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Le fils de Shaïtane - Michel Cadence
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions NDZE. 2004.

Ce beau roman de Michel Cadence est comme un creuset dans lequel s'agitent tous les aspects de l'Afrique qu'il connaît bien, puisqu'il y a vécu pendant de nombreuses années. Tradition, structure de parenté différente de la nôtre (lorsque la mère meurt, c'est le frère de celle-ci qui doit s'occuper des enfants, non pas le père géniteur), croyances (par exemple le maraboutage), grigris, sécheresse, famine, guerres, prostitution, luxe côtoyant la misère, civilisation occidentale en train de phagocyter la jeunesse, sida.

Attila, le fils de Mamadou et de Maïmouna, est vu par son père comme le fils de Shaïtané, Satan, parce qu'il a tué sa mère en naissant. D'où son prénom, qui n'est pas musulman, Attila, que son père sous le coup d'une bizarre inspiration, lui donne, Attila qui a tué sa mère. Mamadou ne se remet pas de la mort de sa jeune femme Maïmouna, son dernier amour, qu'à plus de cinquante ans il avait épousée, même si elle avait l'âge d'être sa fille.

En fait, la mort de la jeune Maïmouna symbolise celle d'une Afrique en train de disparaître définitivement. Rêves, promesses, espérance, tradition, organisation immuable entre générations, tout s'en va avec elle. C'est l'enfant qui naît, Attila, qui a tout bouleversé.

Irremplaçable, la jeune Maïmouna: Mamadou rompra avec la tradition, il n'épousera pas sa jeune sœur! Dans ce roman, il y a tout le poids énorme de quelque chose qui s'en va irrémédiablement: donc, une jeune sœur ne peut remplacer l'épouse morte, l'Afrique morte. Mamadou pleure son épouse, son dernier amour, son Afrique perdue. Et ainsi, s'écrit la nature de ce qui est perdu, qui reste irremplaçable!

Dans le désert, il veut sacrifier son fils, le fils de Satan. Mais une voix l'en empêche! Il sacrifie un bouc, à la place.

A partir de là, bizarrement, il veut garder ce fils! Qu'y a-t-il sur la tête d'Attila qui le rende si précieux, se demande-t-il? L'auteur veut le garder, aussi! Car c'est comme un artifice de romancier, pour réussir à condenser toute l'histoire récente de l'Afrique, à commencer par cette tradition qui s'en va, et aussi pour faire résonner la vérité.

Mamadou lui-même commence par désobéir à cette tradition qui veut que ce fils, ainsi que les autres enfants, soient remis à la famille de sa femme. Puis, ce prénom, et la scène du baptême est incroyable! Seulement à la fin, Mamadou va concéder que le deuxième prénom d'Attila sera Kader, prénom du grand-père paternel. Et pas question qu'il s'appelle comme le grand-père maternel!

La mère de Mamadou aussi rompt avec les traditions. Elle régente tout. Pouvoir énorme de cette mère africaine! Elle décide de faire rendre la dot par la belle-famille! Comme si c'était possible de revenir en arrière! Mais ce n'est pas possible! Au contraire, cette folle idée va tout précipiter!

Ici, nous pouvons déjà soupçonner que si la mère de Mamadou a une telle importance pour son fils, la mère d'Attila en aura tout autant, même si cette importance restera occulte!

Le bébé Attila est volé par sa famille maternelle. A noter, dans ce roman, l'opposition au Sénégal, entre les sédentaires, les Wolofs, et les nomades, les Peuls. Michel Cadence écrit de surprenantes visites chez des sorciers, pour marabouter la famille ennemie! Et des grigris protègent du maraboutage!

La dot ne sera pas rendue. Mais le nouveau-né volé par sa famille maternelle va obliger celle-ci à reprendre le nomadisme, à fuir le Sénégal jusqu'au Mali, et là, la sécheresse va décimer presque tout le monde. La sécheresse: un des fléaux qui mine l'Afrique. Le jeune Attila est abandonné à des mères adoptives, en particulier Maman Fatou, qui sera assassinée sous ses yeux, lors de la guerre ethnique sanglante et mutilante entre le Sénégal et la Mauritanie. Allant de désastres en désastres, à l'image de cette Afrique minée par des fléaux successifs, Attila, qui a porté un temps le prénom de son grand-père maternel et ignore qu'il s'appelle Attila et qui il est, ne reçoit aucune éducation traditionnelle. Son père Mamadou, qui ne sait pas s'il est encore en vie, n'y est pour rien dans cette éducation sur les champs de la sécheresse, de la guerre ethnique, de la famine, des abandons. Attila semble passer de mains en mains. En réalité, ces mains ne font que prolonger les mains maternelles, qui semblent être en amont de toute tradition. Ce qui reste quand il n'y a plus, ou pas encore, de tradition introduite par le père.

Revenu à Dakar blessé, les bras cassés en Mauritanie, il retrouve sa famille paternelle, mais semble n'y avoir aucune place, dormant dans la cour. Mamadou, son père, qui ne l'a pas éduqué, le regarde comme un étranger qui ne l'écoute pas parler, lui coupe la parole! Il regarde la tradition enfuie ou pas encore transmise.

Attila ne veut pas s'appeler Attila. Il préfère son deuxième prénom: Kader. Kader explore Dakar, ville où se mêle pauvreté et luxe, où les jeunes s'imprègnent d'Occident, où la prostitution notamment masculine et homosexuelle en dit long sur le pouvoir de l'argent, sur la tentation. Boîtes de nuit, alcool, drogue, drôle de trafic qui passerait par un homme du Consulat du Canada. Kader, jeune homme à part, qui résiste à l'alcool, à l'homosexualité, qui rêve d'amitié pure, n'en finit pas de se laisser décevoir par des amis, ceux-ci totalement pris dans leurs dérives perverses, il n'y a rien, absolument rien, ce roman n'en finit pas de la dire, pour l'arracher à Satan, rien pour le sauver. C'est très triste, même si on n'en finit pas d'espérer, car ce Kader a l'air si droit! Rien, en réalité, ne peut l'enlever aux mains de sa mère, qu'il ne sait pas sentir à ce point sur lui. Tout est métaphore maternelle, pour lui. Dangereusement, on pourrait dire.

A la fin du roman, ce Kader se laisse prendre par une aventure amoureuse avec une Italienne de quarante ans, riche, appartenant au milieu diplomatique, et l'installant dans une chambre confortable qui le change du coin de cour familial où il dormait. On dirait qu'enfin la chance lui sourit par ce visage occidental, même s'il a l'air un peu gigolo. Kader, alias Attila, attend quand même tout de ce qui arrive, il se met entre les mains du hasard, et Dieu y pourvoira! Jamais il ne rêve d'autre chose, n'a envie de choses précises, ne fait de projets. Non, les choses arrivent, il passe comme de mains en mains, d'expériences en expériences, tout ceci remplaçant le cadre traditionnel d'avant! Là, même s'il affirme que c'est lui qui domine, surtout pas cette fabuleuse Italienne, il se laisse quand même faire! Même s'il lui pique sa voiture pour aller avec sa copine africaine!

Mais quelque chose est plus fort que cette Occidentale qui pourrait même l'emmener en Europe! Le sida. Kader a été contaminé en Casamance, où il fut envoyé comme soldat pour réprimer les indépendantistes! Les prostituées séropositives étaient utilisées comme armes contre les jeunes soldats. Kader a contaminé sa copine africaine Sophie, qui va le tuer.

On pourrait dire que la force de ce roman réside dans le fait de montrer de manière très vivante, par cette écriture vivante, truculente, que cet Attila, devenu Abdoulaye puis Kader, se confie au bon soin du hasard, des expériences chaotiques exactement comme avant les jeunes, on imagine, se confiaient à la tradition, à un cadre bien établi, des règles, des coutumes, une transmission. Ne pourrait-on pas dire que leur cadre traditionnel, leurs anciens, ont été totalement remplacés par des choses disparates, violentes, pouvoir de l'argent, de l'Occident, regains de guerres intestines entre nomades et sédentaires, mais ce qui a remplacé gardant autant de pouvoir. Le jeune Kader, à Dakar, n'écoute pas son père, mais le cadre de ses expériences semble jouer exactement comme autrefois les leçons de la tradition. Il est complètement immergé dedans! Bien sûr, il résiste à l'alcool et à la prostitution, mais pas à la belle et riche Italienne, qui semble revenir vers lui avec l'âge d'une mère! Le visage de sa mère Maïmouna semble avoir pris les traits de cette femme occidentale d'âge mûr, et en quelque sorte l'emmènera, puisque c'est elle qui lui fera faire le test lui annonçant sa séropositivité! Tout se joue comme un retour du refoulé! Comme le retour de ce que la tradition jugulait et maîtrisait! Retour de l'ombre maternelle!

En fait, Attila semble n'avoir jamais fini d'être recherché par sa mère voulant l'emmener avec elle, à travers chaque expérience désastreuse! Et enfin, il retourne à elle. Et Mamadou enterre son fils! De manière invisible, Maïmouna est le personnage principal de ce roman! C'est ça, la chose qui est sur la tête de son fils et qui le rend précieux! Et qui vient résonner avec l'attachement incroyable de Mamadou pour sa mère, à laquelle il laisse un pouvoir si énorme! Très âgée, elle jouit de la grande maison de son fils Mamadou, et lui, avec sa famille, doit habiter à l'étroit! En fait, c'est à sa mère Maïmouna que Mamadou a voué son fils qui, au rythme de ses errements et de ses rencontres, n'en finit pas de s'approcher d'elle. Ce n'est donc pas si simple de comprendre les mutations de l'Afrique!

Alice Granger Guitard

27 septembre 2004

 

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