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L’épuisement - Christian Bobin
par Frédérique R.

L’épuisement

Le temps qu’il fait, 1994

" L’écriture c’est le cœur qui éclate en silence. "
(Christian Bobin, L’Epuisement)

 

Ce n’est pas le dernier né de Christian Bobin puisqu’il y a presque 10 ans qu’il est paru, mais si tous les livres de l’auteur se ressemblent et s’assemblent, à tel point qu’on en reconnaît la langue rien qu’à l’entendre citer, celui-ci a un petit quelque chose de particulier. Comme les autres, certes, il s’apparente à une sieste au soleil partagée avec les mots et avec l’amour, mais ici plus qu’ailleurs le sujet se délite pour ne laisser plus sur la page que cette photographie, que ce cliché de celui qui écrit comme il regarde le ciel, allongé ou presque, attendant le vol des oiseaux et ne le provoquant point.

Le sujet ici plus qu’ailleurs, c’est l’écriture elle-même, cet épuisement solennel, cette " sieste blanche " comme l’appelait René Char. Car ce n’est pas tout le temps que cela arrive, l’écrit, c’est comme le vent, ça se lève et ça se couche. Ca arrive presque nu, dirait Duras, il n’y a rien et puis tout à coup il y a 500 pages, et ça vous dépossède de vous même. C’est imprévu, imprévisible, et en même temps c’est quelque chose qu’on s’octroie à soi-même, c’est un privilège et un esclavage, c’est inévitable.

Quelque chose a eu lieu ". Ca commence comme ça, après quelque chose dont on ne saura rien, car le poète lui-même, dit-il, l’ignore, mais ce quelque chose d’indicible a provoqué l’écriture, comme un caillou qui, jeté à plat contre l’eau ricoche, " quelque chose " ricoche en lui et produit cette chose monumentale à laquelle il ne s’habitue pas, et dont à vrai dire, il ne peut parler.

Quelque chose a eu lieu dont j’ignore tout et je voudrais écrire ce livre pour dire cette chose, pour que l’événement qui m’a une première fois aveuglé dans la vie revienne une seconde fois m’éblouir sur la page. "

A ceux qui croyaient qu’on écrit pour dire ce que l’on sait ou croit savoir, Bobin répond le contraire. On écrit pour savoir ce qu’on ignore. On écrit pour répéter cette ignorance, pour que ricoche sur la page et depuis moi ce qui est invisible, impalpable, qui aveugle et fait se taire. Mais si l’on écrit dans l’ignorance, on n’écrit pas depuis rien, il y a quelque chose. Comme Duras, Bobin dit que l’événement a toujours lieu deux fois. Il n’est pas inventé, jamais. La fiction, les histoires, ça n’existe pas. Ce qui ne veut pas dire qu’écrire soit reproduire ou répéter. Mais écrire, ce n’est pas construire, jamais, c’est forcément ou déconstruire ou reconstruire.

Je ne sais pas si je parviendrais à mes finsLes écrivains qui savent d’avance ce que sera leur livre ne sont pas des écrivains mais des créatures atteintes par la folie du raisonnable, du sérieux, du devoir à rendre."

Si je n’étais pas tellement persuadée de l’impossibilité de ne pas en passer par le plagiat lorsqu’on écrit, je crierais ici au vol, au décalque de la pensée de Marguerite Duras dans Ecrire.

C’est l’inconnu qu’on porte en soi, écrire, c’est ça ou rien. ", écrit-elle. Et Bobin parle exactement dans les mêmes termes. Il ne s’agit pas de préparer le livre, ni de se mettre en condition. Il ne s’agit pas d’avaler dix litres de thés avant de le faire, ou d’établir un plan pour être sûr de ce qu’on va rendre, il faut écrire dans l’attente épuisante de ce qui sera le livre. Ecrire, ce n’est pas parler, jamais. " Ce serait même plutôt se taire " selon Duras. Bobin, lui, explique qu’entre autiste et artiste il n’y a qu’une lettre de différence, et nous laisse à notre méditation. Comme si tout ce qu’on croyait entendre dans les livres ne parvenait que de notre propre esprit. Moi, je n’y ai rien mis, dit Bobin. Moi je n’y suis pas. En quelque sorte, c’est même en mon absence que cela s’est fait, pardon, je dormais. " Il faut être absent du plus intime de soi pour écrire ainsi. "

Ce qui est dit est dit au-delà du sens, au-delà du moi qui préfèrerait arranger tout cela, le rendre conforme, facile, lisible. Mais ce n’est pas ça écrire, ce n’est pas ça la littérature. Ce n’est pas raconter des histoires, c’est au contraire les faire taire, toutes, et tenter de tout reconstruire, de tout recommencer, depuis rien, depuis le néant, la bouche du néant qui en moi peut parler, à condition que j’accepte l’oubli, l’ignorance comme seuls moyens de navigation. " C’est affaire de silence plus que de musiqueMon vrai désir ce n’était pas d’écrire, c’était de me taire." Et de regarder. De voir.

Oui mais " Quelque chose a eu lieu " qui a provoqué l’écriture, dans la vie quelque chose a eu lieu, qui fait qu’il fut impossible de rester muet. Ce " quelque chose ", je ne peux en parler, sans quoi, si je venais à savoir le dire, il n’y aurait plus d’écrit. " Si l’on savait ce que l’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, ce ne serait pas la peine. " (Ecrire, Duras) Car l’écriture est cette recherche, ce n’est pas une trouvaille.

La pluie c’est l’écriture quand l’écriture se fait comme elle devrait toujours se faire : à l’insu de son auteur, en dehors de toute volonté claire d’un livre. " Mais dans ce cas, l’écriture ne peut parler que d’elle-même, son histoire ne peut être que le récit de son propre avènement. Et les personnages ne peuvent plus être des personnages au sens latin du terme, ils ne peuvent plus être des " personnes " mais rien que des décors, ou plus exactement des voix, des sujets. Bobin parle de " conversations parallèles " qui hantent les livres, les vrais livres. Cela me fait encore penser à Duras, et à India Song plus particulièrement, où sont déconstruits et mélangés plusieurs textes. Dans le chevauchement, dans le mélange indistinct des voix, des sujets, des discours, se dégage autre chose, qui est à reconstruire là encore, et cette fois par nous-mêmes.

Car toute lecture est elle aussi un rapport à l’autre, toute véritable lecture.

Lire par exemple c’est une des manifestations les plus simples de l’intelligence, cela n’a rien à voir, absolument rien à voir avec la culture. Lire c’est faire l’épreuve de soi dans la parole d’un autre, faire venir de l’encre par voie de sang jusqu’au fond de l’âme et que cette âme en soit imprégnée, manger ce qu’on lit, le transformer en soi et se transformer en lui. (…) Toute lecture qui ne bouleverse pas la vie n’est rien, n’a pas eu lieu, n’est pas même du temps perdu, est moins que rien."

Et le livre se termine comme il se doit, dans le renoncement à dire, à signifier ; ce qui était évident, ce qui pouvait être dit de ce qui s’est réellement passé, de ce " quelque chose " qui eut lieu dans la vie, si l’écrivain a fini par le (re)trouver, si l’écriture le lui a rendu, lui ne le donnera pas, ou à peine. Mais le simple fait de terminer le livre sur une dédicace parle-t-il de lui-même. " Quelque chose a eu lieu " : " Nathalie Papin ". Oui mais qui est-Elle ? Si ce n’est : la cause d’un livre, la littérature en somme, pour un moment, le temps d’un vol, d’une sieste.

L’écriture c’est le cœur qui éclate en silence et puis plus rien, presque rien : des lettres qui font des mots qui s’avancent, des phrases qui s’enfoncent et se perdent dans le matin d’hiver. "

 

Frédérique R.

23/04/2002

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