par Frédérique R.
Desmaret, 2002
" Epsilon est le nom du chien qui trône aux pieds d'un metteur en scène réputé pour ses extravagances, Eugène Alström. Ce dernier convoque trois jeunes comédiennes : il cherche parmi elles, l'héroïne d'une pièce inédite et sans titre, apparemment anonyme et " prodigieusement fascinante ", selon ses propos. Pour décrocher le rôle, elles doivent relever un défi insolite : s'évanouir chacune sur un quai de métro à quinze heures et déclencher une histoire. Retour avant les douze coups de minuit pour relater leur aventure. "
(Quatrième de couverture)
J'étais lasse de lire les mêmes histoires, toujours.
Je n'y voyais plus rien. Mis à part chez les anciens, Céline, Proust, Beckett, je ne trouvais plus goutte. Et puis Epsilon. Dalla Rosa. 97 pages qui m'ont redonné le goût de lire.
Ce qui me gênait. Dans la littérature contemporaine, dans les romans contemporains, ce qui me dérangeait, c'était cette fracture, entre les auteurs racontant des histoires, et ceux qui tentaient une expérience, les premiers nous enivrant de bla bla et les seconds... Et donc ce qui me troublait en me lassant : ne rencontrer un livre nouveau que tous les deux ans. Ca a un peu le goût de Paul Auster par moment cette écriture-là, et puis il y a ça en forme de prologue...
" Lorsqu'on est attentif aux signes qui nous environnent, des coïncidences et des phénomènes bizarres se produisent presque à tout moment. Une certaine fantaisie se manifeste qui semble venir contrarier cette pérennité apparente du réel. Toutes les chaînes de causalité peuvent être contredites à certaines périodes de fragilisation, d'attention paradoxale. "
(Hubert Haddad, in La Nouvelle Fiction, ed. Critérion, 1992)
Quand vous entrez dans un livre par des dialogues, vous entrez de l'intérieur, mais en même temps de l'autre côté de l'action, en marge de celle-ci, de ce qui se passe. C'est ça Epsilon, ça se passe devant vous et vous entrez sans le faire vraiment tout à fait. Vous vous asseyez en face de ce qui va se jouer. Dans un livre, c'est théâtral et ça ne l'est pas en même temps. On sait qu'en haut de tout cela, il y a un narrateur, quelqu'un qui se charge du discours, qui anime la parole. On sait, qu'on entre dans le délire d'un tiers.
Ecrire des pièces de théâtre, des scénarios ou des romans revient pratiquement au même, sauf que dans les deux premiers cas vous concrétisez le théâtre mental que vous bâtissez en vous. Ecrire un roman relève plus du fantasmagorique, c'est une manipulation dans l'abstrait, un laboratoire mental où chaque démiurge, dans sa naïveté perverse, peut jongler avec des idées, des sentiments, des mots, des personnages et des personnes parfois...(Epsilon, p. 16)
Je crois que dès lecture de cette phrase, on comprend la manipulation, on devine le contrôle, et surtout qu'on le cherche, sans savoir d'où il provient, partout. Alors qu'il provient du désir. Mais d'un désir, écrit Richard Dalla Rosa, qui ne doit pas aboutir, de la jubilation qui précède l'orgasme (situé en un point précis, la pointe du stylo). Le lieu de cette glissade : la limite, la frontière, qui sépare en unissant le désir de son accomplissement. On n'avait dit aussi joliment depuis longtemps cette transcendance exquise. On est en plein ravissement.
Au centre de toute chose et de tout être, écrit-il, il y a une histoire qui se récite, un texte qui patiente. C'est ce texte que le metteur en scène Eugène Alström attend, c'est ce texte que le narrateur fou, c'est-à-dire silencieux, attend.
Entre le metteur en scène et l'actrice, entre le texte et son lecteur, il y a une phrase intime qui peut être dite ; ce qu'attend de voir et d'entendre Eugène Alström, ce n'est pas tant laquelle des trois la donnera, mais quelle est-elle, cette phrase.
L'actrice, le lecteur, savent que c'est un piège qu'on leur tend, dès le départ, c'est pourquoi toutes, tous n'ouvriront pas la boîte magique, tous n'accepteront pas les conditions du voyage, et qu'une seule, qu'un seul entrera dedans et, par juste retour des choses, deviendra le centre du texte, son noyau verbal. Celle-là, celui-là, c'est peut-être vous. Ca a été moi.
Frédérique R.
22/08/2002