par Alice Granger
Editions Hachette, Le livre de poche.
?C'est parce que Sido, la mère de Colette, est un personnage d'exception, exemplaire, paradigmatique, apparaissant à l'aube de sa vie comme vraiment "quelqu'un", que Colette écrivain nous en présente une biographie, un récit, dont tout le relief vient du fait qu'elle, dans son enfance, a vraiment été là pour recevoir cette biographie, s'en nourrir, en prendre de la graine, être de cette manière-là sous influence, au point de se l'incorporer. Ecrire que rien n'échappait à Sido, c'est surtout écrire que son exceptionnalité paradigmatique ne pouvait que susciter l'imitation, le "regarde!" que la mère disait à sa fille s'entendant d'abord comme un "regarde-moi! , regarde comment moi une femme je réussis à me libérer!, regarde ma liberté!".
Colette, rendant compte de la biographie de Sido qu'elle a reçue en tant qu'enfant de cette mère, qu'elle a bue par les yeux, dans une oralité spéciale, différente, écoute non seulement sa mère, l'écoute comme une nourriture qu'elle incarne de toute sa personne regardée, mais écoute aussi une femme.
C'est cela qui est très spécial, très différent, dans cette relation entre une fille et sa mère, que Colette nous raconte dans "Sido", et qui, ensuite, se ressent dans chaque texte de "Les Vrilles de la vigne". Si une mère, c'est quelqu'un qui nourrit son enfant, la première nourriture, la mère de Colette, Sido, a nourri sa fille surtout en s'incarnant devant ses yeux, en venant en quelque sorte la susciter, "regarde!", l'envahissant visuellement comme pour que cela se conclue par une sorte d'acte d'imitation, d'incorporation symbolique. Et c'est vrai que, par exemple pour l'amour de la province, de la campagne, des fleurs, des animaux, du pays natal retiré, Colette est "comme" sa mère Sido.
Or, Sido, nous dit Colette, c'est son père, le Capitaine, qui est le seul à la nommer ainsi. Sido la femme qu'il aima d'un amour toujours aussi fort toute leur vie commune. Colette écrit que les quatre enfants, deux d'un premier mariage de Sido et deux de leur mariage, dérangèrent le Capitaine dans son désir d'un tête-à-tête éternel avec sa femme.
Sido, appelée ainsi par sa fille pas par hasard, est donc pour Colette qui est son dernier enfant, et peut-être pour chacun de ses enfants, une femme-mère. Sido, dans la biographie que nous offre Colette, est une femme toujours en train de s'échapper, libre, rose, si énigmatiquement vivante, mettant en contraste son visage de jardin, ou même son visage de Paris lorsqu'elle s'y échappe, son visage d'ailleurs (un ailleurs qu'elle fait regarder à sa fille, un ailleurs qui se fait jardin, oiseau, chat, chien), et son visage qu'on pourrait dire domestique. Femme-mère, femme en train de se faire regarder dans son acte d'évasion corporelle, son acte de libération, femme-fleur, femme-géranium rouge, femme-fleur de digitale, femme-pivoine, mais aussi femme-chat, cette femme-liberté dont le Capitaine est à jamais amoureux.
Sido, la femme-mère de Colette, suscite le regard de sa fille, elle n'est donc pas en symbiose corporelle avec elle, parce qu'il y a déjà deux personnes qui les séparent, et même trois. Sido est la mère d'Achille, ce frère "aîné sans rivaux" de Colette, né d'un premier mariage. Achille, Sido l'aime d'un amour total, sans partage, au point de détester sa belle-fille, et au point que ce fils, plus tard, mourra quinze mois après sa mère. Un premier garçon sépare à jamais la fille, Colette (Gabrielle, en fait, Colette étant le nom du père, le nom de la séparation, de l'amputation), de sa mère. D'emblée, elles sont séparées par ce fils. Puis par un autre fils, Léo, qui restera toujours un enfant attaché à son sol natal, qui sera toujours en train d'échapper à tout.
Sido est aussi la femme adorée du Capitaine, même si la pudeur voile un peu aux enfants cet amour. Le Capitaine ampute sa fille Gabrielle (Colette) de sa mère, il coupe le cordon ombilical. Amputée de cette manière originaire par cet amour invariable qui unit ses parents dans un ailleurs interdit aux enfants, Gabrielle est vraiment Colette, puisque, comme son père le Capitaine elle est amputée. Importance du nom du père dans la vie de Colette! Colette écrira sur les pages blanches de l'uvre du Capitaine!
Sido est la jambe perdue du Capitaine! A jamais fascinée par elle, il la regarde comme la liberté qu'il a perdue, comme la danse que le beau saint-cyrien danseur ne pourra plus danser. C'est sûr qu'en se mariant avec Sido, qui a ce tempérament si libre, qui a l'art de se débrouiller pour se libérer, pour s'échapper, le Capitaine Colette n'en finit plus de courir après sa jambe amputée. D'une voix de baryton, le Capitaine chante son évasion hors de l'affreux handicap en se déléguant dans l'incroyable capacité de s'échapper qu'incarne à ses yeux Sido. Comme le rossignol il chante, fait entendre une plainte, un son perdu, une paradoxale gaîté, et à fille Colette comme lui amputée il dit, "écoute!", "écoute ta voix!", "éprends-toi de ta voix", la voix de la liberté, sois Colette éprise de music-hall!
Dans tous ces textes, dans le sillage de "Sido" qui a ouvert la voie de la liberté, qui est paradigmatique, il s'agit de personnages en quête d'échappement, chacun d'eux étant un rossignol qui se libère des vrilles de la vigne qui, au printemps, poussent si drues qu'elles emprisonnent l'oiseau endormi. Pour ne plus se faire prendre pendant son bienheureux sommeil par les vrilles de la vigne du printemps, le rossignol chante chaque nuit.
C'est d'abord Sido qui réussit à se défaire de ce qui l'emprisonne d'une manière si envahissante comme le printemps foisonnant. La maternité avec Achille, "l'aîné sans rivaux", ce sont les vrilles de la vigne printanière particulièrement emprisonnantes de folle jouissance. Puis aussi l'amour si fort du Capitaine qui la porte aux nues. Sido, prise dans les vrilles de certitude de la maternité et de l'amour, prise par le fils et le père, est un rossignol qui réussit à se libérer de ce qui le ligote. Elle s'échappe en chantant le jardin, la campagne, les fleurs, la chatte, la jument, le don d'observation, l'esprit critique, la curiosité qui s'étend à tout ce qui s'offre à son regard, enfants y compris. Elle peut s'échapper parce que, paradoxalement, elle est sûre de ce qui la ligote. Elle n'a pas d'inquiétude à propos de ces certitudes. Pour sa fille Colette, ce ne sera pas la même certitude. Plus inquiète, et plus jalouse, Colette! Colette semble avoir hérité aussi de la tristesse secrète de son amputé de père. Willy, l'inconstant mari, ne sera-t-il pas comme un père retrouvant sa jambe, donc pouvant rejoindre sa vie libre d'avant?
Le Capitaine chante, tel le rossignol, pour échapper aux vrilles de l'amour-amputation, mais ne peut vraiment oublier la tristesse de son exil. Sans doute rêve-t-il encore de sa vie de beau saint-cyrien danseur si brillant, sans doute rêve-t-il de sa vie sans Sido?
C'est Colette, surtout, qui est ce rossignol qui s'endormit au printemps et se fit prendre, ligoter, par les vrilles de la vigne. Façon de raconter son mariage avec Willy, le plaisir sexuel, la perte de liberté allant peut-être de pair avec une inquiétante constatation d'usure au sein du mariage, usure qui fait s'éloigner le mari inconstant, qui fait s'insinuer le soupçon qu'une femme est toujours inférieure au désir qu'a d'elle un homme. Après leur séparation, l'inférieure Colette sera au banc de leur société.
C'est pour cela qu'il y a souvent, dans les textes qui composent "Les Vrilles de la vigne", des femmes, bien maquillées par exemple, que l'amant quitte, une femme que l'amant voudrait voir toujours belle comme elle apparaît le jour mais qui sort chaque soir laide de sa salle de bains, une femme laide mais devient si belle aux yeux d'un homme lorsqu'elle se met à chanter.
Il y a donc cette inquiétude chez Colette. Inquiétude de femme. Comment ne pas se ternir aux yeux d'un homme ? Sido, elle, réussissait toujours, pour le Capitaine mais aussi pour ses enfants, à opposer son visage resplendissant de jardin à son visage domestique. Willy, il a laissé sa femme Colette!
Colette, alors, n'a-t-elle pas un besoin urgent de se ressourcer? Après, elle va vers d'autres amours, sans doute pour faire réapparaître le visage de jardin. Mais surtout, elle va vers des femmes. Par exemple Missy, qui en quelque sorte rappelle Sido. Le pays natal. Revenir à autrefois, aux sentiers connus, aux fleurs, à la chatte.
Pourtant, les femmes vers lesquelles elle va se ressourcer, qui vont lui permettre d'entendre à nouveau la leçon de Sido pour qu'une femme s'échappe hors de son visage terni, sont différentes de Sido. Telle Missy, qui aime la mer alors que Colette la déteste, elle qui n'aime que la campagne et ses jardins. D'abord, pour mieux imposer sa référence à elle, sa référence originaire, intime, unique, elle commence par ne pas reconnaître Sido en Missy, elle commence par dire qu'elle déteste la mer. Puis, seulement ensuite, elle peut revenir vers Missy, entendre son "regarde!" différent, parce qu'un jeu rythmique peut s'instaurer, dans un climat natal, entre leurs deux références intimes, l'enfance de l'une se mesurant à l'enfance de l'autre, en cet endroit retiré où deux femmes se retrouvent dans le sillon central d'un lit étrangement chaste.
Une femme, Colette, nous confie dans ces textes magnifiques, comment elle commence à résister au processus de dégradation que les femmes, si elles ne trouvent pas en elles-mêmes de rajeunissantes ressources, constatent dans le regard des hommes sur elles. Très curieusement, toute une partie de sa vie s'ampute des hommes. N'écoutait-elle pas ainsi secrètement la vie amputée de son père, dans une grande curiosité?
Alice Granger-Guitard
11 août 2002