par Frédérique R.
Gallimard, 1960,
Réédition folio
" Avec lamour maternel, la vie vous fait à laube
une promesse quelle ne tient jamais. "
Cest autour de la quête didentité et du thème du double que sorganise la majeure partie de luvre romanesque de Romain Gary, notamment celle quil écrit sous le nom dEmile Ajar. Il mène lui-même une double vie, sous une double nomination, obtient par deux fois le prix goncourt en raison de cette falsification, une première fois pour Les Racines du ciel, la seconde pour La Vie devant soi, mais il refuse la seconde fois. Double carrière, puisque Gary est aussi diplomate. Lauteur écrit quatre livres sous le nom dEmile Ajar ; il va jusquà donner corps à son pseudonyme et demander à son neveu de porter le nom dEmile Ajar. Mais bientôt celui-ci voudra " réellement " devenir Ajar et passer à son tour à lécriture, entreprendre une autobiographie. Si bien que Gary fut contraint de déclarer cette phrase ahurissante : " Je suis Emile Ajar, je suis authentique, je ne suis pas un canular. "
Gary écrira Vie et Mort dEmile Ajar et refera sa vie sous ce nom. Ce nest quà sa mort quon découvrira que les deux hommes ne faisaient quun. Voici lexplication quil donne dans son testament : " Cétait une nouvelle naissance, je recommençais. Tout métait donné encore une fois. Javais lillusion parfaite dune nouvelle création de moi-même par moi-même. " Aussi, de même que le thème de loccupation psychique par un autre est très présent dans son uvre, de même la problématique de léquivoque, du phénomène bivocal occupe une place essentielle dans son univers. Voilà pour la petite anecdote biographique, avant dentamer un discours sur le texte.
Qui se résumerait peut-être à cette question obsédante : Comment rendre lamour maternel, comment être sûr den être digne, comment en être à la hauteur ? Sous la forme dune question donc, qui parcours toute la vie de lenfant, et qui parcourt le livre, se dessine lun des plus beaux sujets damour. Comment tenir cette promesse secrète faite à soi-même de sacquitter de cette dette magnifique ? En rendant justice à ma mère, décide lenfant. Or la seule façon de lui rendre justice est de devenir quelquun, quelquun dexception.
Roman damour, récit dun amour incommensurable, le plus fort jamais éprouvé et surtout jamais reçu, hommage magnifique à cette mère qui fut tout, du début à la fin, dont il fut sans doute si difficile de parler, en raison de la pauvreté des mots, bien sûr. Et pourtant de magnifiques passages nous donnent une idée, voire nous rappellent ce que ça peut être daimer une mère.
Parfois, lorsque je levais les yeux vers elle, assis derrière la table, dans mes culottes courtes, il me semblait que le monde nétait pas assez grand pour contenir mon amour.
Devenir quelquun donc, seule façon de rembourser. Nimporte qui, mais quelquun de bien, hors du commun, devenir le plus grand violoniste, devenir écrivain, acteur de cinéma, homme politique, diplomate. Peu importe mais être le plus grand, à la hauteur de lamour de cette petite bonne femme qui sacrifia toute sa vie à ladmiration et à lamour de son seul enfant, à son éducation. Devenir Prix Nobel ou Victor Hugo, lun des plus grands, sauf devenir peintre, car les peintres sont maudits et condamnés au malheur. Mère terriblement difficile à satisfaire, direz-vous. Eh bien non. Chaque échec nest pour elle quune occasion de réussir ailleurs. Le tout étant de se projeter en avant, de viser le Destin, la vie devant soi. Nul en violon ? Cest le signe quil sera un grand diplomate La vie est pavée doccasions perdues. Finalement, ce sera la littérature, dernier refuge, sur cette terre, de tous ceux qui ne savent pas où se fourrer. Et la diplomatie, on le sait, on la dit, par hasard comme le reste
Comment rendre compte ? De tant damour, comment parvenir à lexpliquer, lexprimer ? Gary écrit ici quelques pages de pure beauté, incroyablement lucides et émouvantes.
Cétait sûr. Mais je ne le savais pas. Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il nest pas bon dêtre tellement aimé, si jeune, si tôt. Ca vous donne de mauvaises habitudes. On croit que cest arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec lamour maternel, la vie vous fait à laube une promesse quelle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusquà la fin de ses jours. Après cela, chaque fois quune femme vous serre sur son cur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus.
Gary raconte, point par point, depuis lenfance en Pologne jusquà lâge adulte en France, son parcours, effectué sous son regard à elle, omniscient, elle qui a fini par devenir sa muse, son unique inspiratrice, son unique amour, son pilier, sa forme même. Elle qui se confond avec lui. Lui qui veut être artiste pour quelle connaisse le succès, qui veut mériter les applaudissements pour les lui tendre, les lui offrir en guise de réponse. Lui qui restera à vie un enfant de huit ans et qui sadresse aux enfants de huit ans, réveille en nous cet amour qui fut le premier et peut-être pour bon nombre le plus grand de notre vie, et si vous saviez ce quelle a fait pour lui. Jhésite encore à vous le dire, à vous donner la fin. Je ne vous la dirai pas je crois. Il ne faut pas. Mais aussi exclusive quelle ait pu être, ce quelle a fait pour quil lui survive est magnifique. Cest à lire dans le livre de Gary.
Bien sûr il ny a pas que lhistoire du fils et de la mère, il y a la le récit de la composition de lécrivain, il y a le passage par la guerre. Mais tout se fait sous son regard à elle, je le répète, je lai déjà dit. Si bien que cest presque elle le véritable énonciateur du texte, puisquen bien des sens elle sest emparée de sa voix à lui. Elle loccupe psychiquement. Il est elle et elle est lui. Celui qui écrit nest quun " pseudo ", au passage " Romain " fut conservé pour sa ressemblance avec " roman ". Un long passage nous explique limportance du choix du pseudo, comme si le nom suffisait à faire de quelquun quelque chose. Comme si être nommé, appelé par son nom suffisait à se sentir exister, à être quelquun. On sait combien Gary a joué avec la nomination, à lexcès peut-être.
Au-delà de la mort, de sa mort à elle, on le devine, le cordon ombilical reste vivant et nourrit encore longtemps Romain Gary, sans doute même jusquà ce quil se donne la mort, le 2 décembre 1980.
Frédérique R.
23/04/2002