] / à d’autres d’aussi sottes espérances. » C’est ce qui confère à sa voix sa singularité. Celle-ci a étranglé l’ambition. Elle est sourde, parce qu’elle ne cherche aucune oreille. Aucune complaisance n’est tolérée. Cavafis, c’est l’ombre de Job, un coquelicot tout au plus. Cette poésie paraît définitivement revenue des plus insidieuses illusions. Elle ne prétend à rien, surtout pas à l’imposture de la Vérité.
On s’étonne que l’auteur des Mémoires d’Hadrien, dont la sagacité a fait le tour du monde, ait pu voir en lui un chrétien.
Julien en a crevé de rage et fit courir le bruit
que pouvait-il faire d’autre que l’incendie avait été provoqué
par nous les Chrétiens. Laissez-le dire.
Cela n’a pas été prouvé ; laissez-le dire.
L’essentiel est qu’il en a crevé de rage.
La seule religion de Cavafis, c’est sa parole poétique. Car les dieux, prédécesseurs mal dégrossis d’un Christ qui tient peu de place sous sa plume, incarnent des ombres d’hommes, des baudruches, des braillards et autres imposteurs. La poésie, c’est la pulvérisation des artifices. C’est par excellence la parole nue. Voilà pour le monde et la société. S’il est un enseignement à en retirer, c’est le retrait. Qui veut vivre, semble dire Cavafis après Mallarmé, se retranche. On ne peut mieux accéder à soi-même. La différence est que le Grec appelle la lumière. Car les hommes ont un côté fruit. Pour Cavafis, le plaisir à son acmé, la jouissance, est la « suprême volupté ».
Dans cet univers où la nature ne trouve guère de représentation qu’humaine, le portrait abonde. Le baiser est sur toutes les lèvres. Cependant le postulat du plaisir comme accomplissement chargé, semble-t-il, à ras bord par l’expérience, si l’on suit la recherche de « cette plénitude / qui doit être intensément désirée de part et d’autre », ne fait pas pour autant de Cavafis un frénétique, un extatique qui aurait la tête en bas. Tout au contraire il étend son apport à l’art, au-delà de ce qu’il pense apporter (« Désirs et sensations »), à une sagesse qui inclut une méditation sur la mort. Sur ce point, que Dominique Grandmont ne manque pas de préciser dans sa paradoxale préface, le poète met en doute l’existence de l’éternité. Pindare l’avait déjà fait ; tant d’autres l’ont oublié. Le regard aigu de Cavafis perce les leurres les mieux établis.
Cette œuvre irréductible à une somme de fantasmes, qui ne sait pas moins les ressusciter tous dans leur singularité, ouverte aux extrémités de l’espace et du temps, et qui tient à un ton de voix que la traduction sans effets rend sans doute au plus près de la langue originelle, fait de Cavafis le poète de l’exactitude plénière. On trouve chez lui la fidélité à l’émotion qui a suscité le poème. Celle-ci est telle qu’on entre à chaque page dans une scène de l’existence. On ne devine guère à la lecture la ténacité de la plume à traquer la perfection. Elle est pourtant là, sans relâche, jusque dans cette finale de jeunesse peut-être, lorsqu’il note combien « augmentent vite les cierges éteints ». La grandeur de cette œuvre ne se résout pas à une formule. Si elle tient en un point, pourtant, ce point n’est qu’un passage, obligatoire à qui s’y prête seulement, vers l’insondable de la vie. Lire Cavafis, c’est entrer dans une méditation qui durera longtemps, le livre refermé. C’est aussi cela le meilleur de la littérature.
Pierre Perrin
10/2003
le site de Pierre Perrin