par Alice Granger
Editions Gallimard, 1952
Louis-Ferdinand Céline a écrit cette pièce de théâtre en 1926, mais elle a été publiée en 1933, un an après "Voyage au bout de la nuit".
L'antisémitisme de Céline s'y manifeste déjà. Dans le troisième acte, qui se passe à Genève, à la Société des Nations, il met en scène M. Yudenzweck, qui y occupe le poste de Directeur des Compromis, Juif de quarante-cinq ans, M.Mosaic, qui y occupe le poste de Directeur des Affaires Transitoires, Juif de quarante-cinq ans, M.Moise, qui y occupe le poste de Directeur du service des Indiscrétions, Juif de quarante-cinq ans. Le Président, un gros Hollandais de quarante ans, ne pense qu'aux horaires de son train, qui ont changé ce qui le dérange, les problèmes internationaux ne l'intéressent pas, ni vraiment d'ailleurs les trois directeurs.
M. Yudenzweck évoque les Jésuites, qui ont disparus parce qu'ils n'avaient pas assez d'argent. Il est question du Dr Bardamu, qui est allé en mission en Afrique (premier acte) en tant que médecin mais ce qu'il en dit n'a aucune importance, c'est quelqu'un qui est ridicule et qui ne dit rien, dit de lui M.Yudenzweck, parce qu'à Genève on n'a pas besoin d'être allé même une seule fois en Afrique pour savoir sauvegarder un équilibre planétaire, seul y est allé vraiment, en vrai observateur, le Dr Bardamu, qui a tout pris comme une éponge, et heureusement pour la Société des Nations ce dont il a eu bien fait de s'imbiber, c'est ce qu'il ne faut pas dire, ce qu'il faut occulter, alors le Dr Bardamu n'aura pas d'autre mission, il ira en banlieue parisienne soigner les pauvres, et rester un anarchiste qu'une très belle danseuse style américain avec des muscles harmonieux aidera à vivre (celle-là ou une autre, en tout cas il lui fallait une danseuse), à affirmer son droit au malheur. Le verdict était tombé de la bouche de M.Yudenzweck: le Dr Bardamu est un garçon sans importance collective, c'est juste un individu! Du point de vue collectif, un individu n'est rien, on pourrait dire c'est une race qui ne pèse rien, ni les épidémies et les petites guerres qui peuvent, en Afrique ou ailleurs, les décimer. Le racisme biologique de Céline ne serait-il pas la révolte vaincue d'avance d'un individu sans aucune importance collective, balayé d'un rire par la vague collective, mais ce vaincu gardant son droit au malheur, et élevant une barrière de papier et de paroles racistes et antisémites contre cette vague impitoyable?
Le deuxième acte se passe à New York, dans un théâtre. Le Dr Bardamu est en mission aux Etats-Unis, après l'Afrique, également mandaté par la Société des Nations. Il doit annoncer à sa femme la mort d'un collègue médecin en Afrique, tué par l'épidémie dont il ne faut finalement pas parler. Le Dr Bardamu n'annonce jamais directement cette mort à l'intéressée, mais il est question de l'assurance vie qu'elle va toucher, qui est une manière beaucoup moins traumatisante d'annoncer une mort En vérité, ce qui est important pour le Dr Bardamu en Amérique, il semble que c'est la découverte de la danseuse, du prototype de la danseuse, un prototype américain, une femme très belle, le Dr Bardamu n'aime que les femmes belles et non molles, et cette danseuse dont il exporte le modèle américain, ne sera-t-elle pas son soin palliatif, sa façon de survivre par l'excitation, elle lui apporte un condensé de vie toute neuve? Le Dr Bardamu est un bon médecin, il sait parfaitement soigner sa maladie mortelle d'individu sans aucune importance collective, comme le sont les pauvres individus de la banlieue parisienne qu'il va soigner aussi, dont le prototype est Pistil, un homme cirrhotique qui a suivi le docteur depuis l'Afrique et qui sera mourant à la fin de la pièce? Lui, le Dr Bardamu, il est encore riche, malgré tout, s'il peut encore avoir sur ses genoux un beau derrière bien roulé de danseuse. Car, dit-il, pouvoir vraiment toucher, un beau derrière ou toutes les choses, c'est réservé aux riches, ensuite aux moins pauvres reste l'odeur, quant aux vraiment pauvres, il n'y a plus que la vue, et donc que se multiplient les images, pour mieux les circonvenir, n'est-ce pas, en leur faisant attraper la maladie par la vue, cette maladie que le Dr Bardamu n'a pas attrapée?
Pourquoi ce titre, alors? Pistil dit dans le cinquième acte que s'il avait eu du pognon, il aurait fait des voyages, qui sont une pure distraction, et là-bas, on voit des églises. Et le bonhomme qui voyage, ce n'est pas le même que celui du départ, ce n'est plus lui. Céline, n'y aurait-il pas trouvé une danseuse? Mais, dit-il plus loin, après avoir dit que si on disait tout ce qu'on pense, alors là , il dit que la vie, c'est un bagne, il ne faut pas essayer d'habiller les murs en églises! La danseuse de Céline, il sait bien qu'elle ne l'aime pas, qu'elle fait ce qu'elle doit faire pleinement, que ça suffit, la beauté on sait que ça meurt, et comme ça on sait que ça existe, mais cette beauté-là, elle n'habille pas les murs en église! Janine, une fille boiteuse que le Dr Bardamu soigne, tente finalement de tirer sur le Dr Bardamu, elle qui représente la vérité pas belle à dire, après que ce docteur a dit qu'une étrangère belle, et riche, les très belles, les très étrangères, les très riches, elles sont beaucoup plus intelligentes que les autres car elles en savent plus long que les autres, si elles savent regarder! Seule la danseuse peut être le soin palliatif de Bardamu, pas la pauvre boiteuse, non, vous ne pouvez pas m'aider, dit-il! Elle ne peut pas l'aider à comprendre! Elle ne peut servir qu'à se soigner, et c'est déjà beaucoup! C'est déjà des vacances, dit-il, qu'avoir une maladie à soigner, ça occupe toute une vie, quelque chose à faire! Quant au Dr Bardamu, c'est l'Amérique qui vient lui rendre visite!
Alice Granger Guitard
3 février 2004