par Frédérique R.
De nombreuses questions sont soulevées dès lors qu'il est question d'autobiographie ; beaucoup se rencontrant ou se répondant, faisant écho les unes aux autres. Les mêmes thèmes sont souvent évoqués, sous des regards très différents. D'une façon générale, il semble que la question de l'autobiographie remettre en cause les fondements même de l'écriture. Et s'il ne devait y avoir, au terme du débat, qu'une seule interrogation qui surgisse, il est probable que ce serait celle-ci : Est-ce que toute écriture, toute véritable écriture, dans la mesure où elle est réveillée par un être, par un moi, n'est pas irrémédiablement autobiographique ?
Car, si tous les auteurs sont effondrés par l'impossibilité de répondre à la question : " Votre écriture est-elle autobiographique ? ", n'est-ce pas finalement parce qu'ils sont les premiers conscients de l'impossibilité d'écrire autrement, et ce quel que soit le genre ; d'écrire sans parler de soi-même, sans partir de soi-même ? En effet, comment faire, étant donné que je suis toujours celui qui pense derrière l'écriture, ou plus exactement : qui pense l'écriture.
Ainsi est-il chaque fois largement question du temps, dans le phénomène autobiographique, de la temporalité, et donc nécessairement aussi de la mémoire. Bien souvent, ces événements que l'on croyait refoulés par la mémoire réapparaissent en effet, et parfois brusquement, avec le surgissement de l'écriture. Car c'est bien d'un vaste labyrinthe que l'on parle quand on évoque cette question de la mémoire, labyrinthe où les choses semblent parfois inaccessibles alors même qu'on les cherche, et où d'autres fois au contraire elles deviennent foudroyantes, tandis qu'on jurait les avoir oubliées.
Pour illustrer cette problématique, j'ai envie de vous renvoyer à l'une des plus belles pages de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, page tenant lieu de réminiscence. Ici, c'est le deuil refoulé de sa grand mère qui s'empare littéralement du narrateur. Et voilà ce que cela lui inspire...
" Bouleversement de toute ma personne. (...) Je venais 'apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand mère (...). Souvenir involontaire et complet (...). Cette réalité n'existe pas pour nous tant qu'elle n'a pas été recrée par notre pensée (...) à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments (...). Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du coeur. "
" Le moi que j'étais alors et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de moi qu'il me semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui n'étaient pourtant plus qu'un songe, comme un homme mal réveillé croit percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui s'enfuit. Je n'étais plus que cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sa grand mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant des baisers, cet être que j'aurais eu à me figurer, quand j'étais tel ou tel de ceux qui s'étaient succédé en moi (...). "
(Pages 153/159, Sodome et Gomorrhe, ed. folio)
Tout aussi importante que celle de la mémoire, la question de l'autoportrait. Est-ce que l'écriture autobiographique, avouée ou non, aboutit automatiquement à un autoportrait réussi ? Ou au contraire : est-ce que l'écrivain, motivé par le refus de l'autobiographie, lui préférant l'imagination, n'est pas plus sûr de parvenir à un autoportrait fidèle ? Car au final, préméditée ou non : L'écriture, c'est moi. Que dire de plus ? Rien sans doute, sauf qu'en définitive, tous les autobiographes, qu'ils se l'avouent ou non, le savent bien : On n'écrit rien en dehors de soi. Même Paul Valéry le reconnaissait quand il disait : Qui saura me lire lira une autobiographie dans la forme.
La principale question enfin, peut-être, sans cesse posée par les autobiographes eux-mêmes, et explorée par chacun des analystes, est celle du fameux : Comment faire ? Mais évidemment peu de réponses peuvent se targuer de clore le débat. Si ce n'est justement celle-ci : Faire. L'autobiographe est sans doute l'écrivain qui se questionne le plus sur sa propre activité, et par conséquent celui que l'on questionne le plus.
De multiples hypothèses sont toujours émises sur l'origine ou plus exactement sur les causes de l'écrit chez les autobiographes. Écrivent-ils parce que leurs forces déclinent, comme se le demandait Nathalie Sarraute ? Ou par pur narcissisme ? Évidemment, la réponse là non plus n'est pas si simple. Les autobiographes écrivent sous le joug d'une force qui les dépasse, qui est leur certes, et dont ils usent, mais qui les dépassent. Ils écrivent parce qu'ils ne peuvent faire autrement. C'est un radeau de survie, disent quelques-uns, parfois aussi un outil privilégié pour un voyage intérieur, introspectif. Sans préméditation pour certains, avec pour d'autres. Il n'en reste pas moins que l'autobiographe puise plus ou moins violemment, plus ou moins profondément dans sa propre force vitale, dans sa masse intérieure. En sort finalement ce qui peut. Vérité ou mensonge, là aussi la question peut être longuement traitée. Mais encore une fois, le mensonge se révèle ici lui-même factice, puisqu'il n'est en réalité qu'une autre forme de l'oubli ; un oubli déformateur, précisément cause de l'écrit.
Car l'écrivain, comme l'explique Valéry lui-même en ces termes, demeure un être greffé, cherchant à son tour à greffer des morceaux de lui sur la page, la greffe prenant ou pas. L'autobiographe cherche à laisser une emprunte, une trace de son passage. Parce que tant qu'il y aura des mots enfin, il faudra bien les dire, comme le répète inlassablement Samuel Beckett dans L'Innommable, et ce jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent. Les autobiographes ont un désir ou plus exactement : un besoin d'écrire relativement fou, ou en tout cas symptomatique de quelque chose, d'une faille, d'un manque peut-être, cause principale de l'écrit, mais n'ayant lui-même aucune fin, et que je ne peux par conséquent achever de dire quand je commence à le faire.
Doit-on enfin évoquer la question du partage, du don à l'autre. Faut-il vraiment le faire ? Le dire ? Puis le donner à lire... ce que l'on ne parvient pas à garder pour soi ? Est-ce utile ? Il faudrait que le lecteur ici réponde, car c'est à lui que cette question est posée. Mais semble-t-il, il le fait tous les jours, en lisant la nouvelle vague de nos autobiographes ou en relisant nos plus grands auteurs. Parce que l'autobiographie sous quelque forme qu'elle se présente (" auto-fiction ", " récit autobiographique ", " roman autobiographique ", " autobiofiction "...) est toujours appréciée par le coeur des hommes. Parlez-nous de vous-mêmes, disent-ils en achetant ces livres, et nous y ferons notre part, nous y lirons notre image.
En parlant de moi, je vous parle de vous, c'est le propos de nombreux écrivains, des plus anciens et des plus modernes, des personnages comme Victor Hugo, Charles Baudelaire ou comme Christian Oster, Camille Laurens. Écriture narcissique, nombrilique disent certains, écriture malsaine. Mais de quoi parle-t-on ? De quoi parlons-nous ?, répondrait Christine Angot. Moi, je vous parle de vous. Quand on dit " je " dans un texte public, c'est de l'amour pour vous, est-ce que vous le comprenez ? Car enfin, si je vous confie mes propres douleurs, c'est parce que je sais que je ne suis pas seul à souffrir. Et si je vous raconte mon histoire d'amour, c'est parce que je sais que je ne suis pas seul à aimer.
Écriture témoin, écriture de l'identité, de 'autobiographie mêle le moi au monde, et si elle est inachevable ou n'est achevable qu'avec la mort, c'est peut-être aussi parce qu'elle est ce qui ressemble le plus à la vie. Et à la mort... Nous dirons donc comme Jacques Derrida à : " lavielamort ". Car écrire, c'est aussi toujours faire un travail de deuil. Deuil de la mort même, de la fin, du point final impossible à prévoir. Et en même temps, deuil du sentiment de la mort. Écrire, c'est malgré tout faire encore appel à la vie. Dans un dernier souffle, c'est appeler la vie au secours. A l'instar de Claude Monet qui prend le pinceau et la plume au moment le plus difficile, le plus noir peut-être de sa vie, pour saisir une dernière fois le jeu des lumières sur le corps de sa femme morte. Est-ce fuite ? Cela est fort possible, fuite dans la fiction, dans l'oubli. Et en même temps... dans la réelle Présence.
Car au milieu du flou artistique, en plein coeur de la ligne de fuite, quelque chose rappelle bien à la vie : une tache rouge sur le coeur attire le regard, et un bouquet de fleurs pour rendre vie à la mort. N'est-ce pas finalement aussi cela, l'écriture ? Un radeau de survie, une bouée disent certains... On pourrait tout aussi bien dire, pour faire jouer sur la page le blanc avec le noir, le positif avec le négatif : un hymne à la vie. Un rappel à la vie.
Frédérique R.
22/08/2002