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Cohen mon bien aimé
par Irma Krauss

Albert Cohen

Je ne sais plus quand exactement ni comment j'ai fait la rencontre d'Albert Cohen. Tout ce dont je me souviens, c'est que Belle du Seigneur j'ai mis un certain temps à le lire. Je le regardais, je le feuilletais, je me disais, j'attends encore, je le rangeais à nouveau à l'horizontale sur une étagère de la bibliothèque. Ainsi de suite, puis le moment est venu et je ne l'ai pas lâché - je savais que lorsque je le remettrais sur l'étagère il serait désormais à la lettre C pour Cohen et cette fois à la verticale. Comme un totem. Les grands livres de ma vie ont toujours eu cette allure de tango. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est ainsi. Dans le fond je le sais un peu, la séduction ... c'est la grande affaire de ma vie. Alors les livres glissent vers la séduction, comme le reste : tout y passe.

Lorsque j'ai commencé Belle du Seigneur, je n'y comprenais rien. C'était qui cet homme à cheval , ce centaure, ce fou masqué avec du papier noir sur les dents obsédé par l'amour que les femmes pouvaient porter à un homme uniquement pour sa beauté et qui lui s'enlaidissait volontairement la denture tout en épiant une femme par la fenêtre ? Et cette femme, quelle drôle de femme. Une rêveuse qui - pendant des pages et des pages sans aucune ponctuation - flânait dans sa tête en rêvassant dans un océan de mots. Une femme si enfantine et si démunie à la fois. À la limite de la schizophrénie. Et tout ça se passait pendant que cet énergumène dément soliloquait et que cette femme aussi étrange, que cet homme, soliloquait également. Un fou et une rêveuse. Mais quel drôle de début pour un roman. Plus tard, j'ai compris que j'aurais dû commencer par lire Solal.

Belle du Seigneur, si puissante cette oeuvre, que je ne comprends pas comment il se fait que tant d'écrivains - et il sont légion - puissent continuer d'écrire sur la passion amoureuse d'une façon aussi fade et convenue après cette oeuvre majeure de la littérature. Oeuvre phare !

À travers Cohen j'ai découvert ce que je pressentais : l'amour entre un homme et une femme est impossible. L'amour est un leurre. L'autre ne sera jamais assez. Rien n'est jamais assez, de toute façon. Et de cela nous sommes inconsolables. Condamnés sommes-nous à n'être jamais rassasiés. La passion amoureuse, elle, en revanche, est sans issue, mais elle est l'unique voie qui permet la déflagration. La passion nous fait découvrir nos zones méconnues, elle est apeurante car dévorante. La passion est non viable par essence mais essentielle dans sa substance. Le désir passionnel est un état de grâce, l'autre cependant ne peut jamais être à la hauteur du désir : d'où le manque. Le vide. L'obsessionnel « pas assez ». La passion amoureuse ne comble pas, elle nous met face à ce manque qui ne pourra jamais être comblé.

Qu'est-ce qui pourrait combler ce manque ? La fusion.

Et la fusion c'est le début de la vie : le ventre de la mère où on se nourrit à même sa chair et son sang. L'impossibilité de la fusion quoi qu'on en dise est avec la mort et la douleur ce qu'il y a de plus difficile à accepter. On est seul, inexorablement seul - et la passion ne dit rien d'autre que ça. Elle le crie. La passion est liée à la folie. Rares sont ceux qui ont le courage de s'y aventurer. La transfiguration ... ça dérange.

Solal et Ariane se sont tétanisés et asséchés à vivre en vase clos. La mort était inéluctable. Voire désirable. On ne se tue pas parce que l'on veut mourir mais plutôt parce que l'on veut vivre.

L'intéressant étant qu'auparavant dans la littérature la passion s'éteignait de n'avoir pas été mise sous verre. Ici justement, précisément Solal (le Juif paria) et Ariane (la divorcée de l'inénarrable Deume) deviendront des errants de luxe mis au ban de la société. Des proscrits. Des indésirables. La critique de la société est extraordinaire chez Cohen et dans Belle du Seigneur il la montre, cette société, dans toute sa perfidie et son conformisme de bon aloi à travers le rejet de Solal et d'Ariane. Je me souviens encore de Solal étouffant sous la conversation de Proust mille fois répétées et entretenues par Ariane. Ce besoin de Solal de parler à quelqu'un d'autre, n'importe qui, même de n'importe quoi, car Ariane ne peut être tous les autres. L'autre est un néant qui nous renvoie à notre propre abîme. Solal le sait, Ariane ne veut pas le savoir. L'asphyxie aura raison d'eux.

Je me rappelle aussi de ces magnifiques pages de Belle du Seigneur relatant des cocktails où tout le monde s'étire le cou pour parler à plus important que soi. La vanité éphémère et obséquieuse de la réussite sociale. Je n'ai jamais pu après avoir lu cette oeuvre aller à des vernissages ou des colloques sans voir à l'oeuvre les m'as-tu-vu s'étirant


le cou pour parler ou essayer de trouver d'autres m'as-tu-vu plus importants qu'eux qui leur conviendraient pour un petit saut social. Et ces autres m'as-tu-vu plus importants cherchaient d'autres m'as-tu-vu encore plus importants qu'eux et ainsi de suite... ad nauseum. Ce goût de la promotion reptilienne dans l'échelle sociale des courbettes je la vois maintenant comme si j'avais un oeil rechargeable.

Le livre de ma mère m'a amené à comprendre que la vie asphyxiante d'Ariane et Solal c'était un peu la vie d'exclus du jeune Albert et de sa mère. Albert au café avec sa mère qui aurait aimé manger sa glace en parlant aux autres mais c'était lui et sa mère. Rien à faire. Lui et elle s'inventant ce qui pouvait se dire aux autres tables, pour ne pas se sentir lourds devant une si belle choses à déguster. Les Juifs on n'en voulait pas. Point final. Et Albert et sa mère étaient Juifs. Point final. Le livre de ma mère. Un livre d'amour et de remords. Un vieil homme, un vieux diplomate, s'ennuyant de sa mère qu'il aurait aimé tenir encore par le bord de sa robe pour qu'elle le rassure et le console - par ce geste si petit et pourtant si émouvant. Pour moi, un des plus beaux sinon le plus beau livre écrit sur la Mère. L'amour inconditionnel - le vrai, l'unique - celui de la mère et l'enfant. Le don.

De Belle du Seigneur au Livre de ma mère : l'amour - cette chose terrible et inconcevable.

Avec Les Valeureux j'ai voyagé dans le vertige des Milles et une nuits. La pauvreté comme richesse d'inventions. Le jeu. La bouffonnerie. Le flamboyant. Qu'ils sont beaux et horribles les valeureux ! On aimerait en avoir au moins un chez soi, pour le regarder vivre avec son imaginaire dément. Quelle liberté avec Les Valeureux, d'une démesure hallucinante.

Cohen : une rencontre immense rivée à la peau.

Lire Cohen c'est être traversé par un hymne à la vie (les fabuleux Valeureux qui humainement sont à plus d'un titre des êtres merveilleux et tarés mais si attachants par leur imaginaire débridé, des cancres émerveillés) et aussi un terrible désespoir sur la société humaine (l'amour n'existe pas, la différence mène à l'exclusion, la réussite sociale se crée et s'engendre sur l'échec de soi). Hymne et désespoir !

Une oeuvre fait son travail avec le temps. Cohen s'est répandu en moi lentement rien à voir avec un quelconque travail de dynamitage. Si je dis que Cohen est rivé à ma peau, la métaphore me vient de la magnifique formule de Valéry que j'ai détournée " Le plus profond c'est la peau ".

Le corps a une mémoire. Le corps est un réceptacle. Pierre Bourdieu dit que l'ordre social s'imprime dans le corps. Cohen, le magnifique, l'avait compris bien avant lui.

En ce qui a trait à la fusion, force est de constater que cette conception est peut-être à la base du Christianisme - par ricochet du monde occidental. Farfelu ? Peut-être pas autant qu'on pourrait le croire. Auparavant, que l'on pense aux Égyptiens, aux Grecs et aux Romains aucune idée de ce genre n'était véhiculée par les divinités. Les Égyptiens frayaient avec une mythologie du Royaume des Morts, les Grecs et les Romains quant à eux se sont servis de la mythologie pour appréhender le monde et en quelque sorte tenter de l'expliquer. Avec le Christianisme on fracasse tout. On arrive avec la Révélation de la fusion. On n'en est pas sorti. Notre époque joue à la fusion . L'homme fusionnel. On est pris dans une fusion dévoyée de son essence et qui tentaculairement a tout envahi. La guerre, la colonisation, qu'est-ce que c'est dans le fond sinon la dissolution dans une recherche de fusion : que l'autre devienne le même et ça ne marche pas, alors on nettoie, on phagocyte. Les grandes multinationales de quoi parlent-elles ? De fusion. La fusion comme idée de tout englober : le pareil engendrant le pareil - la différence devenant une relique folklorique javellisée au mieux, au pire elle est férocement saccagée. L'Occident est englué dans une gangue fusionnelle. La volonté de l'indifférenciation. Rien d'étonnant à ce que la science s'entiche du clonage.

Bref l'Occident est empêtré jusqu'au cou dans un Christianisme et Il ne le sait pas, me semble-t-il... La fusion est une valeur chrétienne revisitée. Se débarrasser de la fusion profane équivaudrait à la laisser à son état sacré originel (mère/enfant). Le Christianisme a eu un coup de génie avec son paradis perdu et son retour à la fusion totale. Quel marketing!


Il n'y a pas de paradis perdu. Il n'y a qu'une fusion primordiale mère/enfant. Après c'est fini ... pour toujours.

Tiens je m'ennuie de ma mère tout à coup ...

Irma Krauss



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