par Frédérique R.
Marguerite DURAS
Du regard de lautre
« La différence entre ce que je sais et ce que je dirai, quen faites-vous ? Elle représente la part du livre à faire par le lecteur. Elle existe toujours. » [i]
« La question du récit recouvre pudiquement une demande de récit », explique Jacques Derrida dans Survivre. De même, lespace décriture nécessite un interprète, cest-à-dire une voix, un lecteur, pour saffranchir de son auteur. « ( ) il faut être plus quun pour parler ( ) » [ii] Sans la présence discrète de lautre, aucun texte nexiste réellement. Il y a, à lorigine de la littérature, un « pacte de parole » et en bien des sens de désir, un peu comme celui qui unit Anne-Marie Stretter au Vice-Consul. Le texte seul nexiste pas. Ainsi, ce qui se donnait comme un récit daté et signé, clôt sur lui-même, savère nêtre que le commencement dune histoire possible, qui nen finira plus dêtre détournée de son centre, dêtre élargie, creusée, citée et débordée. Car en lisant, le lecteur associe aux images dautres images, aux idées dautres idées, aux sens dautres sens.
Le sujet-lecteur est lui-même tout entier porté par le registre de limaginaire, et donc en quelque sorte réimprime le Texte en le lisant, crée un objet nouveau, le reconstruit, phénomène grâce auquel, dailleurs, ce dernier peut exister. Le lecteur a pour mission dentrer à son tour dans le jeu du signifiant, cest-à-dire dans linfini de lénonciation. En dautres termes, il doit se mettre à écrire, et pour cela « ( ) retirer le « moi », quil croit être, de sa coque imaginaire, de ce code scientifique, qui protège mais aussi trompe ( ). », [iii] faire en sorte que « ça circule », ce qui constitue ladage même de toute écriture.
Lécriture exige une dualité, un face-à-face avec lautre, et ce dès le départ. Être séparé de lautre, cest être rejeté du désir décrire, qui salimente lui-même du désir damour. « Je fais mes livres avec les autres. », [iv] avoue Marguerite Duras dès 1984. Anne-Marie Stretter, notons-le, refuse lécriture, mais elle refuse aussi lexclusivité en matière de sentiment, elle refuse lamour. Il y a une correspondance, un lien évident entre lun et lautre. La présence imaginée du lecteur, de lAutre, le désir de cette présence est une nécessité dans lacte décrire. Cest pour lui, notamment, que lécrivain doit conserver ses erreurs décriture. « Je viens de relire Le Vice-Consul, javais complètement oublié quils étaient déjà aux Indes, Anne-Marie Stretter et Michael Richardson. ( ) Cest bien parce quil y a tout un creux, là, qui est disponible. » [v]
La seule façon daborder un texte est de linvestir du désir, désir de le lire, désir du désir éprouvé par lécrivain au moment décrire, désir demprunter comme véhicule de lecture son propre mental, son propre vécu, son expérience. « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, damour. » (p.46), explique le narrateur du Ravissement. Accepter lintersubjectivité comme outil de lecture est la seule façon daccéder au bord du Texte ; lui-même agissant comme sil délivrait une méthode, comme sil établissait un parcours, mais non pas exclusif, non pas prioritaire.
« Aplanir le terrain, le défoncer, ouvrir des tombeaux où Lol fait la morte ( ). », est la seule possibilité avouée dans le texte pour rejoindre Le Ravissement de Lol V. Stein : « inventer des chaînons », « édifier des obstacles, des accidents », « fabriquer des montagnes. » (p.37). Lunité du texte nest plus dans son origine mais dans sa destination. Il en résulte quil est impossible de ne pas avouer le caractère illimité dune uvre, et de ne pas la nommer, à linstar de Roland Barthes, et telle enfin que Marguerite Duras elle-même le suggère : « Texte », cest-à-dire activité de signifiance. Il sagit de résister au désir dorganisation car si le signifié triomphe, le texte cessera dêtre Texte ; davouer enfin que lénonciation, et sa propre auto-critique, là aussi indispensable, constituent et doivent constituer une véritable inter-locution.
Toutefois, la question que lon peut se poser, au regard de cette intervention réclamée de la subjectivité de lautre, est : Quel est le rôle joué dans ce phénomène par linconscient, dans la mesure où lon sait quil est lui-même structuré comme un langage ? A cette question, nous essaierons de répondre avec la psychanalyse, notamment lacanienne, en disant que le rôle de linconscient est précisément celui dincarner, de mettre en images le discours de l'Autre ; c'est-à-dire celui de la différence et de létrange, du lieu étranger d'où émane le discours, qui a une place de choix dans la structure du sujet. Rappelons brièvement que devant le miroir, le petit enfant découvrant l'autonomie du sujet, anticipe sur sa future indépendance. Les trois instances que Jacques Lacan a été amené à poser résultant de cette confrontation du sujet avec limage ; à savoir que le Surmoi est le lieu même du symbolique, lieu de l'ordre, du discours et du père ; le Moi celui de l'imaginaire, de la fiction ; et le Ça le lieu des non-lieux, cause absente de la structure, que Jacques Lacan nomme : réel.
Il s'en suit les trois grands thèmes lacaniens : à savoir que le désir est avant tout désir de l'Autre, l'être humain ne se constituant que dans l'Autre et l'objet de son désir étant d'abord celui qu'il aperçoit dans l'Autre ; que le registre de la parole, le symbolique est à entendre comme un corpus fait de trous, de manques autant que de signifiants, et quil est lui aussi structuré par l'Autre ; enfin que le désir constitue lui-même la pierre angulaire de l'inconscient, en ceci qu'il est désir d'autre chose, la cause du désir manquant et l'objet du désir étant dès l'origine perdu. C'est dailleurs pourquoi, conclut Jacques Lacan, le sujet n'existe que par la castration, laquelle réarticule le manque et permet d'exister grâce à ce manque. On comprendra aisément lhommage rendu par le psychanalyste à Marguerite Duras pour lécriture du Ravissement de Lol V. Stein, et lon sera sans doute un peu plus éclairé sur la dimension symbolique de toutes les figures durassiennes que nous avons ici mentionnées sous lautre terme d« Originaux ».
Frédérique R.