par Frédérique R.
Gallimard 1936 - Réédition folio
« Nous voici encore seuls.
Tout cela est si lent, si lourd, si triste
Bientôt je serai vieux.
Et ce sera bien fini. »
(Incipit)
On entre dans lunivers célinien par la porte de sortie. On entre par la nuit, non par le jour. Non parce que cest un choix de couleur ou parce que ce serait une ambition décrivain que de pratiquer le nihilisme formel, mais parce que cest ce qui simpose. La métaphore de la nuit, du voyage au bout de la nuit rend compte de ce quest pour Céline lexistence ; un trou noir dont on ne sort quavec la mort, et qui ne vaut la peine dêtre vécu. Avec Mort à crédit, séclairent les raisons qui ont poussé Céline à franchir létape de la tentation du nihilisme, frontière à laquelle se sont arrêtés Nizan ou Malraux, mais que lui ne voit pas, quil franchit sans penser, quil enjambe comme par nature.
Mort à crédit donc ne se réduit pas à un « roman autobiographique » mais cest ainsi quon présente habituellement le texte. De toutes façons, une autobiographie est forcément fictive puisquelle est écrite. Cest vrai, Céline conte ici ses souvenirs denfance et dadolescence, mais cest quil les conte, quil les fait passer par le récit et ainsi instaure une distance entre le vécu et lécrit. Et de lintime on passe au général, à lhumanité. On parlera donc de la « vie » de Ferdinand, non de celle de Céline , même si parfois celle du premier éclaire celle du second.
Ca commence par la solitude donc, et par la mort de la concierge, par la disparition du lien, de celle qui assurait encore un peu la continuité de la parole. Ce nest pas insignifiant. La parole est à plusieurs reprises ce qui manque dans lexistence de Ferdinand, la parole est ce quil retient, en ayant déjà bien trop fait les frais. La parole tue, le cri surtout, les cris, du père, de la mère. Les vociférations qui leur servent de discours et qui sabattent sur lenfant, le martyrisant et le culpabilisant à tour de rôle, avant dattaquer les autres, tous les autres, tous ceux qui passent par la mémoire et peuvent servir à étancher la colère et la souffrance dune famille ruinée et parcourue par la maladie.
Ca commence comme dans le premier tome de La Recherche du temps perdu, cest-à-dire par un défilé dimages et de personnages, dans la chambre du narrateur-héros, ou plutôt ça commence comme dans le dernier tome : tous sont partis, morts peut-être, en tous cas : Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde. Il est désormais possible donc de libérer la parole, décrire. Or cette libération de la parole est intimement liée à la haine ; venue trop tard, elle déferle trop fortement : Je pourrais moi, raconte Ferdinand, dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard sils ne reviennent pas. Jaime mieux raconter des histoires. Jen raconterai de telles quils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.
Parler ici, témoigner, ne peut être que blessure, que combat. Dire ce que lon a vu dehors pour Ferdinand, déjà dans Voyage au bout de la nuit, cest dire lhorreur infinie dont lhomme est capable envers lAutre, de même que dire ce que lon a vu dedans, dans le cercle privé, familial, comme dans Mort à crédit, revient au même. Dire cest sattirer des ennuis. Raconter, même des histoires, le narrateur le sait bien, cest toujours faire traverser un océan de violences qui ne peut aboutir quau désordre. Or le désordre est intolérable, quil soit mental ou physique, le désordre sattire la haine. Ferdinand le sait bien, sil parle, ceux qui se reconnaîtront, ou qui croiront se reconnaître, viendront forcément un jour pour le faire cesser de parler, et donc ainsi le tuer.
Mais Ferdinand sexplique, cest vrai quil choisit son sujet, aussi vrai quil commet un récit rétrospectif, et en réponse à Gustin qui lui dit au début du roman, un peu à la manière de Freud après la lecture du Voyage au bout de la nuit, quil pourrait écrire des choses plus agréables, les trier, les sélectionner, il répond que cest exact. Quil pourrait, mais quil y a de la manie dans son cas, de la partialité. Mintéresse ce terme de manie, lié à lhabitude, qui signifie que lon peint ce que lon a coutume de voir, que lon ne peut être impartial. Lanalyse des motifs est lucide. De même donc Ferdinand écrit pour régler ses comptes, ses crédits, contractés non avec la vie ou lamour, mais avec la mort et la haine, de même le fait-il sous le joug de la force, de même est-il est forcé de le faire. Cest la vision de lhorreur qui le pousse à écrire. Ca part de là chez lui. Je veux plus changer. Jaurais bien des choses à me plaindre mais je suis marié avec elles, je suis navrant et madore autant que la Seine est pourrie.
Forcé à écrire donc, comme il le fut à parler toute sa vie, sans quon lécoute dailleurs, il est acculé à lécriture comme à la culpabilité. Mort à crédit pourrait dailleurs être un récit de la culpabilité, forcément liée à ce point extrême de ressenti, à la paranoïa. Ferdinand, pour faire cesser les coups, physiques et psychiques quil reçoit continuellement de ses parents, est en effet prêt à demander pardon pour tout, et pour nimporte quoi, même pour des fautes quil na pas commises. De toutes façons, il a commencé par payer sa dette, avant même daccomplir ses fautes. Il a commencé par être coupable avant que criminel. Je demandai pardon à propos de nimporte quoi, jai demandé pardon pour tout. Comme si le repentir pouvait garantir de la souffrance. Demander pardon à quelquun, à tout le monde
Mais le malheur ne finissant pas, la dette, familiale cette fois, séternisant, la culpabilité devient trop forte, trop lourde à gérer. Et le père frappe le fils, le rendant ainsi responsable de Tout, et la mère le suit dans son délire paranoïaque. Et Ferdinand aussi, frappe le petit chien. Jai voulu lui faire comme mon père, dit-il. Je lui foutais des vaches coups de pompes quand on était seuls. Il partait gémir sous un meuble. Il se couchait pour demander pardon. Il faisait comme moi exactement. Cest ainsi que ça commence, la répétition en somme. La violence engendre la violence lorsquelle na pas de raison, lorsquelle est incompréhensible, indicible, et que même lécriture ne peut la soulager. Dans les crises du père, légitimement et lucidement analysées par Ferdinand telles des crises de folie furieuse, fatalement injustes, comment ne pas entendre les propos dun autre qui, bien plus vieux que le jeune Ferdinand, et bien plus blessé encore par les ans, écrira les Lettres des années noires ?
Mon père en revenant du bureau, il ressassait les solutions Des biens sinistres Il faisait lui-même notre parade ( ). Il parlait déjà quon se suicide avec un fourneau grand ouvert. Ma mère réagissait même plus Il remettait ça aux « Francs-maçons » Contre Dreyfus ! Et tous les autres criminels qui sacharnaient sur notre Destin ! ( ) Il se déchargeait la conscience. ( ) Il se débattait toute la soirée, parmi des mirages atroces Il tenait de quoi, dans le cassis, meubler vingt asiles
Reste la fuite, le voyage, de départ, pour ne plus les entendre parler. Reste le refuge dans une forme dautisme, seule riposte possible à la violence du langage et aux coups portés à lêtre intime. Mais déjà il est sans doute trop tard. Le petit Ferdinand est cassé, brisé par les pulsions de morts de ceux censés lui donner la vie et le protéger. Déjà, il na plus quun remède, se barricader chez lui, en lui, et fermer toutes les voies dentrée possible à lAutre. Déjà, dit-il, Lessentiel, ce nest plus de savoir si on a tort ou raison. Ca na vraiment pas dimportance Ce quil faut cest décourager le monde quil soccupe de vous
Impossible de remédier à limage de fils indigne des sacrifices faits pour lui, de monstre dégoïsme, de cause ultime de souffrance et de terreur, Ferdinand fuit le Passage, fuit le couple parental, en tentant dans un ultime effort de survie et de défense de tuer son père, de lui ôter le souffle et ainsi la parole, de faire taire cette voix daliéné qui hante son esprit, y broyant tout sur son passage
Ah ! merde ! y en avait que pour eux des détresses, des marasmes, des épreuves horribles. Les miens, ils existaient pas en comparaison ! ( ) Jaurais bien demandé pardon, pour toutes mes fautes, mes caprices ( ). Si y avait que ça pour la remettre ! Si cétait seulement la cause quelle se refoutait à gémir ! Si cétait seulement la raison qui lui fendait le cur ! Je lui aurais bien demandé pardon ! ( ) Jaurais bien, pour en finir, avoué que javais une veine inouïe ! Une chance pas croyable ! Que jétais un gâté terrible ! Que je passais mon temps à me marrer ! Bon ! Jaurais dit nimporte quoi pour quon en termine
Le livre se termine sur cette constatation traumatique : Toujours je ferai de la peine à tout le monde ! Cétait ma terrible évidence !
Frédérique R.
9 janvier 2002