par Frédérique R.
Jai découvert ce petit livre il y a deux ans à la même époque. Malgré son succès phénoménal lors de sa première parution en 1938, il fut ensuite plongé dans loubli jusquà aujourdhui. Lauteur : Kathrine Kressmann Taylor, est née aux Etats-Unis en 1903. Issue dune famille dorigine allemande, elle est très sensible aux événements qui, à partir des années trente, bouleversent lAllemagne. Elle est âgée de trente-cinq ans lorsque le livre est publié, et exerce en tant que journaliste.
Lidée de ce texte naît de la découverte par Kathrine Kressmann Taylor dun article de journal relatant laventure détudiants américains ayant mis en danger leurs correspondants allemands en se moquant dHitler dans leurs lettres. Insurgée contre lindifférence de ses contemporains vis-à-vis de lactualité politique et sociale allemande, elle choisit de faire de cette anecdote inquiétante le point de départ dune nouvelle où la correspondance et la confidence deviennent les outils dune surprenante manipulation.
Lhistoire met en scène Max Einsenstein, quarante ans, célibataire, résidant à San Francisco, et Martin Schulse, même âge, de nationalité allemande, ami denfance de Max Eisenstein et ayant ouvert avec lui une galerie de peinture aux Etats-Unis. Après avoir déjà bien prospéré, Martin Schulse décide de rentrer en Allemagne avec sa femme et ses trois enfants. Là-bas, il mène une vie de nanti et évolue rapidement dans la hiérarchie notable. Un événement, en plus dune réelle amitié, lie les deux hommes : Martin et la sur de Max, Griselle, ont eu une relation amoureuse. Celle-ci est terminée, mais la jeune femme se prépare à effectuer une tournée théâtrale en Allemagne. Jomettais de dire que Griselle et Max sont juifs, contrairement à Martin et à sa famille.
Cest notamment au sujet de sa sur que Max Eisenstein envoie une première lettre puis une seconde à Martin, profitant de celle-ci pour lui demander des informations sur cet Adolphe Hitler, en pleine ascension politique et sur le point daccéder au pouvoir.
Après avoir exposé à Max la situation chaotique de lAllemagne, Martin lui répond en dressant un portrait mitigé dHitler, pris entre ladmiration et la crainte. Lhomme est peu-être bon, ou peut-être pas, dit-il. En tout cas, il électrise les foules. Cest un grand orateur, doublé dun fanatique. Martin doute de son état desprit. Il évoque le pillage opéré par les membres du parti nazi et le départ dune forme de persécution des juifs, mineure, dit-il. Martin développe longuement lascendant dHitler sur les foules qui se sentent galvanisées et prêtes à cheminer peut-être dans des directions insensées. Quelque chose va se produire, dit-il. Quelque chose de grand pour lAllemagne, et si la finalité est juste, ces incidents passagers seront vite oubliés.
Cette phrase sonne le glas dune métamorphose qui devient lunique objet de la lecture des lettres de Martin Schulse, transformation inquiétante dun esprit libre, selon les propos de Max, mais dont lantisémitisme refoulé ressurgit et va lamener à tolérer pour bientôt promouvoir lantisémitisme.
Max Eisenstein tente dans la lettre qui suit de rappeler son ami à la raison, en invoquant la liberté dexpression. Il évoque les pogrom, tente de le persuader de ne pas céder à lantisémitisme. Dautre part, Max sinquiète pour sa sur Griselle, qui se trouve en Allemagne alors que lagitation politique et sociale prend un tour funeste. Il demande à Martin de la protéger et de la convaincre de repartir. Voici la réponse quil obtient :
« Cher Max,
Comme tu pourras le constater, je técris sur le papier à lettres de ma banque. Cest nécessaire, car jai une requête à tadresser et souhaite éviter la nouvelle censure, qui est des plus strictes. Nous devons présentement ne plus nous écrire. Il devient impossible pour moi de correspondre avec un Juif ; et ce le serait même si je navais pas une position officielle à défendre.
(
)
En ce qui concerne les mesures sévères qui taffligent tellement, je dois dire que, au début, elles ne me plaisaient pas non plus ; mais jen suis arrivé à admettre leur douloureuse nécessité. La race juive est une plaie ouverte pour toute nation qui lui a donné refuge. Je nai jamais haï les juifs en tant quindividus toi, par exemple, je tai toujours considéré comme mon ami -, mais sache que je parle en toute honnêteté quand jajoute que je tai sincèrement aimé non à cause de ta race, mais malgré elle.
Le juif est le bouc émissaire universel. Il doit bien y avoir une raison à cela (
). Quant aux ennuis juifs actuels, ils ne sont quaccessoires. Quelque chose de plus important se prépare. »
Treize lettres suivent celle-ci et écrivent avec efficacité lHistoire au travers du discours et du comportement des hommes, nous manipulant elles aussi dans leur finalité jusquau bout, jusquaux derniers mots. La manipulation, je vous laisse la lire, dans les lettres de Max Eisenstein, avec envie, vous qui allez la découvrir pour la première fois.
Je souhaiterais toutefois conclure en posant la question de la réapparition de ce texte aujourdhui, après soixante ans doubli. Quest-ce qui fait quun livre comme celui-ci, engagé et particulièrement ancré dans son temps, ressurgit et rencontre à nouveau avec succès le public ? Serait-ce que laffrontement entre les peuples et opinions personnelles est à nouveau dans notre propre pays au bord de limplosion ? Que la haine, le racisme et lantisémitisme ressurgissent du plus profond des hommes au point quil faille à nouveau rappeler et prévenir des dangers encourus lorsque légoïsme et l'indifférence prennent le dessus sur la tolérance et la vigilance ?
Je le crois. Et je crois bien sûr que cest parce que Kathrine Kressman Taylor était investie dun talent étonnant et dune lucidité extrême sur la facilité avec laquelle les hommes se déchargent des maux qui devraient acculer leur conscience que cette nouvelle épistolaire est aussi puissante et aussi efficace.
Depuis toujours lhomme refoule sa difficulté à assumer la différence et son impossibilité à garantir sa propre identité en accusant lAutre. Lhistoire du juif bouc émissaire de lhumanité est symptomatique de cette difficulté à admettre légalité des hommes, leur essentielle liberté en matière de pensée et dexpression. Il est nettement plus aisé de rejeter les discours opposés à notre fonctionnement intellectuel et sensible que de les intégrer et de les entendre comme étant aussi justifiés que les nôtres. Il nous faut pourtant accepter lidée que défendre ses opinions et sopposer à celles des autres ne doit pas escorter le rejet de ceux-ci, mais au contraire nous inciter à leur rencontre.
Frédérique R.
13/01/2003