par Alice Granger
Editions Fayard.
Le dragon, la bête monstrueuse, infâme, n'est pas seulement, dans le roman de Madeleine Chapsal, la folle tempête qui ravagea une partie de la France fin décembre 99, et en particulier la Charente, où se passe l'histoire.
C'est aussi la force décuplée de la pulsion de mort qui prépare une autre vie en commençant par détruire l'ancienne, insatisfaisante de tous points de vue.
Les arbres déracinés, les maisons et jardins dévastés, les raz-de-marée, l'électricité et le téléphone coupés, tout cela est une métaphore du malaise de vivre d'une femme qui a apparemment tout pour être heureuse, au moment où elle est prête à voir les dégâts causés par sa façon parisienne de vivre très superficielle, et justement très enracinée au sens où rien n'en menace vraiment le confort, l'uniformité. Comme si femme libre elle représentait l'éternité idyllique, et qu'elle ne le supportait plus. Comme si être femme de cette façon-là s'avérait absurde.
La question qui habite ce roman est: comment une histoire d'amour entre un homme et une femme peut-elle véritablement s'enraciner dans la durée, alors même qu'il est beaucoup question de divorces et de nombreuses aventures sexuelles sans lendemain dans ce texte ?
Qu'est-ce qui empêche l'enracinement de l'arbre de vie? Par exemple, le fait que Melissa, l'héroïne du roman, ressemble, par sa manière de vivre, à un homme, même si elle est très féminine et très remarquée des hommes, même si elle ne fait plus que laisser les hommes venir à elle, pour des aventures qu'elle accepte comme elles viennent. Mine de rien, ce roman est un travail sur les femmes d'aujourd'hui, qui, par leur liberté sexuelle et leur indépendance financière, vivent comme des hommes, vivent en particulier le sexe comme eux. Alors, les arbres enracinés dans une terre trop détrempée ne résistent plus aux forts coups de vent. De même les arbres qui, comme les profits rapides, la course à l'argent, poussent très vite et ont très peu de racines.
Pour que l'arbre de vie s'enracine véritablement, il faut donc se déraciner des conforts de tous genres, celui de l'argent, des pouvoirs, du souvenir aussi. Par exemple, Antonia, vieille tante de province de Melissa, chérissant le grand cèdre bleu de son jardin, qui gardait de son ombre protectrice la maison, et qui semblait être une métaphore du mari défunt. La tempête ayant abattu ce magnifique cèdre, Antonia s'aperçoit que son ombre était très néfaste pour la maison, il la privait de lumière, de soleil, il engendrait de l'humidité, des moisissures. Après la tempête, Antonia retrouve l'amour et une nouvelle vie avec un homme du village que le souvenir, beau comme le cèdre bleu et la flottaison foetale, avait jusque-là occulté.
Le vent furieux de la tempête du siècle finissant a déraciné tout ce qui était mal enraciné. A inscrit, écrit, le déracinement d'où tout commence.
Les racines ne peuvent pousser qu'à partir de la perte, qu'à partir du cataclysme, celui de la naissance. La terrible tempête est aussi une métaphore du cataclysme de la naissance, de la séparation. Aucune femme, si idéale soit-elle dans sa liberté et sa séduction, la facilité avec laquelle elle laisse aller et venir sur ses terres, ne peut occulter cette séparation, la dénier, n'être qu'une matrice , pour une vie où tout baigne comme chez les riches de la capitale.
Au contraire, à partir du déracinement originaire non dénié, poussent des racines qui s'aventurent vers les retrouvailles. Cette province ravagée où Melissa retourne pour sa nouvelle vie, est le lieu des retrouvailles où il reste à faire un travail de construction, là un travail de la terre qu'il s'agit aussi d'entendre d'une manière symbolique.
Rien à voir avec sa vie de confort parisien, où tout est déjà programmé pour le restant des jours, les plaisirs sexuels , l'uniformité vestimentaire des femmes riches et ayant du goût, les loisirs. Dans cette province originaire ravagée par la tempête pulsionnelle, le printemps s'annonce déjà, avec cette femme, Mélissa, qui a cessé de ressembler à un homme en paraissant pour toujours être une femme réussie, qui s'est opposée à ce que son amant, futur mari, vende et donc abandonne la propriété qu'il a achetée dans la région, sous prétexte qu'il ne saurait pas la travailler.
Cette propriété magnifique mais dévastée est la métaphore de la terre des retrouvailles, qui ne s'aborde pas comme une vie parisienne, c'est une terre que travaille la pulsion sexuelle comme pulsion de retrouvailles. Là où le déracinement originaire profite chaque jour, chaque saison, à l'enracinement dans le futur, dans ses serres, ses semailles, ses arbres fruitiers. Là où la femme réussie, la femme moderne avec sa liberté et son indépendance la faisant être comme un homme, ne peut plus représenter la dénégation de la séparation originaire, la tempête qui préside à la naissance. L'histoire de Mélissa et de Serge commence au contraire avec la tempête, Serge ne sera pas homme à vouloir une femme réussie qui donnerait pour leur vie commune le la d'une régression matricielle, se laissant flotter au gré des conforts entendus, des loisirs à la mode.
C'est le meilleur d'elle-même, et non pas en ressemblant à un homme, qu'elle donne à son amour, en ne sacrifiant pas ses racines, en reconnaissant quel déracinement originaire préside à son enracinement solide. Pour la vie et non pas pour un divorce.
Alice Granger