par Frédérique R.
Des larmes jusquau rire ou la Tentation du nihilisme
Alors quil publie Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline est encore anarchiste. Néanmoins, malgré ses sympathies anarchistes, Céline na pas participé aux tentatives menées pour donner un contenu concret à lanarchie. Mais il a lu et aimé Nietzsche ainsi que Schopenhauer, qui lont considérablement influencé. De Schopenhauer, il a hérité de limpression que les hommes ont une perception illusoire de leur condition, produit dune volonté absurde de croire en une perfectibilité possible, et du sentiment que la racine du mal réside dans ce " vouloir-vivre ", sans raison et sans fin, qui engendre toujours de nouveaux besoins et de nouvelles douleurs. Il est dès lors convaincu quaucun progrès nest à espérer pour lhumanité dont les divers maux, maladie, crime, guerre, renaissent sans cesse. Mais à côté de ce pessimisme éclatant, Céline hérite aussi de Schopenhauer lidée que la pitié est en rapport avec lart, et que lart est peut-être un moyen dabréger un instant les souffrances et de réinvestir le plaisir.
De Nietzsche, Céline retiendra les raisons psychologiques et physiologiques de la négation du " vouloir-vivre ", dont il a révélé quelles résident dans laspect inévitable dune diminution et dun affaiblissement de linstinct vital. Céline sentant lui aussi le pessimisme se résoudre à lhabiter, accepte à linstar de Nietzsche de voir dans ce pessimisme le syndrome évident dune dégénérescence de la capacité humaine à vivre, ou plus exactement à survivre à des états de plus en plus chaotiques. Mais le problème unique qui a occupé Nietzsche pendant la rédaction des textes dAinsi parlait Zarathoustra, et qui occupera à son tour Céline pendant lécriture du Voyage au bout de la nuit, est celui de la dénonciation de la culture moderne, cest-à-dire dune culture vivant de ses croyances à des valeurs le christianisme, la science, la morale, le devoir, le rationalisme, la démocratie, le socialisme - qui selon lui ne sont rien dautre que les signes dune décadence manifeste, dune vie qui sappauvrit et qui séteint. Luvre de Nietzsche comme celle de Céline se situant dans leffort dinverser le courant, car malgré une vision extrêmement négative de lhumanité, les deux hommes ont malgré tout désiré écrire. Ils procèdent à une destruction systématique des valeurs en démontrant ce qui selon eux constitue leur source réelle, la fatigue de vivre.
On na plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde, dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès quon na plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, cest une agonie qui nen finit pas. La vérité de ce monde cest la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je nai pas pu me tuer moi. (Voyage, folio, p. 200)
Céline manifeste " a priori " un très puissant nihilisme, il ne croit en rien, aucun discours ne lui semble acceptable, aucune institution. Cette vision pessimiste du monde et aussi de lhistoire a de ce fait fortement déterminé lorientation de ses écrits, et notamment du Voyage. Linflexion qui anime tout le roman étant avant tout celle dune véritable dénégation de toutes les valeurs du monde détestable dans lequel il vit, celle dune protestation systématique et radicale de ce qui compose lordre social, renforcée par son choix de langue, le français populaire, que Céline tente de réintroduire dans la littérature. Il rejette le français enseigné et inculqué à lécole, qui est selon lui une autre manifestation du pouvoir et de lordre. Mais dune façon générale, Céline entend se dresser contre lhéritage de toute la littérature française antérieure. Son action sinscrit dans un profond désir de mener à terme sa " petite révolution ", en dénonçant tour à tour ce qui représente la pensée humaine et sociale de son époque.
Pour exemple la scène du départ en guerre de son " héros " Bardamu, qui sengage avec beaucoup denthousiasme alors même quil vient à peine de dénoncer " le bourrage de crâne patriotique " (Henri Godard, Commentaire du Voyage). La guerre, quoiquon en dise, est toujours pour Céline une invitation masquée à mourir. La guerre, cest la mort tolérée, organisé par une partie de lhumanité contre une autre partie. Céline entend faire le constat dès le début du roman de lhypocrisie dun système politique qui vante les charmes dune fraternité dont il ignore même le sens, et qui le fait pour cacher le mieux possible aux hommes la réalité meurtrière de la guerre. Dautre part, la façon dont il représente au travers de Bardamu le corps même de larmée discrédite par labsurde, à la fois les motivations qui conduisent les hommes à sengager, et la qualité de larmée elle-même. Lenthousiasme avec lequel des millions dhommes se sont engagés en Août 1914 a définitivement persuadé lécrivain de limbécillité et de la sauvagerie de ses contemporains, il en est bouleversé au point de faire de lévénement la base même de tout jugement. Léducation, cest-à-dire la faculté de lecture et dappréhension des événements, ajoutant à lacceptation de la guerre comme unique solution, suffit à Céline pour la condamner elle aussi.
Mais Céline manifeste un sentiment très négatif face à lHistoire, et cela dune manière générale. Il fait le constat dune nature humaine et dun monde manipulateurs, qui créent ou tolèrent un système égoïste dans lequel cest une poignée de puissants qui utilisent et avilissent les plus faibles. Système qui dailleurs, au-delà de la guerre, est lisible à tous les niveaux du pouvoir.
Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, rançonnés, ( ) quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, cest quils vont vous tourner en saucissons de bataille Cest le signe Il est infaillible. Cest par laffection que ça commence. (Voyage, op. cit., p. 68/69)
Céline a le pressentiment du caractère carnavalesque, trompeur, de la vérité officielle. Il sait quon ment au peuple et que par conséquent le peuple ne peut croire en rien de ce qui est considéré comme un bien pour lui. Il est exclu du pouvoir en vérité, mais il lignore. Or ce refus systématique quil manifeste envers lHistoire du monde à la fois purement " historique " et celle des idées est notamment la conséquence de son rejet total de lhéritage des " Lumières ", qui voulaient faire croire à la notion progressive de lhumanité, à sa perfectibilité. Contre cette vision qui est aussi celle de la gauche européenne, Céline se dresse et soppose. Il exprime sa vision radicalement nihiliste et se retire de ce qui constitue selon lui le pire leurre : la croyance en une régénération de la pensée humaine, de la vie et de la France.
" Vive Diderot ! " quils ont gueulé et puis " Bravo Voltaire ! " En voilà au moins des philosophes ! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires ! et vive tout le monde ! Voilà au moins des gars qui ne le laisse pas crever dans lignorance et le fétichisme le bon peuple ! Ils lui montrent eux les routes le la liberté ! Ils lémancipent ! Ca na pas traîné ! Que tout le monde dabord sache lire les journaux ! Plus dillettrés ! Il en faut plus ! Rien que des soldats citoyens ! Qui votent ! Qui lisent ! Et qui se battent ! (Ibid., p. 69)
Tous les discours officiels, toutes les philosophies ne visent selon Céline quà masquer la réalité sacrificielle de la guerre et de lexploitation des hommes par les hommes. Ainsi prend-il à contre-pied tout ce quon a pu leur promettre en leur cachant la vérité. Il le fait pour la guerre mais il le fait pour tant dautres réalités que ce combat quil entreprend apparaît presque parfois emprunter au prophétique du ton de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Céline cherche à agir comme le révélateur, le dénonciateur des gestes qui, dans lombre, organisent la marche du monde. Pour exemple la façon dont il sen prend à la thématique coloniale des années trente, qui entend donner une image impériale de la France momentanément affaiblie, et ayant besoin pour se régénérer daller coloniser lAfrique. Céline ridiculise lidée dune armée coloniale qui serait le corps même de la renaissance de la France. Larmée au contraire est composée selon lui de personnages instables, incapables de mener à bien un combat, dépourvus des qualités qui doivent appartenir à un vrai soldat. Dautre part, Céline ne croit pas que lAfrique puisse proposer une quelconque avancée humaine, au contraire il voit personnellement lAfrique liquéfiée, il la voit en état de décomposition, comme il voit du reste lensemble du monde. Et si la description quil fait du continent est certes fantasmatique, elle témoigne cependant de façon très explicite de ce dégoût quentretient lécrivain pour les espoirs vains, toujours renouvelés mais idéalistes, dune civilisation qui reste vouée à léchec perpétuel et à la mort.
La civilisation américaine fait elle aussi lobjet dun traitement très négatif de la part de Céline, qui bien entendu ne lenvisage pas du tout libératrice ou émancipatrice, mais au contraire bien représentative du faste utilisé par les hommes pour exploiter dautres hommes. La tentation américaine, qui est celle de la modernité, constituant au contraire à ses yeux une régression de lhumanité, et non une évolution, comme on essaie de le prétendre. Ce que lon veut faire croire aux peuples, cest quils " gagnent du progrès " en travaillant de plus en plus, mais en réalité ils ne gagnent rien, sauf quelques heures de repos avant de retourner alimenter une richesse fictive dont ils ne bénéficieront jamais. Dès lors, Céline refuse radicalement de considérer le travail comme une valeur humaine. Le travail ne peut constituer un espoir parce quil est lui aussi la forme cachée, loutil (peut-être le plus élémentaire) quont encore trouvé les plus forts pour exploiter les plus faibles, un autre leurre despoir. Céline ne voit plus dans nos valeurs que les résidus dun désespoir plus vaste, inscrit au cur de chaque être, mais sans doute refoulé au plus profond deux-mêmes, ignoré et que lui, tente de faire resurgir en pulvérisant méthodiquement toutes les croyances habituelles qui permettent aux hommes de supporter le monde, et de ne pas chercher à comprendre plus loin ce qui sy passe.
Ca leur est bien égal. ( ) ils ont toujours la conscience tranquille. Jen avais trop vu moi des choses pas claires pour être content. (Ibid., p. 199)
Céline mène ainsi dans Voyage au bout de la nuit une critique sociale très virulente, visant alternativement larmée, les responsables de la colonisation, le pouvoir de largent, et au passage, comme le souligne Godard, la religion jugée complice. Mais sil manifeste une haine terrible envers les puissants et les riches, il ne se montre pas plus aimable avec leurs victimes. Les pauvres, les " couillons de la vie " comme il les appelle, qui se laissent exploiter royalement sans jamais se révolter, sont représentés eux aussi sous leur véritable jour. Ils sont devenus méchants comme le monde, violents eux aussi et le pire, cest que plutôt que de se révolter contre leurs oppresseurs, ils retournent cette violence qui les ronge contre leurs semblables.
Ils rajeunissent cest vrai plutôt du dedans à mesure quils avancent les pauvres ( ). Leur tâche à eux, la seule, cest de se vider de leur obéissance, de la vomir. Sils y sont parvenus avant de crever tout à fait alors ils peuvent se vanter de navoir pas vécu pour rien. " (Ibid., p. 379)
Riches, pauvres, Céline estime que les hommes sont les mêmes, il parle de leur " vacherie " et de leur " lourdeur ". Toutes les civilisations sont prises dans lengrenage de cette perdition, et il nenvisage pas dissue possible. Les peuples saccroissent en se perdant, cest irrémédiable. En fait, dans Le style contre les idées, Céline dit avoir invité les hommes, les avoir prévenus et les avoir exhortés à ne pas faire la guerre, à se conduire en lâches vis-à-vis de la mère patrie, mais il dit aussi quils ne lont pas écouté. Dès lors, il semble quil nenvisage plus de discussion possible avec ses contemporains. Ils les jugent lâches et égoïstes, incapables dambition et résignés.
Autant ne pas se faire dillusions, les gens nont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, cest entendu (p. 292)
De même, si la guerre constitue pour Céline lhorreur humaine par excellence, il ne considère pas la paix dun meilleur il. Car sil fait la différence entre temps de paix et temps de guerre, il nest convaincu que dune chose, cest que dans lun comme dans lautre, les hommes sont semblables à eux-mêmes, il ny a pas de raison pour quils se réveillent un jour et quils comprennent, et même sils le faisaient, il serait sans doute bien trop tard, car " Le prince de ce monde est déjà jugé. " Il se juge lui-même. Il est victime de ses propres fautes, enchaîné et prisonnier de des propres lois. (Evangile selon Saint Jean)
En somme, tant quon est à la guerre, on dit que ce sera mieux dans la paix et puis on bouffe cet espoir là comme si cétait du bonbon et puis cest rien quand même que de la merde. On nose pas le dire dabord pour dégoûter personne. (p. 234)
Céline ne peut envisager de condition meilleure pour lhomme dans lavenir, de même quil nenvisage pas le monde perfectible. Et si M. Bakhtine considère que la manière dont il discrédite par labsurde les puissants est " carnavalesque ", et quil le compare à ce titre à François Rabelais, il reconnaît aussi que le phénomène de dégénération et de renversement des valeurs présent chez Rabelais est le prélude pour une régénération, tandis que Céline met laccent sur une déperdition inéluctable et définitive des forces vitales de lhomme. " Lhomme est une chose quil faut surmonter ", disait Nietzsche. Céline quant à lui nest persuadé que dune chose, lhomme ne pourra pas être surmonté, il est incapable de sorganiser une vie meilleure, ceux qui le prétendent sont des menteurs, ceux qui lespèrent des idiots. Or Céline ne veut ni mentir comme les grands de ce monde, ni croire en une résurrection humaine, en une possible élévation.
Il faudrait fermer le monde décidément pendant deux ou trois générations au moins sil ny avait plus de mensonges à raconter. (p. 213)
Dautre part, Céline est un homme très agité par la conscience quil a de la décrépitude physique de son être. Ce quil observe et qui constitue la seule vérité pour lui, cest le fonctionnement même du corps pour lequel il manifeste une véritable obsession. Il voit lhomme comme un être par nature souffrant et désespéré, comme un être organique en état de faillite corporelle. Ayant appris et exercé la médecine, Céline entretient un rapport au corps tout à fait lié à la vision quil se fait du monde. Il parle de " ce cancer qui nous monte déjà peut-être, méticuleux et saignotant du rectum " (p. 382), ou de " la cellule au fond du rein ( ) qui veut travailler bien pendant 49 heures, pas davantage, et puis qui laissera passer sa première albumine du retour à Dieu. " (Quon sexplique, post-face à Voyage au bout de la nuit, In Candide hebdomadaire, 1933). Cest la nature humaine qui est vicieuse, elle nous a déterminés à mourir sans jamais pouvoir capitaliser nos expériences. On napprend rien qui puisse nous servir, car le fait est quil y a trop à apprendre.
Mais il y a trop de choses à comprendre en même temps. La vie est bien trop courte. ( ) On a des scrupules, on hésite à juger tout ça dun coup et on a peur surtout davoir à mourir pendant quon hésite, parce qualors on serait venu sur la terre pour rien du tout. Le pire des pires. (Voyage, p. 382)
Parallèlement, lauteur observe et écrit dans Voyage au bout de la nuit quelques pages sur les animaux, reconnaissant dans leur parcours physique les mêmes signes visibles de décrépitude corporelle chez les humains. Mais il conclut que contrairement à lanimal, ce qui manque à lhomme, cest une culture forte, une véritable Nature qui puisse le préserver. Cependant il reste que lhomme comme lanimal est habité par une force de destruction, et quil ne peut évoluer quau prix dune déchéance, à la fois physique et mentale. Il sautodétruit naturellement et sa marche est celle, symbolique, dun agonisant qui se rend à la mort.
Quant au reste, on a beau se donner du mal, on glisse, on dérape, ( ) on narrive à rien. Cest bien prouvé. Et depuis tant de siècles quon peut regarder nos animaux naître, peiner et crever devant nous sans quil leur soit arrivé à eux non plus jamais rien dextraordinaire que de reprendre sans cesse la même insipide faillite où tant dautres animaux lavaient laissée. Nous aurions dû comprendre ce qui se passait. Des vagues incessantes dêtres inutiles viennent du fond des âges mourir tout le temps devant nous, et cependant on reste là, à espérer les choses Même pas bon à espérer la mort quon est. " (p. 332)
La mort inéluctable est déjà présente partout autour de nous, et Céline la ressent comme la pièce maîtresse du jeu, qui une à une fait tomber les forces vitales des êtres vivants. Or daprès ce que dit Céline, si Rabelais et Shakespeare ont alimenté son écriture, Freud a lui aussi joué une part dans le délire qui a accompagné lécriture de ce livre. Même si ce nest nullement explicité par le texte, il a écrit le roman en référence à la psychanalyse freudienne. Aussi a-t-on pu lire dans le " voyage " une métaphore de lexploration de cette nuit mythique quest linconscient. Mais à lévidence, même si Céline a pu évoquer ces régions intérieures, ces zones enfouies dans lombre, qui font de lhomme un être séparé de sa propre vérité, et par conséquent étranger à lui-même, ce quil emprunte à Freud dans le roman nest puisé que dans ses derniers travaux, consacrés à lenvie latente chez lhomme de tuer et dêtre tué.
Tous les hommes de la terre nont quà aller à la mairie dire : " Moi, vous savez, je ne vais pas à la guerre. " Eh bien, il ny aura pas de guerre. Si donc ils la conservent, cest parce quils aiment ça, ce désir général, ce désir de destruction. " (Interview de 1959, Cahiers Céline 2, p. 128)
Cest de cette envie, de cette faculté que naîtrait la violence, et Céline naturellement approuve la thèse de Freud, pour qui désormais il nourrit une véritable admiration.
Les travaux de Freud sont réellement très importants, pour autant que lHumain soit important. " (Lettre à une amie, 1933, Cahiers Céline 5, p. 175)
Ce " noyau de nuit " comme la appelé André Breton, et quont reconnu de nombreux écrivains du XX° siècle (Malraux, Char, Camus ) comme la source vitale et créatrice, Céline le ressent lui aussi comme fondateur de lhomme. La vision du monde quil nourrit étant celle dun territoire où le désir de mort est plus grand que celui du sublime. Toutefois, si Céline portait un intérêt énorme à Freud, il faut bien dire quen ce qui le concerne, Freud fit une critique très sévère du roman, déclarant ne pas avoir " de goût pour cette peinture de la misère, pour la description de labsurdité et du vide de notre vie actuelle, qui ne sappuierait pas sur un arrière-plan artistique ou philosophique. " Ajoutant : " Je demande autre chose à lart que le réalisme " (E. Jones, La Vie et luvre de Sigmund Freud, T. III, PUF, 1969, p. 101). Freud range luvre dans une seule intention, nihiliste, or la cure freudienne est aux antipodes du nihilisme puisquelle prétend reformer et libérer les formes de vie. Freud est un héritier des " Lumières ".
Il est vrai que la peinture du monde effectuée par Céline dans le roman est terriblement sombre, que la fin du livre ne propose aucune solution réelle, et que lon pourrait se résoudre à penser avec Freud que Céline senferme dans une attitude résolument nihiliste, sil ne prétendait pas lui-même être parvenu à lexpérience de ses propres limites et avoir dû modifier le sens de sa démarche.
Toujours javais redouté dêtre à peu près vide, de navoir en somme aucun sérieuse raison pour exister. A présent jétais devant les faits bien assurés de mon néant individuel. (Voyage, p. 203)
Car si Céline semble résigné à accepter la mort comme unique vérité, il avoue ne pas avoir pu accomplir ce geste symbolique quen toute logique il aurait dû commettre. Il na pas pu se tuer. Il ny aura donc pas de bonheur, il en est convaincu, pas de plaisir terrestre non plus car le monde va et court à sa perte. Céline reste définitivement persuadé que la vie est un crime, quelle est naturellement invivable, mais il découvre quil y a pire encore, car loublier et se résigner reviendrait à créditer une attitude encore plus " vache ". Loublier et se résoudre comme les autres serait manifester beaucoup trop de complaisance, et Céline se met à écrire. Plutôt que de se suicider directement, il choisit la voie de lécriture, qui est peut-être, comme lévoque Jacques Derrida, un moyen, le seul, de " Survivre " (Parages, éd. Galilée)
La grande défaite, en tout, cest doublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusquà quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce quon a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ca suffit comme boulot pour une vie toute entière. (Voyage, p. 25)
Céline parvient au constat que seul il nest rien. Convaincu du tragique de toute situation individuelle, il atteint sans doute un point extrême de sa pensée qui lempêche davancer. Il sent quil est prisonnier dune tentation qui ne mène à rien, mais qui est " la mort dans une vie en cours " (M. Duras, Le Vice-Consul, p. 65)
La plupart des gens ne meurt quau dernier moment, dautres commencent et sy prennent vingt ans davance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre. " (Voyage, p. 36)
Et là où lon serait tenté de conclure trop vite à un nihilisme total et définitif de la part de lécrivain, Godard invite à reconsidérer dans lentreprise célinienne le fait quil a offert malgré tout et malgré lui peut-être une voix et un discours à une communauté dexclus qui, comme lui, ne sont jamais représentés. De nombreux écrivains ont partagé cet avis et notamment Bernanos, jugeant avant tout que le roman agit comme une véritable dénonciation des inégalités sociales et des injustices. Car si paradoxalement Céline écrit sur la misère des hommes et sur leur peu dentrain à vivre, ils restent son principal sujet. Et sil ne cache pas un profond mépris pour eux, il leur reconnaît parfois aussi une certaine forme de beauté, mais étouffée, enfouie sous des tonnes dabjection.
Ils en ont des pitiés les gens, pour les invalides et les aveugles et on peut dire quils en ont de lamour en réserve. Je lavais bien senti, bien des fois, lamour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement cest malheureux quils demeurent si vaches avec tant damour en réserve, les gens. Ca ne sort pas, voilà tout. Cest pris dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, damour. (p. 395)
Cet amour, Céline ne le nie pas, mais il fait le constat tragique quil reste inaccessible, car trop refoulé par leurs consciences. Trop profondément enfoui, il ne peut plus délivrer. Cest " linfini mis à la portée des caniches ". Il pourrait y avoir une vraie Compréhension humaine puisque lamour existe, mais ce qui coince, cest toujours lhomme. Lhomme qui, avec tant de beauté et de force en lui, continue de se comporter avec lamour comme un chien devant lidée de linfini. Tous les discours de paix et damour ne serviront à rien selon Céline, tant que les hommes eux-mêmes nen seront pas à la hauteur, et il est à craindre quils ne le soient jamais.
Ils poussaient la vie et la nuit et le jour devant eux les hommes. Elle leur cache tout la vie aux hommes. Dans le bruit deux-mêmes ils nentendent rien. Ils sen foutent. ( ) Je vous le dis moi. Jai essayé. Cest pas la peine. (p. 209)
Ainsi Céline séloigne des hommes ? Pourtant à lévidence il sadresse bien à quelquun ici. Quand il écrit : " Je vous le dis ", il demande quon le croit. Il est encore malgré tout dans le désir de communiquer. Il aurait pu se tuer certes, mais sil na jamais pu cest parce quen lui le désir décrire était plus fort que sa haine du monde. Face à la résignation et au désespoir, le désir décrire se révolte, le désir de dire combien les hommes sont mauvais, même si ce nest pas complètement leur faute, puisque cest la nature elle-même qui a décidé de leur sort. De ce fait, ce quil y a de plus terrible sans doute na pas encore été dit, et il reste à Céline de le faire.
Cest la nature qui est plus forte que nous voilà tout. Elle nous essaye dans un genre et on ne peut plus en sortir de ce genre-là. Moi jétais parti dans une direction dinquiétude. (p. 229)
Cette " direction dinquiétude ", je ne crois pas quelle ait jamais quitté Céline, comme je ne crois pas quil ait fini par avoir de plus grande estime pour les hommes, la suite de sa vie semblant prouver le contraire. Mais il reste que Céline a cru un moment pouvoir retourner du côté des autres, les gens, et que cest ce qui lui a permis à la fois décrire et de se libérer peut-être momentanément de ce rapport au monde et aux hommes si difficile, si douloureux, qui hante tous ses écrits.
Il y a un moment où on est tout seul quand on est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver. Cest le bout du monde. Le chagrin lui-même, le vôtre, ne vous répond plus rien et il faut revenir en arrière alors, parmi les hommes, nimporte lesquels. On nest pas difficile dans ces moments-là car même pour pleurer il faut retourner là où tout recommence, il faut revenir avec eux. (p. 328)
Céline revient aux hommes grâce à lécriture. Et dès lors ils constitueront son principal sujet. Ce qui incarnera le filtre magique par où faire passer sa première vision du monde pour la transformer en une seconde, plus moqueuse, dévoilant les côtés absurdes du monde, voir tragi-comiques, cest le rire. Le rire comme unique solution. Car contrairement à ce que dit Freud du roman, Céline ne réalise pas la très difficile peinture de la réalité, il en fait la satire, il sen moque, il la regarde den haut. Visionnaire exact, cest-à-dire hors du monde, Céline travaille à révéler ce que lhomme a oublié de voir ou dentendre, à ce quon lui a caché si effrontément. Il quitte le manteau de lêtre tragique, désespéré, pour revêtir celui du bouffon qui raconte la vie, celui dont parle Shakespeare dans Macbeth quand il dit que " La vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et pleine de fureur, et qui ne signifie rien. " Et puisque le langage et lhéritage " classique " représentent pour Céline ce quil y a peut-être de plus fabriqué et de plus trompeur, il décide de concentrer la plus grande part de son effort à la création dun autre langage, dun style, permettant à un regard neuf et libre de sexprimer. Céline fabrique un langage inspiré du français parlé dorigine populaire, mais littéralisé.
Aussi, lattitude de Freud, qui manifeste un si grand rejet pour le Voyage, en invoquant avec audace labsence de qualité propre à lart ou à la philosophie dans le roman, peut-elle pousser à croire quil na pas lu le roman et fait état ici de vagues rumeurs sur le contenu du livre daprès lesquelles il aurait rapidement établi un jugement. Toutefois, je modèrerais mon propos en revendiquant à Freud la liberté du goût personnel, qui elle, est indiscutable. Néanmoins je continue de croire que Céline ne ment pas sur son rapport au monde, et quil le fait dans un style de grande qualité, qui à lui seul tient lieu de cet " arrière-plan littéraire " allégué par Freud. Jajouterai que ce style constituait la part majeure pour Céline de son travail, mais que lautre plan, philosophique, est tout aussi manifeste. " Des idées, il y en a plein les encyclopédies, ce qui compte cest le style. ", écrit Céline dans Le Style contre les idées. Ainsi, Freud déclare que Céline na pas de style, Céline affirme que lélaboration dun style est son unique tâche. Les deux hommes resteront irréconciliables. Cependant, rappelons avec Nathalie Sarraute combien lirruption de ce nouveau style dans la littérature bouleversa et modifia ses enjeux.
Quand on a lu pour la première fois Voyage au bout de la nuit, cétait comme une délivrance : tout à coup, la langue parlée faisait irruption dans la littérature. Pour quelques-uns dentre-nous, Céline était un sauveur. (Interview, Libération, 1989)
Malgré la critique virulente quil fait de la faculté de sexprimer, Céline croit donc dans le pouvoir indicible des mots, tout comme il croit au rire comme ultime réponse au tragique. Par lironie et labsurde, Céline mène à sa manière un combat contre la douleur et la solitude individuelle qui fondent lHomme. Le rire rabelaisien étant selon lui la seule réponse au tragique shakespearien, la seule musique capable de faire oublier le bruit terrifiant que fait le monde.
Le bonheur sur terre ça serait de mourir avec plaisir, dans du plaisir Le reste cest rien du tout, cest de la peur quon nose pas avouer, cest de lart. (Voyage, p. 380)
Ainsi, comme le suggérait déjà Nietzsche en son temps, luvre vient au monde à la lumière en sortant de lobscur, de la nuit. Or, cest bien le propos du " voyage ". Lombre, lobscurité, les ténèbres en sont le lieu dun bout à lautre du roman. Et comme lévoque encore Nietzsche quand il écrit : " Nous avons lart pour ne pas sombrer (toucher le fond) par la vérité. ", Céline pense-t-il que nous avons lart afin que ce qui nous fait toucher le fond nappartienne pas au domaine de la vérité ? Que le fond, leffondrement appartiennent à lart ? Et que pour la manière, nous avons le rire ?
Javais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes. Cest peut-être ça quon cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même, avant de mourir. (Voyage, p. 238)
Frédérique R.
juillet 2002