par Alice Granger
Editions Grasset
Cet essai sur le bonheur peut se lire comme une enquête fine sur la façon dont les humains peuvent, à l'époque moderne et post-moderne, vivre la contradiction qui les habite jusqu'à sa conclusion, jusqu'à sa vérité désaliénante, jusqu'à plus faim.
Vivre pleinement la contradiction, c'est aller dans les deux sens à la fois, le conformisme le plus total à l'assignation au plaisir faisant apparaître en même temps la banalisation, la vulgarisation, et surtout l'ennui de n'être plus que les têteurs d'un programme se jouant de soi, en se fondant sur les besoins du corps retenu dans la matrice des jouissances médiatisées, par l'envie, le pousse-à-imiter, la honte d'échouer et d'être malheureux, d'être mal dans sa peau. Complètement immergés dans la matrice du bonheur, où nous devons envers et contre tout apparaître bien dans notre peau, sinon nous sommes coupables de ne pas bien nous débrouiller dans un monde où il y a tout ce qu'il faut pour notre bien-être, nous commençons à nous ennuyer, à être déprimés, à être fatigués de nos obsessions de santé, de facilités, de nos revendications accusatoires.
Nous sentons germer en nous l'intolérance à ce régime maternisant, dans lequel nous ne pouvons jamais payer la dette à la divinité matricielle invisible qui sait si bien programmer notre bien-être. Peu à peu, nous en avons assez d'être les otages-foetus de la logique des marchandises, comme si corps et âme nous n'étions que des consommateurs connectés au programme du bonheur. Ce qui prend force en nous, c'est le désir d'autre chose, étranger à la logique des marchandises et de la consommation qui nous réduit à l'état de foetus têteurs béats et perpétuellement euphoriques. Le stupéfiant généralisé qui a saisi l'humanité par le devoir de bonheur fait apparaître en même temps l'expérience de la mort à la vie libre, non entièrement programmée. Cette vie-là, totalement axée sur le bien-être, sur la consommation ( et même la culture peut être un bien de consommation ), s'avère dévastatrice, désorganisante, monopolisant tous les horizons au profit de la grande divinité matricielle occulte. C'est comme si nous n'étions jamais nés, jamais séparés, comme si nous était épargnée la douleur de la séparation, la souffrance originaire qui pourtant devrait nous constituer tous.
La prodigieuse dénégation de la naissance n'a pu se réaliser, se matérialiser sur terre qu'à partir des Lumières, qui ont pris à leur compte les promesses des religions ( les Lumières promettent le paradis sur terre de la même manière que les religions le promettaient dans l'autre monde pour ceux qui l'avaient mérité ), grâce à l'essor industriel et technologique qui a vraiment créé une nature à l'image d'une matrice, une nature dans laquelle on peut être.
Cette dénégation, qui réalise le fantasme de retour dans un giron matriciel de bonheur présentifié partout, conduit en même temps à l'intolérance d'un état de bien-être programmé, banalisé, uniformisé, surtout depuis l'accélération du processus depuis les années 60.
Il n'y a plus, dans cette logique de la contradiction à l'oeuvre dans le devoir de bonheur, l'alternative entre l'obligation d'être heureux en obéissant bien aux recettes, en étant de béats consommateurs et les protecteurs du capital et de la logique de marché, et le malheur, ce n'est plus ou bien, ou bien, mais c'est le bonheur et le malheur, cette souffrance qui fait retour, qui est souffrance de ne pas pouvoir souffrir la douleur d'être séparé, d'être né, cette douleur indispensable à la joie de retrouver des choses et des humains autres, non déjà imaginés, qui sont de merveilleuses surprises, et que la divinité invisible occultait jalousement pour demeurer la seule. La contradiction vécue jusqu'au bout, le devoir de bonheur traversé dans les deux sens, celui du bien-être flottant et celui de l'ennui, de la souffrance en tant que rester en souffrance par rapport à la vie avec ses surprises, ses possibilités infinies et imprévues, ses bifurcations, aboutit à une troisième solution, au tiers non exclu, à désirer ce qui n'est pas au programme, fait jaillir la joie dans la promesse que tout ce qui arrivera sera différent de ce que j'ai imaginé.
Le devoir de bonheur, que Pascal Bruckner analyse si bien, appartient à la logique de la drogue. Un toxicomane ne décrochera pas tant qu'il n'aura pas rencontré le risque, très réel, de mort, tant que les bénéfices euphoriques de la drogue seront supérieurs à la galère pour s'en procurer et à la dégradation du corps. Pour le devoir de bonheur, c'est plus soft, bien sûr. Mais il faut le même temps pour comprendre. Comprendre que l'idéologie du bonheur mise en place par les Lumières ( Voltaire disant dans "Les Mondains" que le bonheur c'est où je suis ) vise à dénier toute souffrance, c'est-à-dire en premier lieu la souffrance inhérente à la naissance, à éliminer le sacré ( qui a à voir avec la section, la coupure, la perte irrémédiable et originaire) au profit du profane, de ce qui est là à portée de mains, non perdu. Cette dénégation enlève aux humains cette douleur originaire, cette inscription de la perte d'où jaillit le désir de retrouvailles. Il faut du temps pour comprendre qu'on nous gave de bonheur programmé pour que nous n'ayons pas faim d'autre chose qui ne profite pas à la logique de la consommation. Il faut du temps pour comprendre que l'aventure de la vie exige la douleur de la coupure du cordon ombilical, et que ce n'est pas l'industrie du bonheur, qui a tout intérêt à nous garder comme de gentils consommateurs éternellement préoccupés de paraître bien dans sa peau comme tout le monde ou comme les stars à imiter, qui nous aidera. L'intolérance à ce genre de vie finalement très léthargique, très sédatif, passé à se laisser porter par les recettes de toutes sortes, ne peut surgir qu'en soi, comme désir de ne pas sacrifier l'essentiel.
Alice Granger