par Irma Krauss
Traduit de litalien par Martine Schruoffeneger
Julliard 1987
Hier, après-midi, je suis allée voir le film Amen.de Costa-Gavras. En gros, le film raconte lindifférence de lÉglise catholique, sous le pontificat de Pie XII, pendant que les juifs séchappaient en fumée par les cheminées des camps dextermination nazis.
Le Vatican savait. Il na pas pris position. Non, il serait plus juste de dire quil a choisi lomerta. La loi du silence. Le Vatican État diplomatique riche et puissant faut-il le rappeler - a laissé la situation suivre ses voies impénétrables et a opté dintercéder par la prière pour apaiser ces malheureuses choses qui rôtissaient - 24 000 juifs (et tziganes) sont partis en fumée, seulement dans une seule journée, en août 1944, à Auschwitz, ne loublions jamais.
Pendant ce temps, métaphoriquement parlant, le cur de Sa Sainteté Pie XII saignait, en priant, sous ses magnifiques habits dapparat, dans sa magnifique demeure pontificale ornée des plus grands chefs-duvre de la Renaissance. On lui doit, tout de même, la bulle Munificentissimus Deus, à Pie XII, et cela nest pas rien, car grâce à lui, lAssomption de Marie est un dogme depuis 1950. Force est de reconnaître, quil avait de la suite dans les idées, ce Pape : lAssomption, à bien y penser, cest une sorte dévaporation dans le ciel. La fumée humaine, des cheminées infamantes des camps de la mort nazis, senvolant dans le ciel, ça ressemble à une Assomption, sur une échelle, disons, monumentale.
Freud naurait pas désavoué mon association didées, cela dit sans prétention, sauf que Pie XII, lui, naimait pas tellement la psychanalyse ; cela le contrariait dans son infaillibilité de Représentant du Christ. Alors le freudisme a été, sous sa gouverne, sévèrement condamné. Pie XII na pas prié avec son cur sanguinolent pour que le fléau de la psychanalyse cesse, non, avec un courage peu commun, il a fustigé publiquement - à la face du monde entier - cette abominable forfanterie. On est Pape où on ne lest pas, nom de dieu ! Donc le youppin, fondateur de la psychanalyse, à la géhenne, et Paix aux hommes de bonne volonté.
Je ne suis pas anticléricale, loin de là. Il ma été donné de fréquenter des hommes religieux à plusieurs reprises lorsque je faisais des études de programmes ou grands cycles de peinture baroque, pour un conférencier. Jai rencontré des Jésuites, des Franciscains, des Bénédictins, et même des prêtres séculiers, et tous ces Hommes de Dieu étaient habités par une foi profonde et une ouverture desprit qui mont impressionnée. Tous des hommes simples, généreux, attentifs, disponibles et ne manquant pas de sens de lhumour. Nos conversations ont toujours débordé hors des points très précis diconographie religieuse, de théologie ou de sentences latines qui étaient lobjet principal de mes visites assidues. Et je dois dire que je me trouve privilégiée davoir fait la connaissance de ces hommes profondément humains et spirituels. Je nai pas la foi, mais lorsque je les quittais, la plupart du temps ébranlée, jaurais aimé lavoir.
Cela étant dit, la hiérarchique papauté, elle en revanche, me gêne et les grenouilles carriéristes qui tournent autour de ladite papauté avec. Si le Pape vivait authentiquement le message du Christ, il habiterait dans une modeste chaumière et coucherait sur une paillasse. Il mangerait chez les gens humbles et il irait réconforter les malheureux et les sans voix. Il donnerait son message évangélique simplement sans apanage dinfaillibilité. Il serait le premier à tonner contres les injustices de ce monde, comme le Christ, la fait. Et il encouragerait au lieu de décourager nombre de prêtres activistes qui nen peuvent plus de voir la pauvreté, la souffrance, et lhumiliation être le lot de millions de gens abandonnés.
Inutile de dire que dans ces conditions, les grenouilles courtisanes papales ne se rueraient point au portillon : ni pour saccaparer de son luxueux bunker, ni pour rafraîchir sa paillasse et encore moins pour lui succéder en tant que Représentant du Christ. Le Vatican est, pour moi, le symbole de la vanité et de la puissance drapé dans une spiritualité de lostentation.
Alors, paf ! Un coup de poing dans le ventre, cet Amen. ! Rien de tel pour se dire " cest quoi au juste la procédure pour se faire débaptiser ? ". Si, si, cela est possible. Je connais quelquun qui la fait, il y a quelques années. Oh ! combien tenace et fougueux cet ami en question. Il ma même montré toute la paperasse entourant cette prise de position, aussi abrupte que surprenante, qui mavait semblé à lépoque, un peu enfantine, voire insensée. Eh! bien javais tort. Mea culpa !
En attendant, de me faire débaptiser, jai pensé me plonger dans la lecture dun revenant, Primo Levi, éjecté du Lager des morts-vivants dAuschwitz. En est-il jamais revenu ? Quarante ans, après ce témoignage de lindicible, il se donnait la mort. La Shoah cest de l'impensable, personne n'est jamais arrivé à la penser, cest de lordre de limpensé. Devant la mort systématique, programmée, planifiée, industrialisée des juifs, le mot horreur semble tout à coup frivole. Mais y a-t-il un mot assez puissant pour tenter de nommer cette fureur démentielle, dannihilation totale de lhomme par lhomme ? Cest cela leffroyable, linsoutenable ! Hitler et ses SS étaient des Hommes, comme nous, les mettre hors du genre humain, ne veut rien dire, absolument rien dire. Les démoniser, la belle affaire facile ? Le Siècle des lumières, nous sommes des enfants du Siècle des lumières, donc de la raison ! Alors comment cela a-t-il pu arriver, comment avons pu laisser faire cela, comment avons nous pu être complices de cela ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Ô vous frères humains ! mais quest-ce que cela peut bien vouloir dire après la Shoah ?
Primo Levi témoigne.
Il témoigne sans ménagement, il témoigne quasi froidement. Il dit en fait comment les SS ont fait des prisonniers des camps dextermination, des bêtes de somme affamées, puis des sous-hommes, puis des esclaves pour aboutir à des choses. Lhumiliation totale et suprême aboutissant à la chosification de millions dêtres humains. Marqués au fer rouge, comme des animaux de cheptels, dépossédés de leurs noms, de leurs cheveux (tonte obligatoire), du moindre petit objet personnel, ces hommes, ces femmes et ces enfants sont devenus étrangers au monde et même au temps. Dans les camps dextermination nazis le mot demain navait aucun sens. Si le mot demain na aucun sens, il ny a plus despoir, plus despérance, plus de providence. Labandon et la déréliction : lenfer. Travaux forcés au-delà des forces humaines (doù une sélection naturelle de morts dites naturelles) ; quignon dur ou rance et soupe claire quotidienne leur donnant des ventres hypertrophiés ; deux par deux dans des lits de 70cm de large pour dormir après une douche de quelques gouttelettes deau froide crasseuse sans savon (il va sen dire) ; attifés doripeaux rayés pratiquement jamais lavés avec des sabots trop petits qui donnent des plaies et qui favorisent des gangrènes (doù encore une fois une sélection naturelle de morts naturels) ; puanteur des dortoirs surpeuplés ; pestilence des seaux remplis de merde et de pisse que lon doit transporter pour aller se décharger ( quatre à cinq fois par nuit) et que lon remet au suivant en souhaitant quon n'ait pas soi-même à avoir à aller le vider parce quil déborde de toutes les déjections des autres ; dix heures par jour à travailler comme les derniers damnés de la terre ; le froid, lhorrible froid qui transperce le corps squelettique affamé sous la minceur de la guenille rayée ; diarrhée, typhus, dysenterie, tuberculose ; les rêves toujours les mêmes identiques à tous, on se revoit chez soi, en famille, ils y sont tous, on a mis la table, on est bien, on parle, et puis on se met à raconter lexpérience des camps, et personne, personne, personne ne veut écouter cela, plus personne nécoute, plus personne.
Et puis le camp a ses lois. Il faut les apprendre vite, très vite, sinon cest la mort immédiate. Toute une économie parallèle, faite de rapines, de vols, de mensonges, dintrigues, de délations, de ruse, se met en place. Cest moi ou toi, alors aussi bien que ce soit moi. Alors cest chacun pour soi, les règles, mais il n'y a pas de règles. Il y a des lois. Les gros lemportent les petits crèvent. Tu te fais copain-copain avec les salauds. Et les salauds en face ce ne sont pas forcément les SS (les SS tu les vois pas face à face, tu les vois de loin, et de biais) alors tu transiges, avec les représentants des proéminents, les substituts acolytes aussi tétanisés que toi mais qui veulent en imposer : les civils, les prisonniers de droits communs, les prisonniers politiques, les non juifs, des juifs, nimporte qui pourvu quils puissent te rapporter quelque chose, du pain, de la soupe plus épaisse, des cigarettes, des sabots moins étroits, du fil, une aiguille, un travail forçant mais qui te tuera pas dans les prochaines semaines, réussir à sinventer une maladie pour rester peinard à linfirmerie . Et puis, et puis il y a les barbelés électrifiés, la mort instantanée, toujours possible, là sur-le-champ, mais encore faudra-t-il encore penser que lon est en vie pour se donner la mort. Et la cloche, la terrible sirène du garde-à-vous du matin, du midi et du soir pour cette armée de déguenillés qui sont des crève la faim tondus et puants. Des sous-hommes vivant dans les soubassements de la vie. La vie, quelle vie ? Y a-t-il une vie avant la mort dans un camp dextermination nazi ? Promiscuité, haine, magouille, dissimulation, la mort des autres, qui ne veut plus rien dire. Déréliction. Extermination de lhumanité dans lhomme. Et puis tout à coup, un jour, un moment de grâce, quelques strophes de Dante, pour quelquun, des strophes mal énoncées, mais quand même, un morceau de poésie, un restant dhomme dans un sous-homme, qui nest peut-être plus à ce moment-là tout à fait un sous-homme, une chose qui traîne avant daller finir en fumée dans une cheminée. Un autre jour, un civil apportant un peu de pain, un peu de soupe en cachette, pour rien juste, comme ça. Un don dun homme à un autre homme, non pas à un sous-homme, mais à un homme. Et puis, et puis en janvier 1945, Primo Levi, le Häftling 174517 est libéré du camp de lenfer par les Soviétiques.
Cétait un tout petit fragment du voyage au bout de la nuit de Primo Levi tel que ressenti à la lecture de Si cest un homme.
Irma Krauss
17/06/2002