par Frédérique R.
Romance
Nancy Huston,
Seuil, réédition Babel, 1981
« Je pense que les gens mettent trop de distance entre eux-mêmes et les écrivains, comme si nous avions quelque chose de spécial. Ce qu’on a de spécial, c’est qu’on fait ça à plein temps et qu’on a la patience ou le masochisme de rester seuls du matin au soir. Mais cette production de personnages appartient à tous. Dans les rêves, par exemple, ce n’est pas autre chose. On produit tous de l’inconnu, du mystérieux, qu’on ne comprend pas. Cette capacité d’engendrer de l’étranger est infiniment passionnante. C’est toujours ce même mouvement de repousser les frontières du moi, et de se dire : non, on n’est pas que ça, puisqu’on est capable de comprendre des gens tellement différents. On est beaucoup plus que ça. »
Comme Romain Gary, qu’elle considère comme un frère, ou comme Samuel Beckett, Nancy Huston, se déclare « divisée » entre deux langues. Mais surtout, comme eux elle se reconnaît une identité fragmentée qui la rend perméable aux autres, et que l’écriture lui permet de transcender. A son tour, inspirée de leur lecture et de leur expérience littéraire, elle tire donc profit de ses identités multiples en les incarnant dans des personnages romanesques. Ce qui frappe au début des Variations Goldberg, c’est leur organisation en unités distinctes, c’est cette construction savamment élaborée, qui respecte à la lettre celle des Variations de Bach, et rappelle la nécessité de la contrainte. Ce qui retient ensuite, c’est leur esthétique, qui exhorte la collaboration créatrice du lecteur, et fait repenser à Michel Butor. Comme celui de Butor en effet, le lecteur de Nancy Huston est engagé dans la « modification » intérieure du personnage. A la fin du livre, vous pouvez reprendre à la première page, comme dirait Blanchot. Et tout reconstruire. Dans Les Variations Goldberg, c’est vous qui êtes en première loge, c’est pour vous que le concert est joué.
Ce concert, c’est celui de la pensée des autres. Les Variations Goldberg : une plongée de quelques minutes dans l’autre, dans des autres, trente exactement, sans compter Liliane Kulain. C’est celle qui a donné l’invitation, et qui a réuni trente de ses amis pour leur donner un concert de clavecin. Pendant chacune des trente variations de Bach, le lecteur descend dans les entrailles de l'une des personnes présentes et ainsi entrevoit progressivement les liens objectifs et subjectifs qui les unissent. Cette descente en l’autre dans et par l'écriture, dans et par la musique, dans et par le silence, est le propos du roman, qui nous fait découvrir à chaque nouvelle variation, un nouveau discours intérieur, un nouveau vécu, une nouvelle problématique. Cette descente se fait dans une phrase la plupart du temps déjà commencée, et dont on sort pour entrer à nouveau dans une autre. Trente descentes et remontées du voile. J’ai presque envie de dire : de la voile, gonflée par le silence. Entre « Soupirs », « Souvenirs », « Infini », « Viole » etc., le lecteur évolue dans le filet lancé entre les êtres par Liliane Kulain.
Elle ne sait pas trop bien, Liliane, pourquoi elle a décidé de faire ça, inviter trente personnes et jouer pour chacune d’elle une variation de Bach, elle ne sait trop pourquoi elle a ouvert cet espace-temps, « une heure et demie et des poussières ». Elle ne sait pas ce que ce sera, ni ce que c’est, tandis qu’elle le fait, elle sait juste ce que ce n’est pas. « Ca n’a rien à voir avec une heure et demie de sommeil, ou de conversation, ou de cours magistral ». Elle sait juste qu’elle n’a pas le droit pendant ce temps de se retourner pour sourire à ses invités, qu’elle doit juste jouer, se plier à cette performance. Totalement. Ne plus être elle même, plus du tout, être un autre, être Bach, pour quatre-vingt-seize minutes exactement. Elle ne s’expliquera pas, à aucun moment. Et pour cause, ce n’est pas elle, ce n’est pas pour elle, qu’elle le fait.
En effet, pendant qu’elle joue, qu’elle interprète, elle sait qu’elle n’a pas accès à la musique. C’est sans doute pour cela qu’elle invite les autres, pour avoir accès à la musique. Elle, sera juste le lien, elle sera juste l’instrument permettant d’accéder à cette rive autre, où elle a choisi de nous emmener. Elle ne viendra pas avec nous, elle restera au bord. Elle n’est que celle qui fait passer, rien d’autre. Evidente ressemblance entre cette conception du musicien, de l’interprète, et celle de l’écrivain, qui pendant qu’il écrit, n’a peut-être pas accès au sens, n’a peut-être pas accès à la littérature, pour qui l’écriture est seulement un moyen de faire vibrer les cordes du silence, du langage.
Il faut un autre, absolument, nécessairement, pour entendre, Liliane le sait, c’est en quelque sorte le seul savoir qu’elle possède. Des gens, des amis, s’assemblent, « Quant à moi, rien. C’est même la condition. » Donner forme à la forme, car la musique n’est que cela, pas une conversation, pas un discours, juste une forme. C’est aussi pour cela qu’elle choisit le clavecin, et non pas le piano, parce que « Le clavecin ne fait pas dire des choses à la musique, il laisse dire la musique. » Il n’a pas de marteaux, il n’a que des étouffoirs. Qui rapproche la musique de ce qu’elle devrait être au fond, un mi, un seul mi. Presque rien, presque du silence. Moi j’aurais dit un sol.
Et donc on y va, on entre. Non pas dans la musique, nous, à moins d’écouter les variations en même temps, on entre dans l’esprit, dans le discours intérieur de chacun d’eux, là, assis dans cette salle qu’on survole, par rapport à laquelle on a le sentiment d’être en hauteur. On n’accède pas à la musique de Liliane, ou plutôt si, on y accède, mais indirectement, en lisant ce qui se passe dans la tête de chacun d’entre eux. On est invité à cela. Merveilleuse performance que celle de Nancy Huston, éclipsée elle aussi on ne sait où - partout sans doute - pour nous laisser passer.
On est invité, aux balcons, au spectacle radiophonique des voix intérieures de chacun des personnages : l’élève de Liliane, qui dévoile un peu de la personnalité de son professeur, l’écrivain qui ne comprend rien aux applaudissements mais comprend tout à la musique, Bernard Thorer qui a cessé d’écrire et de donner ses cours alors qu’il était engagé déjà dans une carrière monumentale, qui a cessé de parler pour écouter Liliane, l’étudiante de Bernard Thorer qui nous en dit un peu plus sur lui, Frédéric Dumont le chanteur vedette, pour qui la musique classique est impossible, etc. etc.
Etrange personnage que cette Liliane Kulain, qui sait que la musique est en rapport étroit avec le silence, « Que la musique est bâtie sur le silence. Un pont jeté à travers. Même pas un pont, un filet. Troué. Ouvert sur le silence. » C’est son seul propos car elle ne parle presque pas pendant ses cours : « Avant de commencer à jouer, vous avez besoin d’au moins une minute de silence. Sur quoi construire. Sinon ce n’est pas solide. », tout comme Bernald Thorer, qui a laissé sa place pour lui préférer lui aussi le silence. Cette évidence du silence, c’est elle qui la lui a apprise. « Tout le monde est choqué. Ils ne comprennent pas. Pourquoi avoir cessé de nous gaver les oreilles ? Grands cieux ! Il est devenu muet ! C’est faux bien sûr. », lit-on dans l’esprit de l’élève de Liliane. « Je sais pourquoi ce concert. Pour obliger les gens à se taire. »
C’est un leitmotiv : Liliane c’est le silence, pas la musique, ou pas comme on l’entend traditionnellement, par les discours, surtout pas, ce qu’elle vient faire là, devant ces trente invités, c’est peut-être seulement ça : les immobiliser dans le silence, les faire taire, eux, avec tout leur savoir, leur savoir sur tout : l’histoire, la musique, la littérature, etc. « On les met ensemble et leur grégarité s’ébranle. Ils auraient envie, besoin, de babiller… remuer les lèvres pour dire moi je, moi je. Mais la musique les force à se contenir. Ils respectent les conventions. Ils sont en présence du grand art. Ca ne marche plus, la langue. »
Au fond, ce moment offert par Liliane, imposé par elle, c’est celui d’un grand vide jeté sur le discours, sur la conversation qu’elle semble mépriser. C’est un instant de répit pour l’esprit. On sait, on le voit, on l’entend dans leur tête, que ça ne marche pas, entre celui qui est obsédé par la cigarette qu’il aurait dû fumer avant le concert, celle qui retient le sang entre ses jambes, celui qui devient fou, ceux qui deviennent fous de ne pas pouvoir habiller leur présence de langage. On se rend compte que le silence est impossible, au fond, au fin fond d’eux-mêmes. « On ne sait pas quoi faire de sa tête, il y a comme la menace du grand vide béant. » C’est pour cela, à cause de cela qu’on allume la radio, la télé, qu’on se parle à soi-même. « Parfois on est tenté d’allumer encore, alors qu’il y a déjà le bruit de fond. On aurait besoin d’un fond du fond. » C’est peut-être ça aussi, les Variations Goldberg, c’est peut-être ça ce concert, le fond du fond, dévoilé par Liliane Kulain, un fond recevable, acceptable, pour pouvoir penser en paix. En paix ? Pas vraiment on s’en doute, si c’était si simple.
Autre explication, donner toujours par l’élève de Liliane, sur le choix des variations : « parce qu’elle-même est comme ça. En fragments. Ses poèmes aussi. » Le mot est lâché, elle écrit. On aurait dû y penser. « Elle na jamais écrit que des poèmes. » Elle a dit une fois qu’elle aurait voulu écrire un livre, « Mais c’est un livre qui aurait eu du blanc, partout où elle aurait hésité avant d’écrire. » Comment ne pas sentir la présence d’Emily Dickinson derrière ce personnage ? D’Emily Dickinson et de Marguerite Duras ? D’un personnage durassien, peut-être du personnage durassien par excellence, fragmentaire lui aussi et traversé du vide qui lui permet l’inétanchéité au monde et à l’autre : Anne Marie Stretter. Tout au long de ma lecture, je n’ai pu m’empêcher de sentir la présence de cette autre, derrière son piano noir, dont il est impossible de faire le bonheur, jouant puisqu’elle ne peut plus s’exprimer, puisque les mots ne servent plus qu’à vider le signifié de son sens, jouant pour faire cesser le discours, et se permettre à soi comme à l’autre une absence. « Elle dit rien, comme si ça, c’était parler. » Je n’ai cessé de voir Anne-Marie Stretter derrière cette femme sans âge, déracinée, non pas exilée mais n’appartenant à aucun pays, n’appartenant à rien, invitant trente personnalités à un concert traversé lui aussi par le monde extérieur, non pas coupé de lui mais entièrement ouvert à lui, placé dans cet entre-deux du silence et du bruit que constitue la musique, dans cet entre-deux du plein et du vide, de l’intérieur et de l’extérieur, car la fenêtre tout comme la porte est ouverte, pendant le concert, pour que les bruits du dehors puissent entrer, avec la nuit. Il ne s’agit pas d’une fuite proposée par Liliane Kulain, bien au contraire. Absence ne veut pas dire fuite. On entre dans l’absence. C’est au contraire quand on en sort qu’on fuit la réelle présence. Elle propose d’y entrer, donc Liliane.
« Tu m’as dit que quand tu jouais, il fallait que tu t’efforces de n’avoir qu’une attention flottante comme celle des psychanalystes -, et que, du coup, tu perdais tout plaisir. Mais que, si tu écoutais, tu risquais de te perdre, toi, dans la beauté de chaque accord, ou bien de ralentir, fascinée par tes propres doigts, au milieu d’un passage prestissimo. » Voilà donc ce qu’elle propose : « déclencher l’étincelle qui permettra de court-circuiter le courant de la pensée pour le brancher sur les ondes de l’inconscient. » Ainsi, chaque variation est-elle la déclinaison de cette étincelle, chaque variation constitue un « petit univers imaginaire », « avec ses propres lois et sa propre cohérence », comme l’inconscient de chacun des êtres là. « Il pourrait y avoir mille variations n’est-ce pas ? et le centre vide resterait le même. »
Au fond, il n’y a rien d’anormal, la situation est même des plus banales, ils assistent à un concert de musique de chambre, dans une chambre. Tout cela semble logique, un samedi soir estival, le premier de l’été. Les petits fours et le collier de perle autour du coup de l’artiste sont là pour inscrire cette soirée dans tout ce qu’il y a de plus raisonnable, mais ce n’est pas elle, chacun le sait, le collier, les petits fours… Sa simple présence dans ce silence imposé rend la chose anormale. Chacun dans sa tête ne peut s’empêcher de chercher la « clé du songe », de ce songe d’une nuit d’été que toi, Liliane, tu as provoqué ce soir de la Saint-Jean. Chacun te cherche toi dans cette absence que tu sembles arborer, et qui est reconnue par tous. Il doit y avoir une raison raisonnable pour que toi, tu aies osé faire ça, toi qui ne t’exprimes jamais, toi qui parais si peu vivante. Pour que toi, tu leur fasses ça, les astreindre à t’écouter, à écouter les Variations Goldberg. Ils cherchent du sens dans tous ça. Comme ils cherchent des raisons à leur propre présence. Comment se fait-il qu’ils aient accepté de venir, et que tous, à leur façon, ils t’écoutent ? Comment se fait-il qu’ils sentent sans pouvoir vraiment le comprendre qu’ils sont là eux aussi pour interrompre les discours, et se rendre ainsi un peu plus proches de toi, comme de Bernald Thorer, qu’ils ne parviennent pas à comprendre, et qui s’est arrêté un jour comme ça, en plein milieu d’une phrase ?
Frédérique R.
10/2003