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Sodome et Gomorrhe - Marcel Proust
par Frédérique R.

Exigence : Litterature


Livre du rire et de l'innommable
Marcel Proust


Quatrième tome de La Recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe marque l'exorde de la mise à mort de l'erreur, de la fin de l'illusion, de l'enterrement du point de vue merveilleux, et met l'accent, malgré un décalage significatif entre la part d'observation et celle de l'introspection, sur l'une des angoisses proustiennes les plus violentes, à savoir celle de la dissolution du moi, de la précarité du sujet. La réalité ici devient plus inquiétante, plus menaçante. Le héros jusque là toujours enclin à l'illusion, et le narrateur à la subjectivité, approchent tout-à-coup d'un changement décisif, dans le regard, dans la vision et donc dans l'écriture, qui se traduit par un perspectivisme inhabituel. Le héros se place enfin comme à l'écart du monde, et de fait se rapproche de l'écrivain à venir. C'est d'ailleurs cet écart qui lui permet brusquement de saisir la différence entre l'apparence et la réalité profonde.

Sodome et Gomorrhe, livre du rire et de l'innommable ; du rire car le point de vue idéaliste jeté sur les mondains, mais aussi sur les femmes étant tombé, la réalité apparaît dénudée, détachée du désir, du fantasme et se révèle plus que grossière, caricaturale, comique. Le comique provient de ce décalage entre l'apparence et la réalité. Or, pour apercevoir ce décalage, il aura fallu que le narrateur soit malencontreusement le témoin invisible de la métamorphose d'un des mythes de la Recherche, le duc de Guermantes.

Ainsi, comme imprévisiblement décalé par rapport à la réalité qu'il avait jusqu'ici côtoyée, comme descendu de plusieurs échelons dans sa vision idéaliste, dans sa perception merveilleuse du monde de l'aristocratie, le héros s'aperçoit, prend conscience du caractère factice et risible des relations humaines. L'exemple le plus frappant de cette métamorphose du merveilleux en absurde est celui qui inaugure le livre et concerne la « transmutation » de M. de Charlus en un bourdon faisant sa cour à la fleur que représente Jupien, en un bourdon mais aussi et surtout en une femme.

Livre du changement de point de vue, qui se traduit par l'ironie du narrateur, envers les autres mais aussi envers lui-même, et par la découverte de la valeur du rire chez les mondains, du rire grinçant, du rire renversant, cruel, outil de contrôle de l'autre, destiné à asseoir la supériorité des uns sur les autres, du rire moqueur. Du rire qui constitue une arme, ou un code dans tous les cas, code de présence, comme celui de Charlus, code de conduite. L'on ne rit que lorsqu'on en est, du monde, que l'on peut se permettre de se faire remarquer.

Livre de l'innommable enfin, car ce qui reste inaccessible à la parole c'est la vérité, ou plutôt ce sont les vérités. Sodome et Gomorrhe est aussi le livre du deuil, deuil de la grand mère non effectué depuis la disparition de celle-ci, un an auparavant. Il est parcouru tout au long d'un motif noir, qui vient entacher les relations avec autrui, marquer une rupture fondamentale et retenir la parole. Innommable deuil, mais aussi innommable amour, innommable désir, innommable Albertine, à l'image du prétexte, du centre fuyant du texte. Indicible Albertine dont l'homosexualité suggérée ou tout au moins imaginée, fantasmée par le narrateur, n'est jamais révélée, confirmée, échappe à la nomination, au discours. Innommable l'homosexualité en général, de Charlus et des autres. Innommable, la sexualité ; le narrateur touche-t-il Albertine ? En est-il capable ? Rien, jamais, ne nous le laisse entendre. Il semble au contraire que l'érotisme soit impossible en raison de la mort, qu'il soit retenu par le souvenir de la morte, aimée, que le refoulé annule chez le héros la possibilité même du désir.

Innommable encore la souffrance d'être, le manque de confiance, la jalousie, la peur de l'abandon qui remonte à l'enfance, à Combray, au désir fou et frustré du baiser de la mère, impossible à ordonner. Innommable le moi enfin qui ne peut apparaître, réapparaître que dans de rares moments, imposés dans le phénomène de réminiscence. Innommable la raison d'écrire, innommable encore, mais partout signifiée, dans l'insignifiance du monde et de l'être, dans la décadence de l'humanité, dans la décrépitude et dans l'inconsistance des hommes, le choix d'écrire et de quitter le monde. Le centre fuyant de l'oeuvre serait peut-être cela : celle impossibilité de dire le réel, dont le rire marque la naissance, cette rupture ressentie et consommée entre les mots et les choses, cette indicibilité du moi et du réel lui-même, qui fondamentalement, manque de sens et que seul l'écrivain peut, peut-être resignifier, retotaliser.


Frédérique R.

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